REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1868

Allan Kardec

Vous êtes ici: REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1868 > Juillet


Juillet

La science de la concordance des nombres et la fatalité

On nous a plusieurs fois demandé ce que nous pensons de la concordance des nombres, et si nous croyons à la valeur de cette science. Notre réponse est bien simple : jusqu'à ce moment nous n'en pensons rien, parce que nous ne nous en sommes jamais occupés. Nous avons bien vu quelques faits de concordances singulières entre les dates de certains événements, mais en trop petit nombre pour en tirer une conclusion même approximative. A vrai dire, nous ne voyons pas la raison d'une telle coïncidence ; mais de ce que l'on ne comprend pas une chose, ce n'est pas un motif qu'elle ne soit pas ; la nature n'a pas dit son dernier mot, et ce qui est utopie aujourd'hui, peut être vérité demain. Il se peut donc qu'il existe entre les faits une certaine corrélation que nous ne soupçonnons pas, et qui pourrait se traduire par des nombres. Dans tous les cas, on ne saurait donner le nom de science à un calcul aussi hypothétique que celui des rapports numériques, en ce qui concerne la succession des évènements. Une science est un ensemble de faits assez nombreux pour en déduire des règles, et susceptibles d'une démonstration ; or, dans l'état de nos connaissances, il serait de toute impossibilité de donner des faits de ce genre une théorie quelconque, ni aucune explication satisfaisante. Ce n'est donc pas, ou, si l'on veut, ce n'est pas encore une science, ce qui n'en implique pas la négation.

Il y a des faits sur lesquels nous avons une opinion personnelle ; dans le cas dont il s'agit, nous n'en n'avons aucune, et si nous penchions d'un côté, ce serait plutôt pour la négative, jusqu'à preuve contraire.

Nous nous fondons sur ce que la durée est relative ; elle ne peut être appréciée que d'après les termes de comparaison et les points de repère puisés dans la révolution des astres, et ces termes varient selon les mondes, car en dehors des mondes le temps n'existe pas : il n'y a pas d'unité pour mesurer l'infini. Il ne paraît donc pas qu'il puisse y avoir une loi universelle de concordance pour la date des événements, puisque la supputation de la durée varie selon les mondes, à moins qu'il n'y ait, sous ce rapport, une loi particulière pour chaque monde, affectée à son organisation, comme il y en a une pour la durée de la vie de ses habitants.

Assurément, si une telle loi existe, elle sera un jour reconnue : le Spiritisme qui s'assimile toutes les vérités, quand elles sont constatées, n'aura garde de repousser celle-ci ; mais comme, jusqu'à présent, cette loi n'est attestée ni par un nombre suffisant de faits, ni par une démonstration catégorique, il a d'autant moins à s'en préoccuper qu'elle ne l'intéresse que d'une manière très indirecte. Nous ne nous dissimulons pas la gravité de cette loi, si c'en est une, mais comme la porte du Spiritisme sera toujours ouverte à toutes les idées progressives, à toutes les acquisitions de l'intelligence, il s'occupe des nécessités du moment, sans crainte d'être débordé par les conquêtes de l'avenir.

Cette question ayant été posée aux Esprits dans un groupe très sérieux de province, et par cela même généralement bien assisté, il fut répondu :

« Il y a, certainement, dans l'ensemble des phénomènes moraux, comme dans les phénomènes physiques, des rapports fondés sur les nombres. La loi de la concordance des dates n'est pas une chimère ; c'est une de celles qui vous seront révélées plus tard, et vous donneront la clef de choses qui vous semblent des anomalies ; car, croyez-le bien, la nature n'a pas de caprices ; elle marche toujours avec précision et à coup sûr. Cette loi, d'ailleurs, n'est pas telle que vous la supposez ; pour la comprendre dans sa raison d'être, son principe et son utilité, il vous faut acquérir des idées que vous ne possédez pas encore, et qui viendront avec le temps. Pour le moment, cette connaissance serait prématurée, c'est pourquoi elle ne vous est pas donnée ; il serait donc inutile d'insister. Bornez-vous à recueillir les faits ; observez sans ne rien conclure, de peur de vous fourvoyer. Dieu sait donner aux hommes la nourriture intellectuelle à mesure qu'ils sont en état de la supporter. Travaillez surtout à votre avancement moral, c'est le plus essentiel, car c'est par là que vous mériterez de posséder de nouvelles lumières. »

Nous sommes de cet avis ; nous pensons même qu'il y aurait plus d'inconvénients que d'avantages à vulgariser prématurément une croyance qui, entre les mains de l'ignorance, pourrait dégénérer en abus et en pratiques superstitieuses, faute du contrepoids d'une théorie rationnelle.

Le principe de la concordance des dates est donc tout à fait hypothétique ; mais s'il n'est encore permis de ne rien affirmer à cet égard, l'expérience démontre que, dans la nature, beaucoup de choses sont subordonnées à des lois numériques, susceptibles du calcul le plus rigoureux ; ce fait, d'une grande importance, pourra peut-être un jour jeter la lumière sur la première question. C'est ainsi, par exemple, que les chances du hasard sont soumises, dans leur ensemble, à une périodicité d'une étonnante précision ; la plupart des combinaisons chimiques, pour la formation des corps composés, ont lieu en proportions définies, c'est-à-dire qu'il faut un nombre déterminé de molécules de chacun des corps élémentaires, et qu'une molécule de plus ou de moins change complètement la nature du corps composé (voir la Genèse, ch. X, nos 7 et suivants) ; la cristallisation s'opère sous des angles d'une ouverture constante ; en astronomie, les mouvements et les forces suivent des progressions d'une rigueur mathématique, et la mécanique céleste est aussi exacte que la mécanique terrestre ; il en est de même pour la réflexion des rayons lumineux, caloriques et sonores ; c'est sur des calculs positifs que sont établies les chances de vie et de mortalité dans les assurances.

Il est donc certain que les nombres sont dans la nature et que des lois numériques régissent la plupart des phénomènes de l'ordre physique. En est-il de même des phénomènes d'ordre moral et métaphysique ? C'est ce qu'il serait présomptueux d'affirmer sans des données plus certaines que celles que l'on possède. Cette question, du reste, en soulève d'autres qui ont leur gravité, et sur lesquelles nous croyons utile de présenter quelques observations à un point de vue général.

Dès l'instant qu'une loi numérique régit les naissances et la mortalité des individus, ne pourrait-il en être de même, mais alors sur une plus vaste échelle, pour les individualités collectives, telles que les races, les peuples, les villes, etc. ? Les phases de leur marche ascendante, de leur décadence et de leur fin, les révolutions qui marquent les étapes du progrès de l'humanité, ne seraient-elles pas assujetties à une certaine périodicité ? Quant aux unités numériques pour la supputation des périodes humanitaires, si ce ne sont ni les jours, ni les années, ni les siècles, elles pourraient avoir pour base les générations, ainsi que quelques faits tendraient à le faire supposer.

Ce n'est point là un système ; c'est encore moins une théorie, mais une simple hypothèse, une idée fondée sur une probabilité, et qui pourra peut-être un jour servir de point de départ à des idées plus positives.

Mais, dira-t-on, si les événements qui décident du sort de l'humanité, d'une nation, d'une tribu, ont des échéances réglées par une loi numérique, c'est la consécration de la fatalité, et alors que devient le libre arbitre de l'homme ? Le Spiritisme serait donc dans l'erreur quand il dit que rien n'est fatal, et que l'homme est le maître absolu de ses actions et de son sort ?

Pour répondre à cette objection, il nous faut prendre la question de plus haut. Disons d'abord que le Spiritisme n'a jamais nié la fatalité de certaines choses, et qu'il l'a au contraire toujours reconnue ; mais il dit que cette fatalité n'entrave pas le libre arbitre ; c'est ce qu'il est facile de démontrer.

Toutes les lois qui régissent l'ensemble des phénomènes de la nature ont des conséquences nécessairement fatales, c'est-à-dire inévitables, et cette fatalité est indispensable au maintien de l'harmonie universelle. L'homme, qui subit ces conséquences, est donc, à certains égards, soumis à la fatalité en tout ce qui ne dépend pas de son initiative ; ainsi, par exemple, il doit fatalement mourir : c'est la loi commune à laquelle il ne peut se soustraire, et, en vertu de cette loi, il peut mourir à tout âge, lorsque son heure est venue ; mais s'il hâte volontairement sa mort par le suicide ou par ses excès, il agit en vertu de son libre arbitre, parce nul ne peut le contraindre à le faire. Il doit manger pour vivre : c'est de la fatalité ; mais s'il mange au-delà du besoin, il fait acte de liberté.

Le prisonnier, dans sa cellule, est libre de se mouvoir à son gré dans l'espace qui lui est concédé ; mais les murs qu'il ne peut franchir sont pour lui la fatalité qui restreint sa liberté. La discipline est pour le soldat une fatalité, parce qu'elle l'oblige à des actes indépendants de sa volonté, mais il n'en est pas moins libre de ses actions personnelles dont il est responsable. Ainsi en est-il de l'homme dans la nature ; la nature a ses lois fatales qui lui opposent une barrière, mais en deçà de laquelle il peut se mouvoir à son gré.

Pourquoi Dieu n'a-t-il pas donné à l'homme une liberté entière ? Parce que Dieu est comme un père prévoyant qui limite la liberté de ses enfants au degré de leur raison et de l'usage qu'ils en peuvent faire. Si les hommes se servent déjà si mal de celle qui leur est donnée, qu'ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes, que serait-ce si les lois de la nature étaient à leur discrétion, et si elles ne leur opposaient un frein salutaire !

L'homme peut donc être libre dans ses actions malgré la fatalité qui préside à l'ensemble ; il est libre dans une certaine mesure, dans la limite nécessaire pour lui laisser la responsabilité de ses actes ; si, en vertu de cette liberté, il trouble l'harmonie par le mal qu'il fait, s'il pose un point d'arrêt à la marche providentielle des choses, il est le premier à en souffrir, et comme les lois de la nature sont plus fortes que lui, il finit par être entraîné dans le courant ; il sent alors la nécessité de rentrer dans le bien, et tout reprend son équilibre ; de sorte que le retour au bien est encore un acte libre quoique provoqué, mais non imposé, par la fatalité.

L'impulsion donnée par les lois de la nature, ainsi que les limites qu'elles posent, sont toujours bonnes, parce que la nature est l'œuvre de la sagesse divine ; la résistance à ces lois est un acte de liberté, et cette résistance entraîne toujours le mal ; l'homme étant libre d'observer ou d'enfreindre ces lois, en ce qui touche sa personne, est donc libre de faire le bien ou le mal ; s'il pouvait être fatalement porté à faire le mal, cette fatalité ne pouvant venir que d'une puissance supérieure à lui, Dieu serait le premier à enfreindre ses lois.

Quel est celui à qui il n'est pas maintes fois arrivé de dire : « Si je n'avais pas agi comme je l'ai fait en telle circonstance, je ne serais pas dans la position où je suis ; si c'était à recommencer, j'agirais autrement ? » N'est-ce pas reconnaître qu'il était libre de faire ou de ne pas faire ? qu'il serait libre de mieux faire une autre fois si l'occasion s'en représentait ? Or, Dieu qui est plus sage que lui, prévoyant les erreurs dans lesquelles il pourrait tomber, le mauvais usage qu'il pourrait faire de sa liberté, lui donne indéfiniment la possibilité de recommencer par la succession de ses existences corporelles, et il recommencera jusqu'à ce que, instruit par l'expérience, il ne se trompe plus de chemin.

L'homme peut donc hâter ou retarder, selon sa volonté, le terme de ses épreuves, et c'est en cela que consiste la liberté. Remercions Dieu de ne pas nous avoir fermé à tout jamais la route du bonheur, en décidant de notre sort définitif après une existence éphémère, notoirement insuffisante pour atteindre au sommet de l'échelle du progrès, et de nous avoir donné, par la fatalité même de la réincarnation, les moyens d'acquérir sans cesse, en renouvelant les épreuves dans lesquelles nous avons échoué.

La fatalité est absolue pour les lois qui régissent la matière, parce que la matière est aveugle ; elle n'existe pas pour l'Esprit qui lui-même est appelé à réagir sur la matière en vertu de sa liberté. Si les doctrines matérialistes étaient vraies, elles seraient la consécration la plus formelle de la fatalité ; car, si l'homme n'est que matière, il ne peut avoir d'initiative ; or, si vous lui concédez l'initiative en quoi que ce soit, c'est qu'il est libre, et s'il est libre, c'est qu'il y a en lui autre chose que la matière. Le matérialisme étant la négation du principe spirituel, est, par cela même, la négation de la liberté ; et, contradiction bizarre ! les matérialistes, ceux mêmes qui proclament le dogme de la fatalité, sont les premiers à se prévaloir, à se faire un titre de leur liberté ; à la revendiquer comme un droit dans sa plénitude la plus absolue, auprès de ceux qui la compriment, et cela sans se douter que c'est réclamer le privilège de l'Esprit et non de la matière.

Ici se présente une autre question. La fatalité et la liberté sont deux principes qui semblent s'exclure ; la liberté de l'action individuelle est-elle compatible avec la fatalité des lois qui régissent l'ensemble, et cette action ne vient-elle pas en troubler l'harmonie ? Quelques exemples pris dans les phénomènes les plus vulgaires de l'ordre matériel rendront la solution du problème évidente.

Nous avons dit que les chances du hasard s'équilibrent avec une régularité surprenante ; en effet, c'est un résultat bien connu au jeu de rouge et noir que, malgré l'irrégularité de leur sortie à chaque coup, les couleurs sont en nombre égal au bout d'un certain nombre de coups ; c'est-à-dire que sur cent coups, il y aura cinquante rouges et cinquante noires ; sur mille coups, cinq cents de l'une et cinq cents de l'autre, à quelques unités prés. Il en est de même des numéros pairs et impairs et de toutes les chances dites doubles. Si, au lieu de deux couleurs, il y en a trois, il y en aura un tiers de chacune ; s'il y en a quatre, un quart, etc. Souvent la même couleur sort par série de deux, trois, quatre, cinq, six coups de suites ; dans un certain nombre de coups, il y aura autant de séries de deux rouges que de deux noires, autant de trois rouges que de trois noires et ainsi de suite ; mais les coups de deux seront moitié moins nombreux que ceux de un ; ceux de trois, le tiers de ceux de un ; ceux de quatre, le quart, etc.

Aux dés, le dé ayant six faces, si on le jette soixante fois, on amènera dix fois un point, dix fois deux points, dix fois trois points et ainsi des autres.

Dans l'ancienne loterie de France, il y avait quatre-vingt-dix numéros placés dans une roue ; on en tirait cinq chaque fois ; les relevés de plusieurs années ont constaté que chaque numéro était sorti dans la proportion de un quatre-vingt-dixième et chaque dizaine dans la proportion d'un neuvième.

La proportion est d'autant plus exacte que le nombre de coups est plus considérable ; sur dix ou vingt coups, par exemple, elle peut être très inégale, mais l'équilibre s'établit à mesure que le nombre des coups augmente, et cela avec une régularité mathématique. Ceci étant un fait constant, il est bien évident qu'une loi numérique préside à cette répartition, lorsqu'elle est abandonnée à elle-même, et que rien ne vient la forcer ou l'entraver. Ce qu'on appelle le hasard est donc soumis à une loi mathématique, ou, pour mieux dire, il n'y a pas de hasard. L'irrégularité capricieuse qui se manifeste à chaque coup, ou dans un petit nombre de coups, n'empêche pas la loi de suivre son cours, d'où l'on peut dire qu'il y a dans cette répartition une véritable fatalité ; mais cette fatalité qui préside à l'ensemble, est nulle, ou du moins inappréciable, pour chaque coup isolé.

Nous nous sommes un peu étendu sur l'exemple des jeux, parce que c'est un des plus frappants et des plus faciles à vérifier, par la possibilité de multiplier les faits à volonté dans un court espace de temps ; et comme la loi ressort de l'ensemble des faits, c'est cette multiplicité qui a permis de la reconnaître, sans cela il est probable qu'on l'ignorerait encore.

La même loi a pu être observée avec précision sur les chances de la mortalité ; la mort qui semble frapper indistinctement et en aveugle, n'en suit pas moins, dans son ensemble, une marche régulière et constante selon l'âge. On sait pertinemment que sur mille individus de tous âges, dans un an il en mourra tant de un à dix ans, tant de dix à vingt ans, tant de vingt à trente ans et ainsi de suite ; ou bien qu'après une période de dix ans, le nombre des survivants sera de tant de un à dix ans, de tant de dix à vingt ans, etc. Des causes accidentelles de mortalité peuvent momentanément troubler cet ordre, comme au jeu la sortie d'une longue série de la même couleur rompt l'équilibre ; mais si, au lieu d'une période de dix ans et d'un nombre de mille individus, on étend l'observation sur cinquante ans et cent mille individus, on trouvera l'équilibre rétabli.

D'après cela il est permis de supposer que toutes les éventualités qui semblent être l'effet du hasard, dans la vie individuelle, comme dans celle des peuples et de l'humanité, sont régies par des lois numériques, et que ce qui manque pour les reconnaître, c'est de pouvoir embrasser d'un coup d'œil une masse assez considérable de faits, et un espace de temps suffisant.

Par la même raison il n'y aurait rien d'absolument impossible à ce que l'ensemble des faits d'ordre moral et métaphysique fût également subordonné à une loi numérique dont les éléments et les bases nous sont, jusqu'ici, totalement inconnus. Dans tous les cas, on voit, par ce qui précède, que cette loi, ou si l'on veut cette fatalité de l'ensemble, n'annulerait en aucune façon le libre arbitre ; c'est ce que nous nous étions proposé de démontrer. Le libre arbitre ne s'exerçant que sur les points isolés de détail, n'entraverait pas plus l'accomplissement de la loi générale, que l'irrégularité de la sortie de chaque numéro n'entrave la répartition proportionnelle de ces mêmes numéros sur un certain nombre de sorties. L'homme exerce son libre arbitre dans la petite sphère de son action individuelle ; cette petite sphère peut être dans la confusion, sans que cela l'empêche de graviter dans l'ensemble selon la loi commune, de même que les petits remous causés dans les eaux d'un fleuve par les poissons qui s'agitent, n'empêchent pas la masse des eaux de suivre le cours forcé que leur imprime la loi de gravitation.

L'homme ayant son libre arbitre, la fatalité n'est pour rien dans ses actions individuelles ; quant aux événements de la vie privée qui semblent parfois l'atteindre fatalement, ils ont deux sources bien distinctes : les uns sont la conséquence directe de sa conduite dans l'existence présente ; bien des gens sont malheureux, malades, infirmes par leur faute ; bien des accidents sont le résultat de l'imprévoyance ; il ne peut donc s'en prendre qu'à lui-même et non à la fatalité, ou, comme on dit, à sa mauvaise étoile. Les autres sont tout à fait indépendants de la vie présente, et semblent, par cela même, empreints d'une certaine fatalité ; mais encore ici le Spiritisme nous démontre que cette fatalité n'est qu'apparente, et que certaines positions pénibles de la vie ont leur raison d'être dans la pluralité des existences. L'Esprit les a volontairement choisies dans l'erraticité avant son incarnation, comme épreuves pour son avancement ; elles sont donc le produit du libre arbitre et non de la fatalité. Si quelquefois elles sont imposées, comme expiation, par une volonté supérieure, c'est encore par suite des mauvaises actions volontairement commises par l'homme dans une précédente existence, et non comme conséquence d'une loi fatale, puisqu'il aurait pu les éviter, en agissant autrement.

La fatalité est le frein imposé à l'homme, par une volonté supérieure à lui, et plus sage que lui, en tout ce qui n'est pas laissé à son initiative ; mais elle n'est jamais une entrave dans l'exercice de son libre arbitre en ce qui touche à ses actions personnelles. Elle ne peut pas plus lui imposer le mal que le bien ; excuser une action mauvaise quelconque par la fatalité, ou, comme on dit souvent, par la destinée, serait abdiquer le jugement que Dieu lui a donné pour peser le pour et le contre, l'opportunité ou l'inopportunité, les avantages ou les inconvénients de chaque chose. Si un évènement est dans la destinée d'un homme, il s'accomplira malgré sa volonté, et il sera toujours pour son bien ; mais les circonstances de l'accomplissement dépendent de l'usage qu'il fait de son libre arbitre, et souvent il peut faire tourner à son détriment ce qui devait être un bien, s'il agit avec imprévoyance, et s'il se laisse entraîner par ses passions. Il se trompe plus encore s'il prend son désir ou les écarts de son imagination pour sa destinée. (Voir l'Evangile selon le Spiritisme, ch. V, nos 1 à 11.)

Telles sont les réflexions que nous ont suggérées les trois ou quatre petits calculs de concordance de dates qui nous ont été présentés et sur lesquels on nous a demandé notre avis ; elles étaient nécessaires pour démontrer qu'en pareille matière, de quelques faits identiques on ne pouvait conclure à une application générale. Nous en avons profité pour résoudre, par de nouveaux arguments, la grave question de la fatalité et du libre arbitre.



La génération spontanée et la Genèse

Dans notre ouvrage sur la Genèse, nous avons développé la théorie de la génération spontanée, en la présentant comme une hypothèse probable. Quelques partisans absolus de cette théorie se sont étonnés que nous ne l'ayons pas affirmée comme principe. A cela nous répondons que, si la question est résolue pour les uns, elle ne l'est pas pour tout le monde, et la preuve, c'est que la science est encore partagée à cet égard ; elle est, d'ailleurs, du domaine scientifique, où le Spiritisme ne peut puiser, mais où il ne lui appartient pas de rien résoudre d'une manière définitive, en ce qui n'est pas essentiellement de son ressort.

De ce que le Spiritisme s'assimile toutes les idées progressives, il ne s'ensuit pas qu'il se fasse le champion aveugle de toutes les conceptions nouvelles, quelque séduisantes qu'elles soient au premier aspect, au risque de recevoir plus tard un démenti de l'expérience, et de se donner le ridicule d'avoir patronné une œuvre non viable. S'il ne se prononce pas nettement sur certaines questions controversées, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, pour ménager les deux partis, mais par prudence, et pour ne pas s'avancer légèrement sur un terrain non suffisamment exploré ; c'est pourquoi il n'accepte les idées nouvelles, même celles qui lui paraissent justes, d'abord que sous bénéfice d'inventaire, et d'une manière définitive seulement alors qu'elles sont arrivées à l'état de vérités reconnues.

La question de la génération spontanée est de ce nombre. Personnellement c'est pour nous une conviction, et si nous l'eussions traitée dans un ouvrage ordinaire, nous l'aurions résolue par l'affirmative ; mais dans un ouvrage constitutif de la doctrine spirite, les opinions individuelles ne peuvent faire loi ; la doctrine n'étant point fondée sur des probabilités, nous ne pouvions trancher une question d'une telle gravité, à peine éclose, et qui est encore en litige parmi les gens spéciaux. En affirmant la chose sans restriction, c'eût été engager prématurément la doctrine, ce que nous ne faisons jamais, même pour faire prévaloir nos sympathies.

Ce qui, jusqu'ici, a donné de la force au Spiritisme, ce qui en a fait une science positive et d'avenir, c'est qu'il ne s'est jamais avancé à la légère ; qu'il ne s'est constitué sur aucun système préconçu ; qu'il n'a établi aucun principe absolu sur l'opinion personnelle, ni d'un homme, ni d'un Esprit, mais seulement après que ce principe a reçu la consécration de l'expérience, et d'une démonstration rigoureuse résolvant toutes les difficultés de la question.

Lors donc que nous formulons un principe, c'est que nous sommes assuré d'avance de l'assentiment de la majorité des hommes et des Esprits ; voilà pourquoi nous n'avons pas eu de déceptions ; telle est aussi la raison pour laquelle aucune des bases qui constituent la doctrine, depuis tantôt douze ans, n'a reçu de démenti officiel ; les principes du Livre des Esprits ont été successivement développés et complétés, mais aucun n'est tombé en désuétude, et nos derniers écrits ne sont, sur aucun point, en contradiction avec les premiers, malgré le temps écoulé et les nouvelles observations qui ont été faites.

Il n'en serait certainement pas de même si nous avions cédé aux suggestions de ceux qui nous criaient sans cesse d'aller plus vite, si nous avions épousé toutes les théories qui éclosaient de droite et de gauche. D'un autre côté, si nous avions écouté ceux qui nous disaient d'aller plus lentement, nous en serions encore à observer les tables tournantes. Nous allons de l'avant, quand nous sentons que le temps est propice, et que nous voyons que les esprits sont mûrs pour accepter une idée nouvelle ; nous nous arrêtons quand nous voyons que le terrain n'est pas assez solide pour y poser le pied. Avec notre lenteur apparente, et notre circonspection trop méticuleuse au gré de certaines gens, nous avons fait plus de chemin que si nous nous étions mis à courir, parce que nous avons évité de culbuter en route. N'ayant pas lieu de regretter la marche que nous avons suivie jusqu'à présent, nous n'en dévierons pas.

Cela dit, nous complèterons par quelques remarques ce que nous avons dit dans la Genèse, touchant la génération spontanée. La Revue étant un terrain d'étude et d'élaboration des principes, en y donnant carrément notre opinion, nous ne craignons pas d'engager la responsabilité de la doctrine, parce que la doctrine l'adoptera si elle est juste, et la rejettera si elle est fausse.

C'est un fait aujourd'hui scientifiquement démontré que la vie organique n'a pas toujours existé sur la terre, et qu'elle y a eu un commencement ; la géologie permet d'en suivre le développement graduel. Les premiers êtres du règne végétal et du règne animal qui ont paru ont donc dû se former sans procréation, et appartenir aux classes inférieures, ainsi que le constatent les observations géologiques. A mesure que les éléments dispersés se sont réunis, les premières combinaisons ont formé des corps exclusivement inorganiques, c'est-à-dire les pierres, les eaux et les minéraux de toutes sortes. Lorsque ces mêmes éléments ont été modifiés par l'action du fluide vital, - qui n'est pas le principe intelligent, - ils ont formé des corps doués de vitalité, d'une organisation constante et régulière chacun dans son espèce. Or, de même que la cristallisation de la matière brute n'a lieu que lorsque aucune cause accidentelle ne vient s'opposer à l'arrangement symétrique des molécules, les corps organisés se forment dès que les circonstances favorables de température, d'humidité, de repos ou de mouvement, et une sorte de fermentation permettent aux molécules de matière, vivifiées par le fluide vital, de se réunir. C'est ce que l'on voit dans tous les germes où la vitalité peut rester latente pendant des années et des siècles, et se manifester à un moment donné, quand les circonstances sont propices.

Les êtres non procréés forment donc le premier échelon des êtres organiques, et compteront probablement un jour dans la classification scientifique. Quant aux espèces qui se propagent par procréation, une opinion qui n'est pas nouvelle, mais qui se généralise aujourd'hui sous l'égide de la science, c'est que les premiers types de chaque espèce sont le produit d'une modification de l'espèce immédiatement inférieure. Ainsi s'est établie une chaîne non interrompue depuis la mousse et le lichen jusqu'au chêne, et depuis le zoophyte, le ver de terre et le ciron jusqu'à l'homme. Sans doute, entre le ver de terre et l'homme, si l'on ne considère que les deux points extrêmes, il y a une différence qui semble un abîme ; mais lorsqu'on rapproche tous les anneaux intermédiaires, on trouve une filiation sans solution de continuité.

Les partisans de cette théorie qui, nous le répétons, tend à prévaloir, et à laquelle nous nous rallions sans réserve, sont loin d'être tous spiritualistes, et encore moins Spirites. Ne considérant que la matière, ils font abstraction du principe spirituel ou intelligent. Cette question ne préjuge donc rien sur la filiation de ce principe de l'animalité dans l'humanité ; c'est une thèse que nous n'avons pas à traiter aujourd'hui, mais qui se débat déjà dans certaines écoles philosophiques non matérialistes. Il ne s'agit donc que de l'enveloppe charnelle, distincte de l'Esprit, comme la maison l'est de son habitant. Le corps de l'homme peut donc parfaitement être une modification de celui du singe, sans qu'il s'ensuive que son esprit soit le même que celui du singe. (Genèse, ch. XI, no15.)

La question qui se rattache à la formation de cette enveloppe n'en est pas moins très importante, d'abord parce qu'elle résout un grave problème scientifique, qu'elle détruit des préjugés depuis longtemps enracinés par l'ignorance, et ensuite parce que ceux qui l'étudient exclusivement se heurteront à des difficultés insurmontables quand ils voudront se rendre compte de tous les effets, absolument comme s'ils voulaient expliquer les effets de la télégraphie sans l'électricité ; ils ne trouveront la solution de ces difficultés, que dans l'action du principe spirituel qu'ils devront admettre en fin de compte, pour sortir de l'impasse où ils se seront engagés, sous peine de laisser leur théorie incomplète.

Laissons donc le matérialisme étudier les propriétés de la matière ; cette étude est indispensable, et ce sera autant de fait : le spiritualisme n'aura plus qu'à compléter le travail en ce qui le concerne. Acceptons ses découvertes, et ne nous inquiétons pas de ses conclusions absolues, parce que leur insuffisance, pour tout résoudre, étant démontrée, les nécessités d'une logique rigoureuse conduiront forcément à la spiritualité ; et la spiritualité générale étant elle-même impuissante à résoudre les innombrables problèmes de la vie présente et de la vie future, on en trouvera la seule clef possible dans les principes plus positifs du Spiritisme. Déjà nous voyons une foule d'hommes arriver d'eux-mêmes aux conséquences du Spiritisme, sans le connaître, les uns en commençant par la réincarnation, les autres par le périsprit. Ils font comme Pascal qui découvrit les éléments de la géométrie sans étude préalable, et sans se douter que ce qu'il croyait avoir découvert était une œuvre accomplie. Un jour viendra où des penseurs sérieux, étudiant cette doctrine avec l'attention qu'elle comporte, seront tout surpris d'y trouver ce qu'ils cherchaient, et ils proclameront tout fait un travail dont ils ne soupçonnaient pas l'existence.

C'est ainsi que tout s'enchaîne dans le monde ; de la matière brute sont sortis les êtres organiques de plus en plus perfectionnés ; du matérialisme sortiront par la force des choses, et par déduction logique, le spiritualisme général, puis le Spiritisme qui n'est autre que le spiritualisme précisé, appuyé sur les faits.

Ce qui s'est passé à l'origine du monde pour la formation des premiers êtres organiques a-t-il lieu de nos jours, par la voie de ce qu'on appelle la génération spontanée ? là est la question. Pour notre compte, nous n'hésitons pas à nous prononcer pour l'affirmative.

Les partisans et les adversaires s'opposent réciproquement des expériences qui ont donné des résultats contraires ; mais ces derniers oublient que le phénomène ne peut se produire que dans des conditions voulues de température et d'aération ; en cherchant à l'obtenir en dehors de ces conditions, ils doivent nécessairement échouer.

On sait, par exemple, que, pour l'éclosion artificielle des œufs, il faut une température régulière déterminée, et certaines précautions minutieuses spéciales. Celui qui nierait cette éclosion parce qu'il ne l'obtiendrait pas avec quelques degrés de plus ou de moins, et sans les précautions nécessaires, serait dans le même cas que celui qui n'obtient pas la génération spontanée dans un milieu impropre. Il nous semble donc que si cette génération s'est forcément produite dans les premiers âges du globe, il n'y a pas plus de raison pour qu'elle ne se produise pas à notre époque, si les conditions sont les mêmes, qu'il n'y en aurait pour qu'il ne se formât pas des calcaires, des oxydes, des acides et des sels, comme dans la première période.

Il est aujourd'hui reconnu que les barbes de la moisissure constituent une végétation qui naît sur la matière organique arrivée à un certain état de fermentation. La moisissure nous paraît être le premier, ou l'un des premiers types de la végétation spontanée, et cette végétation primitive qui se continue, revêtant des formes diverses selon les milieux et les circonstances, nous donne les lichens, les mousses, etc. Veut-on un exemple plus direct ? Qu'est-ce que les cheveux, la barbe et les poils du corps des animaux, sinon une végétation spontanée ?

La matière organique animalisée, c'est-à-dire contenant une certaine proportion d'azote, donne naissance à des vers qui ont tous les caractères d'une génération spontanée. Lorsque l'homme ou un animal quelconque est vivant, l'activité de la circulation du sang et le jeu incessant des organes entretiennent une température et un mouvement moléculaire qui empêchent les éléments constitutifs de cette génération, de se former et de se réunir. Quand l'animal est mort, l'arrêt de la circulation et du mouvement, l'abaissement de la température dans une certaine limite, amènent la fermentation putride, et, par suite, la formation de nouveaux composés chimiques. C'est alors qu'on voit tous les tissus subitement envahis par des myriades de vers qui s'en repaissent, sans doute pour en hâter la destruction. Comment seraient-ils procréés puisqu'il n'y en avait pas de traces auparavant ?

On objectera sans doute les œufs déposés par les mouches sur la chair morte ; mais ceci ne prouverait rien, puisque les œufs de mouches sont déposés à la surface, et non dans l'intérieur des tissus, et que la chair, mise à l'abri des mouches, n'en est pas moins, au bout d'un certain temps, putréfiée et remplie de vers ; souvent même on les voit envahir le corps avant la mort, lorsqu'il y a commencement partiel de décomposition putride, notamment dans les plaies gangreneuses.

Certaines espèces de vers se forment pendant la vie, même dans un état apparent de santé, surtout chez les individus lymphatiques dont le sang est pauvre et qui n'ont pas la surabondance de vie qu'on remarque chez d'autres ; ce sont les lombrics ou vers intestinaux ; les ténias ou vers solitaires qui atteignent parfois soixante mètres de longueur, et se reproduisent par fragments comme les polypes et certaines plantes ; les dragonneaux, particuliers à la race nègre et à certains climats, d'une longueur de trente à trente-cinq centimètres, minces comme un fil, et qui sortent à travers la peau par des pustules ; les ascarides, les trichocéphales, etc. Souvent ils forment des masses si considérables qu'ils obstruent le canal digestif, remontent dans l'estomac et jusque dans la bouche ; ils traversent les tissus, se logent dans les cavités ou autour des viscères, se pelotonnent comme des nids de chenille, et causent de graves désordres dans l'économie. Leur formation pourrait bien être aussi le fait d'une génération spontanée, ayant sa source dans un état pathologique spécial, dans l'altération des tissus, l'affaiblissement des principes vitaux, et dans des sécrétions morbides. Il pourrait en être de même des vers du fromage, de l'acarus de la gale, et d'une foule d'animalcules qui peuvent prendre naissance dans l'air, dans l'eau, et dans les corps organiques.

On pourrait supposer, il est vrai, que les germes des vers intestinaux sont introduits dans l'économie avec l'air que l'on respire et les aliments, et qu'ils y éclosent ; mais alors surgit une autre difficulté ; on se demanderait pourquoi la même cause ne produit pas sur tous le même effet ; pourquoi tout le monde n'a pas le ver solitaire, ni même des lombrics, tandis que l'alimentation et la respiration produisent chez tous des effets physiologiques identiques. Cette explication, d'ailleurs, ne serait pas applicable aux vers de la décomposition putride qui viennent après la mort, ni à ceux du fromage et tant d'autres. Jusqu'à preuve contraire, nous sommes porté à les considérer comme étant, du moins en partie, un produit de la génération spontanée, de même que les zoophytes et certains polypes.

La différence de sexes que l'on a reconnue, ou cru reconnaître dans quelques vers intestinaux, notamment dans le trichocéphale, ne serait point une objection concluante, attendu qu'ils n'en appartiennent pas moins à l'ordre des animaux inférieurs, et par cela même primitifs ; or, comme la différence des sexes a dû avoir un commencement, rien ne s'opposerait à ce qu'ils naquissent spontanément mâle ou femelle.

Ce ne sont là, du reste, que des hypothèses, mais qui semblent venir à l'appui du principe. Jusqu'où étend-il son application ? c'est ce qu'on ne saurait dire ; ce que l'on peut affirmer, c'est qu'elle doit être circonscrite aux végétaux et aux animaux de l'organisation la plus simple, et il ne nous paraît pas douteux que nous assistons à une création incessante.

Le parti spirite

Les Spirites se considéraient bien comme une école philosophique, mais il ne leur était jamais venu à la pensée de se croire un parti ; or, voilà qu'un beau jour le Moniteur leur apprend cette nouvelle qui les a quelque peu surpris. Et qui est-ce qui leur a donné cette qualification ? Est-ce un de ces folliculaires sans conséquence qui jettent les épithètes au hasard sans en comprendre la portée ? Non, c'est un rapport officiel fait au premier corps de l'Etat, au Sénat. Il n'est donc pas probable que, dans un document de cette nature, ce mot ait été prononcé étourdiment ; ce n'est, sans doute, pas la bienveillance qui l'a dicté, mais il a été dit, et il a fait fortune, car les journaux ne l'ont pas laissé tomber ; quelques-uns, croyant y trouver un grief de plus contre le Spiritisme, n'ont rien eu de plus pressé que d'étaler dans leurs colonnes le titre de : Le parti spirite.

Ainsi, cette pauvre petite école, si ridiculisée, si bafouée, qu'on proposait charitablement d'envoyer en masse à Charenton ; sur laquelle, disait-on, il n'y avait qu'à souffler pour la faire disparaître ; que l'on a déclarée vingt fois morte et enterrée à tout jamais ; à laquelle il n'est pas de plus mince écrivain hostile qui ne se soit flatté de lui avoir donné le coup de grâce, tout en convenant, avec stupéfaction, qu'elle envahissait le monde et toutes les classes de la société ; dont on a voulu, à toute force, faire une religion, en la gratifiant de temples et de prêtres grands et petits qu'elle n'a jamais vus, la voici tout à coup transformée en parti. Par cette qualification, M. Genteur, le rapporteur du Sénat, ne lui a pas donné son véritable caractère, mais il l'a rehaussée ; il lui a donné un rang, une place, et l'a mise en relief ; car l'idée de parti implique celle d'une certaine puissance ; d'une opinion assez importante, assez active et assez répandue pour jouer un rôle, et avec laquelle il faut compter.

Le Spiritisme, par sa nature et ses principes, est essentiellement paisible ; c'est une idée qui s'infiltre sans bruit, et si elle trouve de nombreux adhérents, c'est qu'elle plaît ; il n'a jamais fait ni réclames ni mises en scène quelconque ; fort des lois naturelles sur lesquelles il s'appuie, se voyant grandir sans efforts ni secousses, il ne va au-devant de personne ; il ne violente aucune conscience ; il dit ce qui est, et il attend qu'on vienne à lui. Tout le bruit qui s'est fait autour de lui est l'œuvre de ses adversaires ; on l'a attaqué, il a dû se défendre, mais il l'a toujours fait avec calme, modération et par le seul raisonnement ; jamais il ne s'est départi de la dignité qui est le propre de toute cause ayant la conscience de sa force morale ; jamais il n'a usé de représailles en rendant injures pour injures, mauvais procédés pour mauvais procédés. Ce n'est pas là, on en conviendra, le caractère ordinaire des partis, remuants par nature, fomentant l'agitation, et à qui tout est bon pour arriver à leurs fins ; mais puisqu'on lui donne ce nom, il l'accepte, certain qu'il ne le déshonorera par aucun excès ; car il répudierait quiconque s'en prévaudrait pour susciter le moindre trouble.

Le Spiritisme poursuivait donc sa route sans provoquer aucune manifestation publique, tout en profitant de la publicité que lui donnaient ses adversaires ; plus leur critique était railleuse, acerbe, virulente, plus elle excitait la curiosité de ceux qui ne le connaissaient pas, et qui, pour savoir à quoi s'en tenir sur cette soi-disant nouvelle excentricité, allaient tout simplement se renseigner à la source, c'est-à-dire dans les ouvrages spéciaux ; on l'étudiait et l'on trouvait toute autre chose que ce qu'on en avait entendu dire. C'est un fait notoire que les déclamations furibondes, les anathèmes et les persécutions ont puissamment aidé à sa propagation, parce que, au lieu d'en détourner, elles en ont provoqué l'examen, ne fût-ce que par l'attrait du fruit défendu. Les masses ont leur logique ; elles se disent que si une chose n'était rien on n'en parlerait pas, et elles en mesurent l'importance précisément à la violence des attaques dont elle est l'objet et à l'effroi qu'elle cause à ses antagonistes.

Instruits par l'expérience, certains organes de la publicité s'abstenaient d'en parler ni en mal ni en bien, évitant même d'en prononcer le nom de peur d'y donner du retentissement, se bornant à lui lancer de temps en temps quelques coups de boutoir à l'occasion, et comme à la dérobée, quand une circonstance le mettait forcément en évidence. Quelques-uns aussi ont gardé le silence, parce que l'idée avait pénétré dans leurs rangs, et avec elle, sinon peut-être la conviction, du moins l'hésitation.

La presse, en général, se taisait donc sur le Spiritisme, quand une circonstance, qui ne saurait être l'effet du hasard, l'a mise dans la nécessité d'en parler ; et qui a provoqué l'incident ? Toujours les adversaires de l'idée qui, encore cette fois, se sont fourvoyés en produisant un effet tout contraire à celui qu'ils attendaient. Pour donner plus de retentissement à leur attaque, ils la portent maladroitement, non sur le terrain d'une feuille sans caractère officiel, et dont le nombre des lecteurs est limité, mais, par voie de pétitions, à la tribune même du Sénat, où elle est l'objet d'une discussion et d'où est sorti le mot de parti spirite ; or, grâce aux journaux de toutes les couleurs, obligés de rendre compte du débat, l'existence de ce parti a été instantanément révélée à toute l'Europe et au delà.

Il est vrai qu'un membre de l'illustre assemblée a dit qu'il n'y avait que les niais qui fussent Spirites ; ce à quoi le président a répondu que les niais pouvaient aussi former un parti. Personne n'ignore que les Spirites se comptent aujourd'hui par millions, et que de hautes notabilités sympathisent avec leurs croyances ; on peut donc s'étonner qu'une épithète aussi peu courtoise et aussi généralisée, soit sortie de cette enceinte à l'adresse d'une notable partie de la population, sans que l'auteur ait réfléchi jusqu'où elle atteignait.

Du reste, les journaux eux-mêmes se sont chargés de démentir cette qualification, non sans doute par bienveillance, mais qu'importe ! Le journal la Liberté, entre autres, qui apparemment ne veut pas qu'on soit libre d'être Spirite, comme on l'est d'être juif, protestant, saint-simonien ou libre-penseur, a publié, dans son numéro du 13 juin, un article signé Liévin, et dont voici un extrait :

« M. le commissaire du gouvernement Genteur a révélé au Sénat l'existence d'un parti que nous ne connaissions pas, et qui, paraît-il, contribue comme les autres, dans la limite de ses forces, à ébranler les institutions de l'empire. Déjà son influence s'était fait sentir l'année dernière, et le parti spirite, - c'est le nom que lui a donné M. Genteur, - avait obtenu du Sénat, grâce sans doute à la subtilité des moyens dont il dispose, le renvoi au gouvernement de la fameuse pétition de Saint-Etienne, où étaient dénoncées, on s'en souvient, non pas les tendances matérialistes de l'Ecole de médecine, mais les tendances philosophiques de la bibliothèque de la commune. Nous avions jusqu'ici attribué au parti de l'intolérance l'honneur de ce succès, et nous le considérions pour lui comme une consolation de son dernier échec ; mais il paraît que nous nous étions trompé, et que la pétition de Saint-Etienne n'était qu'une manœuvre de ce parti spirite, dont la puissance occulte semble vouloir s'exercer plus particulièrement au détriment des bibliothèques.

Lundi donc, le Sénat était saisi de nouveau d'une pétition où le parti spirite, relevant encore la tête, dénonçait les tendances de la bibliothèque d'Oullins (Rhône). Mais cette fois la vénérable assemblée, mise en garde par les révélations de M. Genteur, a déjoué, par un ordre du jour unanime, les calculs des Spirites. Seul à peu près, M. Nisard s'est laissé prendre à cette ruse de guerre, et il a tendu de bonne foi la main à ces perfides ennemis. Il leur a prêté l'appui d'un rapport où il signalait à son tour les dangers des mauvais livres. Heureusement la méprise de l'honorable sénateur n'a pas été partagée, et les Spirites, reconnus et confus, ont été reconduits comme ils le méritaient. »

Un autre journal, la Revue politique hebdomadaire du 13 juin, commence ainsi un article sur le même sujet :

« Nous ne connaissions pas encore tous nos périls. N'était-ce donc pas assez du parti légitimiste, du parti orléaniste, du parti républicain, du parti socialiste, du parti communiste et du parti rouge, sans compter le parti libéral qui les résume tous, si l'on en croit le Constitutionnel ? Etait-ce bien sous le second empire, dont la prétention est de dissoudre tous les partis, qu'un nouveau parti devait naître, grandir et menacer la société française, le parti spirite ? Oui, le parti spirite ! C'est M. Genteur, conseiller d'Etat, qui l'a découvert, et qui l'a dénoncé en plein Sénat. »

On comprendra difficilement qu'un parti qui ne se composerait que de niais pût faire courir à l'Etat de sérieux dangers ; s'en effrayer serait faire croire qu'on a peur des niais. En jetant ce cri d'alarme à la face du monde, on prouve que le parti spirite est quelque chose. N'ayant pu l'étouffer sous le ridicule, on essaye de le présenter comme un péril pour la tranquillité publique ; or, quel sera l'inévitable résultat de cette nouvelle tactique ? Un examen d'autant plus sérieux et plus approfondi qu'on en aura davantage exalté le danger ; on voudra connaître les doctrines de ce parti, ses principes, son mot d'ordre, ses affiliations. Si le ridicule jeté sur le Spiritisme, comme croyance, a piqué la curiosité, ce sera bien autre chose du moment qu'il est présenté comme un parti redoutable ; chacun est intéressé à savoir ce qu'il veut, où il aboutit : c'est tout ce qu'il demande ; agissant au grand jour, n'ayant aucune instruction secrète en dehors de ce qui est publié à l'usage de tout le monde, il ne redoute aucune investigation, bien certain, au contraire, de gagner à être connu, et que quiconque le scrutera avec impartialité, verra dans son code moral une puissante garantie d'ordre et de sécurité. Un parti, puisque parti il y a, qui inscrit sur son drapeau : Hors la charité point de salut, indique assez clairement ses tendances, pour que nul n'ait raison de s'en effrayer. D'ailleurs l'autorité, dont la vigilance est connue, ne peut ignorer les principes d'une doctrine qui ne se cache pas. Elle ne manque pas de gens pour lui rendre compte de ce qui se dit et se fait dans les réunions spirites, et elle saurait bien rappeler à l'ordre celles qui s'en écarteraient.

On peut s'étonner que des hommes qui font profession de libéralisme, qui réclament à cor et à cris la liberté, qui la veulent absolue pour leurs idées, leurs écrits, leurs réunions, qui stigmatisent tous les actes d'intolérance, entendent la proscrire pour le Spiritisme.

Mais, voyez à quelles inconséquences conduit l'aveuglement ! Le débat, qui a eu lieu au Sénat, a été provoqué par deux pétitions : l'une de l'année dernière pour la bibliothèque de Saint Etienne ; l'autre de cette année pour celle d'Oullins, signées de quelques habitants de ces villes, et qui réclamaient contre l'introduction, dans ces bibliothèques, de certains ouvrages au nombre desquels figuraient les ouvrages spirites.

Eh bien ! l'auteur de l'article du journal la Liberté, qui, sans doute, a examiné la question un peu à la légère, se figure que la réclamation émane du parti spirite, et conclut que celui-ci a reçu un coup d'assommoir par l'ordre du jour prononcé sur la pétition d'Oullins. Voilà donc ce parti si dangereux bien facilement abattu, et qui pétitionne pour demander l'exclusion de ses propres ouvrages ! ce serait vraiment alors le parti des niais. Du reste, cette étrange méprise n'a rien de surprenant, puisque l'auteur déclare en commençant qu'il ne connaissait pas ce parti, ce qui ne l'empêche pas de le déclarer capable d'ébranler les institutions de l'empire.

Les Spirites, loin de s'inquiéter de ces incidents, doivent s'en réjouir ; cette manifestation hostile ne pouvait se produire dans des circonstances plus favorables, et la doctrine en recevra certainement une nouvelle et salutaire impulsion, comme il en a été de toutes les levées de boucliers dont elle a été l'objet. Plus ces attaques ont du retentissement, plus elles sont profitables. Un jour viendra où elles se changeront en approbations ouvertes.

Le journal le Siècle du 18 juin a aussi publié son article sur le parti spirite. Chacun y remarquera un esprit de modération qui contraste avec les deux autres que nous avons mentionnés ; nous le reproduisons intégralement :

« Qui donc a dit : Il n'y a rien de nouveau sous le soleil ? Le sceptique qui parlait ainsi ne se doutait pas qu'un jour l'imagination d'un conseiller d'Etat ferait en plein Sénat la découverte du parti spirite. Nous comptions déjà quelques partis en France, et Dieu sait si les ministres orateurs se font faute d'énumérer les périls que peuvent créer cette division des esprits ! Il y a le parti légitimiste, le parti orléaniste, le parti républicain, le parti socialiste, le parti communiste, le parti clérical, etc., etc.

La liste n'a pas paru assez longue à M. Genteur. Il vient de dénoncer à la vigilance des vénérables pères de la politique qui siègent au palais du Luxembourg l'existence du parti spirite. A cette révélation inattendue, un frisson a parcouru l'assemblée. Les défenseurs des deux morales, M. Nisard en tête, ont tressailli.

Quoi, malgré le zèle de ses innombrables fonctionnaires l'empire français est menacé par un nouveau parti ? - En vérité, c'est à désespérer de l'ordre public. Comment cet ennemi, invisible jusqu'ici à M. Genteur lui-même, a-t-il pu se dérober à tous les yeux ? Il y a là un mystère que M. le conseiller d'État voudra bien, s'il le pénètre, nous aider à comprendre. Des gens officiellement informés affirment que le parti spirite cachait l'armée de ses représentants, les Esprits frappeurs, derrière les livres des bibliothèques de Saint-Etienne et d'Oullins.

Nous voilà donc revenus au beau temps des histoires à faire dormir debout, des tables tournantes et des guéridons indiscrets !

Bien que le Spiritisme et son premier apôtre M. Delage, le plus doux des prédicants, n'aient pas convaincu encore beaucoup de monde, ils sont cependant parvenus à constituer un parti. Cela du moins se dit au Sénat, et ce n'est pas nous qui nous permettrons jamais de suspecter l'exactitude de ce que l'on affirme en si haut lieu.

L'influence occulte du parti nouvellement signalé s'est fait sentir jusque dans la dernière discussion du Sénat, où M. Désiré Nisard, premier du nom, s'est porté fort pour les réactionnaires. Un tel rôle revenait de droit à l'homme qui a été, depuis sa sortie de l'école normale, un des agents les plus actifs des idées rétrogrades.

Après cela peut-on s'étonner d'entendre l'honorable sénateur invoquer l'arbitraire pour justifier les mesures restrictives prises à propos du choix des livres de la bibliothèque d'Oullins ? « Ces établissements populaires, a dit M. Nisard, sont fondés par des associations ; elles se trouvent donc sous le coup de l'art. 291 du Code pénal, et par conséquent à la discrétion du ministre de l'intérieur. Il a usé, il use et usera de cette dictature.

Nous laissons au parti spirite et à son Christophe Colomb, M. le conseiller d'Etat Genteur, le soin d'interroger les Esprits révélateurs, afin qu'ils nous apprennent ce que le Sénat espère obtenir en empêchant les citoyens de composer librement les bibliothèques populaires, comme cela se pratique en Angleterre ? »

Anatole de la Forge.



Le Spiritisme partout

Le journal le Siècle. - Paris somnambule.

Depuis quelque temps, le Siècle publie, sous le titre de Tout Paris, une série de très intéressants feuilletons écrits par des auteurs différents ; il y a eu Paris artiste, Paris gastronome, Paris plaideur, etc. Dans son feuilleton des 24 et 25 avril 1868, il a publié Paris somnambule, par M. Eugène Bonnemère, l'auteur du Roman de l'Avenir. C'est un exposé à la fois scientifique et vrai des différentes variétés de somnambulisme, dans lequel il fait intervenir incidemment le Spiritisme, sous son nom propre, cependant avec toutes les précautions oratoires commandées par les exigences du journal dont il ne voulait pas engager la responsabilité ; c'est ce qui explique certaines réticences. Le défaut d'espace ne nous permettant pas d'en faire d'aussi nombreuses citations que nous l'eussions désiré, nous nous bornons aux passages suivants :

« La forme la plus élevée du somnambulisme est sans contredit le Spiritisme, qui aspire à passer à l'état de science. Il possède une littérature déjà riche, et les livres de M. Allan Kardec, notamment, font autorité sur la matière.

Le Spiritisme, c'est la correspondance des âmes entre elles. Suivant les adeptes de cette croyance, un être invisible se met en communication avec un autre, nommé médium, jouissant d'une organisation particulière qui le rend apte à recevoir la pensée de ceux qui ont vécu et à les écrire, soit par une impulsion mécanique inconsciente, imprimée à la main, soit par une transmission directe à l'intelligence des médiums.

Non, la mort n'existe pas. C'est l'instant de repos après la journée faite et la tâche terminée ; puis, c'est le réveil pour une œuvre nouvelle, plus utile et plus grande que celle que l'on vient d'accomplir.

Nous partons, emportant avec nous le souvenir des connaissances acquises ici-bas ; le monde où nous irons nous donnera les siennes, et nous les grouperons toutes en faisceau pour en former le progrès.

C'est par la succession des générations que l'humanité s'avance, marchant à chaque fois un pas de plus vers la lumière, parce qu'elles arrivent animées par des âmes, toujours nativement pures après qu'elles sont retournées à Dieu, et demeurent imprégnées des progrès qu'elles ont traversés.

Par suite des conquêtes définitivement assurées, la terre que nous habitons méritera de monter elle-même dans l'échelle des mondes. Un nouveau cataclysme arrivera ; certaines essences végétales, certaines espèces animales, inférieures ou malfaisantes, disparaîtront comme d'autres ont disparu autrefois, pour faire place à des créations plus parfaites, et nous deviendrons à notre tour un monde dans lequel des êtres déjà éprouvés viendront chercher un plus grand développement. Il dépend de nous de hâter, par nos efforts, l'avènement de cette période plus heureuse. Nos morts bien aimés viennent nous aider dans cette besogne difficile.

On le voit, ces croyances, sérieuses ou non, ne manquent pas d'une certaine grandeur. Le matérialisme et l'athéisme, que le sentiment humain repousse de toutes ses énergies, ne sont qu'une inévitable réaction contre les idées, difficilement admissibles par la raison, sur Dieu, la nature et les destinées des âmes. Le Spiritisme, en élargissant la question, rallume dans les cœurs la foi prête à s'éteindre. »

Cornélius - Le Coq de Mycille

Cet hiver, on a joué avec un grand succès sur le théâtre des Fantaisies-Parisiennes une charmante opérette intitulée : l'Elixir de Cornélius où la réincarnation fait le nœud même de l'intrigue.

Voici le compte rendu qu'en donnait le Siècle dans son numéro du 11 février 1868 :

« Ce Cornélius est un alchimiste qui s'occupe particulièrement de la transmigration des âmes. Tout ce qu'on lui raconte à ce sujet, il l'écoute d'une oreille avide, comme si la chose était arrivée. Or, il possède une fille qui n'a pas attendu sa permission pour se procurer un prétendu. Non, mais il refuse son consentement. Comment donc faire pour triompher de sa résistance ? Une idée : l'amoureux lui narre que sa fille, avant d'être sa fille, il y a bien longtemps, était un lansquenet, coureur d'aventures et de ruelles. A cette même époque, lui, l'amoureux, était une jeune personne charmante qui fut trompée par le soldat de fortune. Les rôles sont intervertis, et il lui demande de lui rendre son ancien honneur. « Ah ! vous m'en direz tant ! » répond le vieux docteur convaincu. Et voilà comment un mariage de plus s'accomplit par devant le public, qui, si souvent, est chargé de remplacer M. le maire.

La musique est gaie comme le sujet qui l'inspirait. On a plus particulièrement remarqué la sérénade, les couplets de Cornélius, le duo bouffe et le finale, écrits simplement et facilement. »

Le fond du sujet repose ici, comme on le voit, non seulement sur le principe de la réincarnation, mais de plus sur le changement de sexe.

Les sujets dramatiques s'épuisent et les auteurs sont souvent bien embarrassés pour sortir des sentiers rebattus ; l'idée de la réincarnation va leur fournir à profusion des situations nouvelles pour tous les genres ; la route ouverte, il est probable que tous les théâtres auront bientôt leur pièce à réincarnation.

Le Théâtre-Français a donné, sur la fin du mois de mai, une pièce où l'âme joue le principal rôle ; c'est le Coq de Mycille par MM. Trianon et Eugène Nyon, et dont voici le principal sujet.

Mycille est un jeune savetier d'Athènes ; en face de son échoppe, un jeune magistrat, l'archonte Eucrates, habite une délicieuse maison de marbre. Le pauvre savetier envie à Eucrates ses richesses, sa femme, la belle Chloé, sa cuisine, ses nombreux esclaves. L'opulent archonte, vieilli avant l'âge, perclus de la goutte, envie à Mycille sa bonne mine, sa santé, l'amour désintéressé que lui témoigne une jolie esclave, Doris. Mycille a un coq que lui a donné la jeune Doris, et qui, par son chant matinal, réveille l'archonte. Celui-ci ordonne à ses esclaves de bâtonner le savetier s'il ne fait taire son coq ; le savetier, à son tour, veut battre son coq ; mais à ce moment l'animal se métamorphose en homme : c'est le philosophe Pythagore dont l'âme était venue animer le corps du coq, selon sa doctrine de la transmigration. Il a momentanément repris sa forme humaine pour éclairer Mycille sur la sottise de l'envie qu'il porte à la position d'Eucrates. Ne pouvant le persuader : « Je veux te donner, lui dit-il, le moyen de t'éclairer par ta propre expérience. Ramasse cette plume que tu as fait tomber de mon corps de coq ; introduis-la dans la serrure de la porte d'Eucrates ; aussitôt cette porte s'ouvrira ; ton âme passera dans le corps de l'archonte, et réciproquement l'âme de l'archonte passera dans ton corps. Pourtant, avant de rien faire, je t'engage à bien réfléchir. Là-dessus Pythagore disparaît. Mycille se consulte, mais la soif de l'or l'emporte, et, sollicité par divers incidents, il se décide, et la métamorphose s'opère. Voilà donc le savetier devenu le riche archonte, mais malade et goutteux, et l'archonte devenu savetier. Cette transformation amène une foule de complications comiques, à la suite desquelles chacun, mécontent de sa nouvelle position, reprend celle qu'il avait avant.

Cette pièce, comme on le voit, est une nouvelle édition de l'histoire du savetier et du financier, déjà exploitée sous tant de formes. Ce qui la caractérise, c'est qu'au lieu que ce soit le savetier en personne, corps et âme, qui prend la place du financier, ce sont les deux âmes qui échangent leur corps. L'idée est neuve, originale, et les auteurs l'ont très spirituellement exploitée ; mais elle n'est nullement empruntée à l'idée spirite, comme on l'avait dit ; elle est tirée d'un dialogue de Lucien : Le songe et le coq. Nous n'en parlons que pour relever l'erreur de ceux qui confondent le principe de la réincarnation avec la transmigration des âmes ou métempsycose.

La pièce de Cornélius, au contraire, est tout à fait dans la donnée spirite bien que la prétendue réincarnation du jeune homme et de la jeune fille ne soit qu'une invention de leur part pour arriver à leurs fins, tandis que celle-ci s'en écarte complètement. D'abord le Spiritisme n'a jamais admis l'idée de l'âme humaine rétrogradant dans l'animalité, parce qu'elle serait la négation de la loi du progrès ; en second lieu, l'âme ne quitte le corps qu'à la mort, et lors qu'après un certain temps passé dans l'erraticité, elle recommence une nouvelle existence, c'est en passant par les phases ordinaires de la vie : la naissance, l'enfance, etc., et non par l'effet d'une métamorphose ou substitution instantanée, qu'on ne voit que dans les contes de fées, qui ne sont pas l'évangile du Spiritisme, quoi qu'en disent les critiques qui n'en savent pas davantage.

Toutefois, bien que la donnée soit fausse dans son application, elle n'en est pas moins fondée sur le principe de l'individualité et de l'indépendance de l'âme ; c'est l'âme distincte du corps et la possibilité de revivre sous une autre enveloppe mise en action, idée avec laquelle il est toujours utile de familiariser l'opinion. L'impression qui en reste n'est pas perdue pour l'avenir, et elle est plus salutaire que celle des pièces où l'on met en scène le dévergondage des passions.

Alexandre Dumas - Monte-Christo



« Ecoutez, Valentin ; avez-vous jamais senti pour quelqu'un une de ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant une personne pour la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous vous demandez où et quand vous l'avez vue ; si bien que, ne pouvant vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c'est dans un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n'est qu'un souvenir qui se réveille ? (Monte-Cristo, 3e partie, chap. XVIII, l'Enclos à la luzerne.)

Vous n'avez jamais osé vous élever d'un coup d'aile dans les sphères supérieures que Dieu a peuplées d'êtres invisibles et exceptionnels. - Et vous admettez, monsieur, que ces sphères existent ; que les êtres exceptionnels et invisibles se mêlent à nous ? - Pourquoi pas ? Est-ce que vous voyez l'air que vous respirez, et sans lequel vous ne pourriez pas vivre ? - Alors, nous ne voyons pas ces êtres dont vous parlez. - Si fait ; vous les voyez quand Dieu permet qu'il se matérialisent… (Monte-Cristo, 3e partie, chap. IX, Idéologie.)

Et moi, monsieur (Villefort), je vous dis qu'il n'en est point ainsi que vous croyez. Cette nuit, j'ai dormi d'un sommeil terrible, car je me voyais en quelque sorte dormir, comme si mon âme eût déjà plané au-dessus de mon corps ; mes yeux, que je m'efforçais d'ouvrir, se refermaient malgré moi ; et cependant… avec mes yeux fermés, j'ai vu, à l'endroit même où vous êtes, entrer sans bruit une forme blanche. (Monte-Cristo, 4e partie, chap. XIII, madame Mairan.)

Une heure avant d'expirer, il m'a dit : Mon père, la foi de nul homme ne peut être plus vive que la mienne, car j'ai vu et entendu parler une âme séparée de son corps. (François Picaut, suite de Monte-Cristo.)

Il n'y a, dans ces pensées, qu'une toute petite critique à faire, c'est la qualification d'exceptionnels donnée aux êtres invisibles qui nous entourent ; ces êtres n'ont rien d'exceptionnel puisque ce sont les âmes des hommes, et que tous les hommes, sans exception, doivent passer par cet état. Hors cela, ne dirait-on pas ces idées puisées textuellement dans la doctrine ?



Bibliographie

L'âme, démonstration de sa réalité, déduite de l'étude des effets du chloroforme et du curare sur l'économie animale, par M. Ramon de la Sagra, membre correspondant de l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques), de l'Académie royale des sciences des Pays-Bas, etc.[1].

Nous avons dit, dans un article ci-dessus, page 205, que les recherches de la science, même en vue d'une étude exclusivement matérielle, conduiraient au spiritualisme, par l'impuissance d'expliquer certains effets à l'aide des seules lois de la matière ; d'autre part, nous avons maintes fois répété que dans la catalepsie, la léthargie, l'anesthésie[2] par le chloroforme ou autres substances, le somnambulisme naturel, l'extase et certains états pathologiques, l'âme se révèle par une action indépendante de l'organisme, et donne, par son isolement, la preuve patente de son existence. Nous ne parlons ni du magnétisme, ni du somnambulisme artificiel, ni de la double vue, ni des manifestations spirites que la science officielle n'a pas encore reconnus, mais des phénomènes sur lesquels elle est à même d'expérimenter chaque jour.

La science a cherché l'âme avec le scalpel et le microscope dans le cerveau et les ganglions nerveux, et ne l'a pas trouvée ; l'analyse de ces substances ne lui a donné que de l'oxygène, de l'hydrogène, de l'azote et du carbone, d'où elle a conclu que l'âme n'était pas distincte de la matière. Si elle ne la trouve pas, la raison en est bien simple : elle se fait de l'âme une idée fixe préconçue ; elle se la figure douée des propriétés de la matière tangible ; c'est sous cette forme qu'elle la cherche, et naturellement elle ne pourrait la reconnaître lors même qu'elle l'aurait sous les yeux. De ce que certains organes sont les instruments des manifestations de la pensée, qu'en détruisant ces organes, elle arrête la manifestation, elle tire la conséquence très peu philosophique que ce sont les organes qui pensent, absolument comme si une personne qui aurait coupé le fil télégraphique et interrompu la transmission d'une dépêche, prétendait avoir détruit celui qui l'envoyait.

L'appareil télégraphique nous offre, par comparaison, une image exacte du fonctionnement de l'âme dans l'organisme. Supposons qu'un individu reçoive une dépêche, et qu'en ignorant la provenance, il se livre aux recherches suivantes. Il suit le fil transmetteur jusqu'à son point de départ ; chemin faisant il cherche son envoyeur le long du fil et ne le trouve pas ; le fil le conduit à Paris, au bureau, à l'appareil ; « C'est de là, dit-il, que la dépêche est partie, je n'en puis douter ; c'est un fait matériellement démontré ; » il explore l'appareil, le démonte, le disloque pour y chercher son envoyeur, et n'y trouvant que du bois, du cuivre, une roue, il se dit : « Puisque la dépêche est partie de là, et que je n'y trouve personne, c'est ce mécanisme qui a conçu la dépêche ; cela m'est démontré non moins matériellement. » Sur ces entrefaites un autre individu se plaçant à côté de l'appareil, se met à répéter mot à mot la dépêche, et lui dit : « Comment pouvez-vous supposer, vous, homme d'intelligence, que ce mécanisme composé de matière inerte, destructible, ait pu concevoir la pensée de la dépêche que vous avez reçue, connaître le fait que cette dépêche vous a appris ? Si la matière avait la faculté de penser, pourquoi le fer, la pierre, le bois n'auraient-ils pas des idées ? Si cette faculté dépend de l'ordre et de l'arrangement des parties, pourquoi l'homme ne construirait-il pas des automates pensants ? Vous est-il jamais venu à l'esprit de croire que ces poupées qui disent : papa, maman, ont la conscience de ce qu'elles font ? N'avez-vous pas au contraire, admiré l'intelligence de l'auteur de ce mécanisme ingénieux ? »

Ici, le nouvel interlocuteur est l'âme qui conçoit la pensée ; l'appareil est le cerveau où elle se concentre et se formule ; l'électricité est le fluide directement imprégné de la pensée et chargé de la porter au loin, comme l'air porte le son ; les fils métalliques sont les cordons nerveux destinés à la transmission du fluide ; le premier individu est le savant à la poursuite de l'âme, qui suit les cordons nerveux, la cherche dans le cerveau, et ne l'y trouvant pas, conclut que c'est le cerveau qui pense ; il n'entend pas la voix qui lui crie : « Tu t'obstines à me chercher dedans, tandis que je suis dehors ; regarde à côté et tu me verras ; les nerfs, le cerveau et les fluides ne pensent pas plus que le fil métallique, l'appareil télégraphique et l'électricité ; ce ne sont que les instruments de la manifestation de la pensée, ingénieusement combinés par l'inventeur de la machine humaine. »

De tous temps des phénomènes spontanés assez fréquents, tels que la catalepsie, la léthargie, le somnambulisme naturel et l'extase, ont montré l'âme agissant en dehors de l'organisme ; mais la science les a dédaignés à ce point de vue. Or, voici qu'une nouvelle découverte, l'anesthésie par le chloroforme, d'une incontestable utilité dans les opérations chirurgicales, et dont, par cela même, on est bien forcé d'étudier les effets, rend chaque jour la science témoin de ce phénomène, en mettant, pour ainsi dire, à nu l'âme du patient ; c'est la voix qui crie : « Regarde donc dehors, et non dedans, et tu me verras ; » mais il y a des gens qui ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas.

Parmi les nombreux faits de ce genre, le suivant s'est produit dans la pratique de M. Velpeau :

« Une dame qui n'avait manifesté aucun signe de douleur pendant que je la débarrassais d'une volumineuse tumeur, se réveilla en souriant et me dit : « Je sais bien que c'est fini ; laissez-moi revenir tout à fait et je vais vous expliquer cela… Je n'ai absolument rien senti, ajouta-t-elle bientôt, mais voici comment j'ai su que j'étais opérée. Dans mon sommeil, j'étais allée faire une visite à une dame de ma connaissance, pour l'entretenir d'un enfant pauvre que nous avions à placer. Pendant que nous causions, cette dame me dit : Vous croyez être en ce moment chez moi, n'est-ce pas ? Eh bien ! ma chère amie, vous vous trompez complètement, car vous êtes chez vous, dans votre lit, où l'on vous fait l'opération à présent même. Loin de m'alarmer de son langage, je lui ai naïvement répondu : Ah ! s'il en est ainsi, je vous demande la permission de prolonger un peu ma visite, afin que tout soit fini quand je rentrerai à la maison. Et voilà comment, en ouvrant les yeux, avant même d'être réveillée tout à fait, j'ai pu vous annoncer que j'étais opérée. »

La chloroformation offre des milliers d'exemples tout aussi concluants que celui-ci.

En communiquant ce fait et d'autres analogues à l'Académie des sciences, le 4 mars 1850, M. Velpeau s'est écrié : « Quelle source féconde pour la psychologie et la physiologie, que ces actes qui vont jusqu'à séparer l'esprit de la matière, ou l'intelligence du corps ! »

M. Velpeau a donc vu fonctionner l'âme en dehors de l'organisme ; il a pu en constater l'existence par son indépendance ; il a entendu la voix qui lui disait : Je suis dehors et non dedans ; pourquoi donc a-t-il fait profession de foi de matérialisme ? Il l'a dit depuis qu'il est dans le monde des Esprits : « Orgueil du savant, qui ne voulait pas se donner un démenti. » Cependant il n'a pas craint de revenir sur certaines opinions scientifiques erronées qu'il avait publiquement professées. Dans son Traité de médecine opératoire, publié en 1839, tome I, page 32, il dit : « Éviter la douleur dans les opérations, est une chimère qu'il n'est pas permis de poursuivre aujourd'hui. Instrument tranchant et douleur, en médecine opératoire, sont deux mots qui ne se présentent point l'un sans l'autre à l'esprit des malades, et dont il faut nécessairement admettre l'association. » Le chloroforme est venu lui donner un démenti sur ce point, comme sur la question de l'âme. Pourquoi donc a-t-il accepté l'un et non l'autre ? mystère des faiblesses humaines !

Si, dans ses leçons, M. Velpeau avait dit à ses élèves : « Messieurs, on vous dit que vous ne trouverez pas l'âme au bout de votre scalpel, et l'on a raison, car elle n'y est pas, et vous l'y chercheriez en vain comme je l'ai fait moi-même ; mais étudiez les manifestations intelligentes dans les phénomènes de l'anesthésie, et vous aurez la preuve irrécusable de son existence ; c'est là que je l'ai trouvée, et tout observateur de bonne foi la trouvera. En présence de pareils faits, il n'est plus possible de la nier, puisqu'on peut constater son action indépendante de l'organisme, et qu'on peut l'isoler pour ainsi dire à volonté. » En parlant ainsi, il n'aurait fait que compléter la pensée qu'il avait émise devant l'Académie des sciences. Avec un tel langage, appuyé de l'autorité de son nom, il aurait fait une révolution dans l'art médical. C'est une gloire qu'il a répudiée, et qu'il regrette amèrement aujourd'hui, mais dont d'autres hériteront.

Telle est la thèse qui vient d'être développée avec un remarquable talent par M. Ramon de la Sagra, dans l'ouvrage qui fait l'objet de cet article. L'auteur y décrit avec méthode et clarté, au point de vue de la science pure qui lui est familière, toutes les phases de l'anesthésie par le chloroforme, l'éther, le curare[3] et autres agents, d'après ses propres observations et celles des auteurs les plus accrédités, tels que Velpeau, Gerdy, Bouisson, Flourens, Simonin, etc. La partie technique et scientifique y occupe une large place, mais cela était nécessaire pour une démonstration rigoureuse. Il contient en outre des faits nombreux où nous avons puisé celui que nous rapportons ci-dessus. Nous y empruntons également les conclusions suivantes :

« Puisque c'est un fait parfaitement constaté par les phénomènes anesthésiques, que l'éther éteint la vie des nerfs conducteurs des impressions des sens, tout en laissant libres les facultés intellectuelles, il devient incontestable aussi, que ces facultés ne dépendent pas essentiellement des organes nerveux. Or, comme les organes des sens, qui procurent les impressions, n'agissent que par les nerfs, il est clair que ceux-ci étant paralysés, tout l'organisme de la vie animale, de la vie de relation, reste anéanti pour ces facultés intellectuelles qui fonctionnent nonobstant. Force est donc d'avouer que leur existence, ou plutôt leur réalité, ne dépend pas essentiellement de l'organisme, et que, dès lors, elles procèdent d'un principe divers de lui, indépendant de lui, pouvant fonctionner sans lui et en dehors de lui.

Voici donc la réalité de l'âme rigoureusement démontrée, incontestablement établie, sans qu'aucune observation physiologique puisse lui porter atteinte. Nous pouvons voir sortir de cette conclusion comme des jets de lumière qui éclairent des horizons lointains, que nous n'aborderons pas cependant, parce que ce genre d'études sort du cadre que nous nous sommes tracé.

Le point de vue psychologique sous lequel nous venons de présenter les effets des substances anesthésiques sur l'économie animale, et les conséquences que nous en avons déduites en faveur de la réalité de l'existence de l'âme, doivent suggérer l'espoir qu'une méthode semblable, appliquée à l'étude d'autres phénomènes analogues de la vie, pourrait conduire au même résultat.

Aucune déduction ne serait plus juste, car les effets physiologiques et psychologiques qui se montrent pendant l'ivresse alcoolique, le délire pathologique, le sommeil naturel et magnétique, l'extase et même la folie, offrent la plus grande ressemblance, dans beaucoup de points, avec les effets des substances anesthésiques que nous venons d'étudier dans cet ouvrage. Une telle concordance de divers phénomènes, procédant de causes différentes, en faveur d'une conclusion identique, ne doit pas nous surprendre. Elle n'est que la conséquence de ce que nous avons prouvé : la réalité de l'existence d'une essence distincte de la matière dans l'organisme humain, et à laquelle sont dévolues les fonctions intellectuelles que la matière seule ne pourrait jamais remplir.

Ce serait ici le lieu d'examiner une autre question, de faire une incursion dans le domaine du magnétisme animal, qui soutient la permanence des facultés sensoriales en dehors des sens, c'est-à-dire de la vision, de l'audition, du goût, de l'odorat, pendant la paralysie complète des organes qui, dans l'état normal, procurent ces impressions. Mais cette doctrine, dont nous ne voulons ni contester ni soutenir la vérité, n'est pas admise par la science physiologique, ce qui est suffisant pour que nous l'éliminions de nos recherches actuelles. »

Ce dernier paragraphe prouve que l'auteur a fait, pour la démonstration de l'âme, ce que M. Flammarion a fait pour celle de Dieu ; c'est-à-dire qu'il a tenu à se placer sur le terrain même de la science expérimentale, et qu'il a voulu tirer des seuls faits officiellement reconnus, la preuve de sa thèse. Il nous promet un autre ouvrage, qui ne peut manquer d'avoir un grand intérêt, dans lequel seront étudiés, au même point de vue, les divers phénomènes qu'il ne fait que mentionner, s'étant borné à ceux de l'anesthésie par le chloroforme.

Cette preuve n'est certainement pas nécessaire pour affermir la conviction des Spirites, ni des spiritualistes ; mais, après Dieu, l'existence de l'âme étant la base fondamentale du Spiritisme, nous devons considérer comme éminemment utile à la doctrine tout ouvrage qui tend à en démontrer les principes fondamentaux. Or, l'action de l'âme, abstraction faite de l'organisme, étant prouvée, c'est un point de départ qui, de même que la pluralité des existences et le périsprit, de proche en proche et par déduction logique, conduit à toutes les conséquences du Spiritisme.

En effet, l'exemple rapporté ci-dessus est du Spiritisme au premier chef, ce dont M. Velpeau ne se doutait guère en le publiant, et si nous avions pu les citer tous, on aurait vu que les phénomènes anesthésiques prouvent, non seulement la réalité de l'âme, mais celle du Spiritisme.

C'est ainsi que tout concourt, comme il a été annoncé, à frayer la voie de la doctrine nouvelle ; on y arrive par une multitude d'issues qui toutes convergent vers un centre commun, et une foule de gens y apportent leur pierre, les uns consciemment, les autres sans le vouloir.

L'ouvrage de M. Ramon de la Sagra est un de ceux à la publication desquels nous sommes heureux d'applaudir, parce que, bien qu'il y soit fait abstraction du Spiritisme, on peut les considérer, de même que le Dieu dans la nature de M. Flammarion, et la Pluralité des Existences de M. Pezzani, comme des monographies des principes fondamentaux de la doctrine auxquels ils donnent l'autorité de la science.

Allan Kardec

[1] Un vol. in-12, prix 2 fr. 50 ; par la poste 2 fr. 75. Chez Germer-Baillière, libr., 17, rue de l'Ecole de Médecine.

[2] Anesthésie, suspension de la sensibilité ; du grec, a, privatif, et aïsthanomaï, sentir.

[3] Le curare est une substance éminemment toxique que les sauvages de l'Orénoque retirent de certaines plantes, et avec laquelle ils humectent la pointe des flèches qui produisent des blessures mortelles.

Articles connexes

Voir articles connexes