REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1868

Allan Kardec

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Juin

La médiumnité au verre d'eau

Un de nos correspondants de Genève nous transmet d'intéressants détails sur un nouveau genre de médiumnité voyante, qui consiste à voir dans un verre d'eau magnétisée. Cette faculté a beaucoup de rapports avec celle du voyant de Zimmerwald, dont nous avons rendu un compte circonstancié dans la Revue d'octobre 1864, page 289, et octobre 1865, page 289 ; la différence consiste en ce que ce dernier se sert d'un verre vide, toujours le même, et que la faculté lui est en quelque sorte personnelle ; le phénomène qui nous est signalé se produit, au contraire, à l'aide du premier verre venu contenant de l'eau magnétisée, et semblerait devoir se vulgariser. S'il en est ainsi, la médiumnité voyante pourrait devenir aussi commune que celle par l'écriture. Voici les renseignements qui nous sont donnés, et d'après lesquels chacun pourra essayer en se plaçant dans les conditions favorables.

« La médiumnité voyante par le verre d'eau magnétisée vient de se révéler parmi nous chez un certain nombre de personnes ; depuis un mois, nous avons quinze médiums voyants de ce genre, ayant chacun leur spécialité. Un des meilleurs est une jeune femme qui ne sait ni lire ni écrire ; elle est plus particulièrement propre aux maladies, et voici comment nos bons Esprits procèdent pour nous montrer le mal et le remède. Je prends un exemple au hasard : Une pauvre femme qui se trouvait à la réunion avait reçu un mauvais coup à la poitrine ; elle parut dans le verre absolument comme une photographie ; elle porta la main sur la partie souffrante. Madame V… (le médium) vit ensuite la poitrine s'ouvrir, et remarqua que du sang caillé était fixé à l'endroit où le coup avait été donné ; puis le tout disparut pour faire place à l'image des remèdes qui consistaient en un emplâtre de poix blanche et un verre contenant du benjoin. Cette femme fut parfaitement guérie après avoir suivi ce traitement.

Lorsqu'il s'agit d'un obsédé, le médium voit les mauvais Esprits qui le tourmentent ; ensuite apparaissent pour remèdes l'Esprit symbolisant la prière, et deux mains qui magnétisent.

Nous avons un autre médium dont la spécialité est de voir les Esprits. De pauvres Esprits souffrants nous ont souvent présenté, par son intermédiaire, des scènes émouvantes pour nous faire comprendre leurs angoisses. Un jour, nous avons évoqué l'Esprit d'un individu qui s'était noyé volontairement ; il apparut dans l'eau trouble ; on ne lui voyait que le derrière de la tête et les cheveux à moitié plongés dans l'eau. Pendant deux séances, il nous a été impossible de voir sa figure. Nous avons fait la prière pour les suicidés ; le lendemain le médium vit la tête hors de l'eau, et l'on put reconnaître les traits d'un parent d'une des personnes de la société. Nous avons continué nos prières, et maintenant la figure porte toujours l'expression de la souffrance, il est vrai, mais elle semble reprendre la vie.

Depuis quelque temps, il se produisait chez une dame qui habite un des faubourgs de Genève des bruits dans le genre de ceux de Poitiers, et qui causaient un grand émoi dans toute la maison. Cette dame, qui ne connaissait nullement le Spiritisme, en ayant entendu parler, vint nous voir avec son frère pour nous demander d'assister à nos séances. Aucun de nos médiums ne les connaissait. L'un d'eux vit dans son verre une maison dans l'intérieur de laquelle un mauvais Esprit mettait tout en désordre, remuait les meubles, et cassait la vaisselle. Au portrait qu'il en fit, cette dame reconnut la femme de son jardinier, très méchante de son vivant, et qui lui avait fait beaucoup de tort. Nous adressâmes à cet Esprit quelques paroles bienveillantes pour le ramener à de meilleurs sentiments, et à mesure qu'on lui parlait, sa figure prenait une expression plus douce. Le lendemain, nous sommes allés chez cette dame, et la soirée a complété celle de la veille. Les bruits ont presque entièrement cessé depuis le départ de la cuisinière qui, paraît-il, servait de médium inconscient à cet Esprit. Comme tout a sa raison d'être et son utilité, je pense que ces bruits avaient pour but d'amener cette famille à la connaissance du Spiritisme.

Voici maintenant ce que nos observations nous ont appris sur la manière d'opérer :

Il faut un verre plat, bien uni par le fond ; on le remplit à moitié d'eau que l'on magnétise par les procédés ordinaires, c'est-à-dire par l'imposition des mains, et surtout de l'extrémité des doigts, sur l'orifice du verre, aidée par l'action soutenue du regard et de la pensée. La durée de la magnétisation est de dix minutes environ la première fois ; plus tard cinq minutes suffisent. La même personne peut magnétiser à la fois plusieurs verres.

Le médium voyant, ou celui qui veut essayer, ne doit pas magnétiser lui-même son verre, parce qu'il dépenserait le fluide qui lui est nécessaire pour voir. Il faut, pour la magnétisation, un médium spécial, et il y en a qui sont, à cet égard, doués d'une puissance plus ou moins grande. L'action magnétique ne produit dans l'eau aucun phénomène qui en indique la saturation.

Cela fait, chaque expérimentateur place son verre devant lui, et le regarde pendant vingt ou trente minutes au plus, quelquefois moins, selon l'aptitude ; ce temps n'est nécessaire que dans les premiers essais ; lorsque la faculté est développée, il suffit de quelques minutes. Pendant ce temps, une personne fait la prière pour appeler le concours des bons Esprits

Ceux qui sont aptes à voir distinguent d'abord, au fond du verre, une espèce de petit nuage ; c'est un indice certain qu'ils verront ; peu à peu ce nuage prend une forme plus accentuée, et l'image se dessine à la vue du médium. Les médiums, entre eux, peuvent voir dans les verres les uns des autres, mais non les personnes qui ne sont pas douées de cette faculté. Quelquefois une partie du sujet apparaît dans un verre, et l'autre partie dans un autre verre ; pour les maladies, par exemple, l'un verra le mal et l'autre le remède. D'autres fois, deux médiums verront simultanément, chacun dans son verre, l'image de la même personne, mais généralement dans des conditions différentes.

Souvent l'image se transforme, change d'aspect, puis s'évanouit. Elle est assez généralement spontanée ; le médium doit attendre et dire ce qu'il voit ; mais elle peut aussi être provoquée par une évocation.

Dernièrement je fus voir une dame qui a une jeune ouvrière de dix-huit ans, qui n'avait jamais entendu parler du Spiritisme ; cette dame me pria de lui magnétiser un verre d'eau. La jeune fille y regarda à peu près pendant un quart d'heure, et elle dit : « Je vois un bras ; on dirait que c'est celui de ma mère ; je lui vois la manche de sa robe relevée, comme elle en avait l'habitude. » Cette mère, qui connaissait la sensibilité de sa fille, n'a sans doute pas voulu se montrer subitement, pour lui éviter une trop grande impression. Alors je priai cet Esprit, s'il était celui de la mère du médium, de se faire reconnaître. Le bras disparut, et l'Esprit se présenta de la grandeur d'une photographie, mais en tournant le dos. C'était encore une précaution pour préparer sa fille à sa vue. Celle-ci reconnut son bonnet, un fichu, les couleurs et les dessins de sa robe ; vivement émue, elle lui adressa les plus tendres paroles pour la prier de laisser voir son visage. Je la priai moi-même de condescendre au désir de sa fille. Alors elle s'effaça, le trouble se fit, et la figure parut. La jeune fille pleura de reconnaissance en remerciant Dieu du don qu'il venait de lui accorder.

La dame désirait beaucoup voir elle-même ; le lendemain, nous eûmes chez elle une séance qui fut pleine de bons enseignements. Après avoir inutilement regardé dans le verre pendant une demi-heure, elle dit : « Mon Dieu ! si je pouvais seulement voir le diable dans le verre, je serais heureuse ! » Mais Dieu ne lui a pas accordé cette satisfaction.

Les incrédules ne manqueront pas de mettre ces phénomènes sur le compte de l'imagination. Mais les faits sont là pour prouver que, dans une foule de cas, l'imagination n'y est absolument pour rien. D'abord, tout le monde ne voit pas, quelque désir qu'on en ait ; moi-même, je me suis souvent surexcité l'esprit dans ce but, sans jamais obtenir le moindre résultat. La dame dont je viens de parler, malgré son désir de voir le diable, après une demi-heure d'attente et de concentration, n'a rien vu. La jeune fille ne songeait pas à sa mère quand celle-ci lui est apparue ; et puis toutes ces précautions pour ne se montrer que graduellement attestent une combinaison, une volonté étrangère, auxquelles l'imagination du médium ne pouvait avoir aucune part.

Pour en avoir une preuve plus positive encore, je fis l'expérience suivante. Étant allée passer quelques jours dans une campagne, à quelques lieues de Genève, il y avait dans la famille où je me trouvais, plusieurs enfants ; comme ils faisaient beaucoup de tapage, je leur proposai, pour les occuper, un jeu plus paisible. Je pris un verre d'eau que je magnétisai, sans que personne s'en aperçût, et je leur dis : « Quel est celui d'entre vous qui aura la patience de regarder ce verre pendant vingt minutes, sans détourner les yeux ? » Je me gardai bien d'ajouter qu'ils pourraient y voir quelque chose ; c'était à titre de simple passe-temps. Plusieurs perdirent patience avant la fin de l'épreuve ; une petite fille de onze ans eut plus de persévérance ; au bout de douze minutes, elle poussa un cri de joie en disant qu'elle voyait un magnifique paysage, dont elle nous fit la description. Une autre petite fille de sept ans, ayant voulu regarder à son tour, s'endormit instantanément. De crainte de la fatiguer, je la réveillai aussitôt. Où est ici l'effet de l'imagination ?

Cette faculté peut donc être essayée dans une réunion de personnes, mais j'engage à ne point admettre aux premières expériences des personnes hostiles ; le calme et le recueillement étant nécessaires, la faculté ne s'en développera que plus facilement ; quand elle est formée, elle est moins susceptible d'être troublée.

Le médium ne voit que lorsqu'il a les yeux ouverts ; quand il les ferme, il est dans l'obscurité ; c'est du moins ce que nous avons remarqué, et cela dénote une variété dans la médiumnité voyante. Le médium ne ferme les yeux que pour se reposer, ce qui lui arrive deux ou trois fois par séance. Il voit aussi bien le jour que la nuit, mais la nuit il faut de la lumière.

L'image des personnes vivantes se présente dans le verre aussi facilement que celle des personnes mortes. En ayant demandé la raison à mon Esprit familier, il me répondit : « Ce sont leurs images que nous vous présentons ; les Esprits sont aussi habiles pour peindre que pour voyager. » Cependant les médiums distinguent sans peine un Esprit d'une personne vivante ; il a quelque chose de moins matériel.

Le médium au verre d'eau diffère du somnambule en ce que l'Esprit de ce dernier se détache ; il lui faut un fil conducteur pour aller chercher la personne absente, tandis que le premier a sous les yeux son image, qui est le reflet de son âme et de ses pensées. Il se fatigue moins que le somnambule, et il est aussi moins exposé à se laisser intimider par la vue des mauvais Esprits qui peuvent se présenter. Ces Esprits peuvent bien le fatiguer, parce qu'ils cherchent à le magnétiser, mais il peut à volonté se soustraire à leur regard, et il en reçoit d'ailleurs une impression moins directe.

Il en est de cette médiumnité comme de toutes les autres : le médium attire à lui les Esprits qui lui sont sympathiques ; au médium impur se présentent volontiers des Esprits impurs. Le moyen d'attirer les bons Esprits, c'est d'être animé de bons sentiments, de ne demander que des choses justes et raisonnables, de ne se servir de cette faculté que pour le bien, et non pour des choses futiles. Si l'on en fait un objet d'amusement, de curiosité ou de trafic, on tombe inévitablement dans la tourbe des Esprits légers et trompeurs, qui s'amusent à présenter des images ridicules et fallacieuses. »

Remarque. – Comme principe, cette médiumnité n'est certainement pas nouvelle ; mais elle se dessine ici d'une manière plus précise, surtout plus pratique, et se montre dans des conditions particulières. On peut donc la considérer comme une des variétés qui ont été annoncées. Au point de vue de la science spirite, elle nous fait pénétrer plus avant le mystère de la constitution intime du monde invisible, dont elle confirme les lois connues, en même temps qu'elle nous en montre de nouvelles applications. Elle aidera à comprendre certains phénomènes encore incompris de la vie journalière, et, par sa vulgarisation, elle ne peut manquer d'ouvrir une nouvelle voie à la propagation du Spiritisme. On voudra voir, on essayera ; on voudra comprendre, on étudiera, et beaucoup entreront dans le Spiritisme par cette porte.

Ce phénomène offre une particularité remarquable. Jusqu'à présent on a compris la vue directe des Esprits dans certaines conditions, la vue à distance d'objets réels : c'est aujourd'hui une théorie élémentaire ; mais ici ce ne sont pas les Esprits eux-mêmes que l'on voit, et qui ne peuvent venir se loger dans un verre d'eau, non plus que des maisons, des paysages et des personnes vivantes.

Ce serait, du reste, une erreur de croire que ce soit là un moyen meilleur qu'un autre de savoir tout ce qu'on désire. Les médiums voyants, par ce procédé ou tout autre, ne voient point à volonté ; ils ne voient que ce que les Esprits veulent leur faire voir, ou ont la permission de leur faire voir quand la chose est utile. On ne peut forcer ni la volonté des Esprits, ni la faculté des médiums. Pour l'exercice d'une faculté médianimique quelconque, il faut que l'appareil sensitif, si l'on peut s'exprimer ainsi, soit en état de fonctionner ; or, il ne dépend pas du médium de le faire fonctionner à sa volonté. Voilà pourquoi la médiumnité ne peut être une profession, puisqu'elle peut faire défaut au moment où elle serait nécessaire pour satisfaire le client ; de là l'incitation à la fraude pour simuler l'action de l'Esprit.

L'expérience prouve que les Esprits, quels qu'ils soient, ne sont jamais au caprice des hommes, pas plus, et moins encore que lorsqu'ils étaient de ce monde ; et, d'un autre côté, le simple bon sens dit qu'à plus forte raison les Esprits sérieux ne sauraient se rendre à l'appel du premier venu pour des choses futiles, et jouer le rôle de saltimbanques ou de diseurs de bonne aventure. Le charlatanisme seul peut prétendre à la possibilité de tenir bureau ouvert de commerce avec les Esprits.

Les incrédules rient des Spirites, parce qu'ils se figurent qu'ils croient à des Esprits confinés dans une table ou dans une boîte et qu'ils les font manœuvrer comme des marionnettes ; ils trouvent cela ridicule et ils ont cent fois raison ; où ils ont tort, c'est de croire que le Spiritisme enseigne de pareilles absurdités, tandis qu'il dit positivement le contraire. Si, parfois, dans le monde, ils en ont rencontré d'une crédulité un peu trop facile, ce n'est pas parmi les Spirites éclairés ; or, dans le nombre, il y en a nécessairement qui le sont plus ou moins, comme dans toutes les sciences.

Les Esprits ne sont pas logés dans le verre d'eau, voilà qui est positif. Qu'y a-t-il donc dans ce verre ? Une image, pas autre chose ; image prise sur nature, voilà pourquoi elle est souvent exacte. Comment est-elle produite ? Là est le problème. Le fait existe, donc il a une cause. Quoiqu'on ne puisse en donner encore une solution complète et définitive, l'article suivant nous paraît jeter un grand jour sur la question.

Photographie de la pensée

Le phénomène de la photographie de la pensée se liant à celui des créations fluidiques, décrit dans notre livre de la Genèse au chapitre des fluides, pour plus de clarté nous reproduisons le passage de ce chapitre où ce sujet est traité, et nous le complétons par de nouvelles remarques.

Les fluides spirituels, qui constituent un des états du fluide cosmique universel, sont, à proprement parler, l'atmosphère des êtres spirituels ; c'est l'élément où ils puisent les matériaux sur lesquels ils opèrent ; c'est le milieu où se passent les phénomènes spéciaux, perceptibles à la vue et à l'ouïe de l'Esprit, et qui échappent aux sens charnels impressionnés par la seule matière tangible, où se forme cette lumière particulière au monde spirituel, différente de la lumière ordinaire par sa cause et par ses effets ; c'est, enfin, le véhicule de la pensée comme l'air est le véhicule du son.

Les Esprits agissent sur les fluides spirituels, non en les manipulant comme les hommes manipulent les gaz, mais à l'aide de la pensée et de la volonté. La pensée et la volonté sont aux Esprits ce que la main est à l'homme. Par la pensée, ils impriment à ces fluides telle ou telle direction ; ils les agglomèrent, les combinent ou les dispersent ; ils en forment des ensembles ayant une apparence, une forme, une couleur déterminées ; ils en changent les propriétés comme un chimiste change celles des gaz ou autres corps, en les combinant suivant certaines lois ; c'est le grand atelier ou laboratoire de la vie spirituelle.

Quelquefois, ces transformations sont le résultat d'une intention ; souvent, elles sont le produit d'une pensée inconsciente ; il suffit à l'Esprit de penser à une chose pour que cette chose se produise, comme il suffit de moduler un air pour que cet air se répercute dans l'atmosphère.

C'est ainsi, par exemple, qu'un Esprit se présente à la vue d'un incarné doué de la vue psychique, sous les apparences qu'il avait de son vivant à l'époque où on l'a connu, aurait-il eu plusieurs incarnations depuis. Il se présente avec le costume, les signes extérieurs, – infirmités, cicatrices, membres amputés, etc., – qu'il avait alors ; un décapité se présentera avec la tête de moins. Ce n'est pas à dire qu'il ait conservé ces apparences ; non, certainement ; car, comme Esprit, il n'est ni boiteux, ni manchot, ni borgne, ni décapité, mais, sa pensée se reportant à l'époque où il était ainsi, son périsprit en prend instantanément les apparences, qu'il quitte de même instantanément, dès que la pensée cesse d'agir. Si donc il a été une fois nègre et une autre fois blanc, il se présentera comme nègre ou comme blanc, selon celle de ces deux incarnations sous laquelle il sera évoqué, et où se reportera sa pensée.

Par un effet analogue, la pensée de l'Esprit crée fluidiquement les objets dont il avait l'habitude de se servir : un avare maniera de l'or ; un militaire aura ses armes et son uniforme ; un fumeur, sa pipe ; un laboureur, sa charrue et ses bœufs ; une vieille femme sa quenouille. Ces objets fluidiques sont aussi réels pour l'Esprit qui est lui-même fluidique, qu'ils l'étaient à l'état matériel pour l'homme vivant ; mais, par la même raison qu'ils sont créés par la pensée, leur existence est aussi fugitive que la pensée.

Les fluides étant le véhicule de la pensée, ils nous apportent la pensée comme l'air nous apporte le son. On peut donc dire, en toute vérité, qu'il y a, dans ces fluides, des ondes et des rayons de pensées, qui se croisent sans se confondre, comme il y a dans l'air des ondes et des rayons sonores.

C'est, comme on le voit, un ordre de faits tout nouveaux qui se passent en dehors du monde tangible, et constituent, si l'on peut s'exprimer ainsi, la physique et la chimie spéciales du monde invisible. Mais comme, pendant l'incarnation, le principe spirituel est uni au principe matériel, il en résulte que certains phénomènes du monde spirituel se produisent conjointement avec ceux du monde matériel, et sont inexplicables pour quiconque n'en connaît pas les lois. La connaissance de ces lois est donc aussi utile aux incarnés qu'aux désincarnés, puisque seule elle peut expliquer certains faits de la vie matérielle.

La pensée créant des images fluidiques, se reflète dans l'enveloppe périspritale comme dans une glace, ou encore comme ces images d'objets terrestres qui se réfléchissent dans les vapeurs de l'air ; elle y prend un corps et s'y photographie en quelque sorte. Qu'un homme, par exemple, ait l'idée d'en tuer un autre, quelque impassible que soit son corps matériel, son corps fluidique est mis en action par la pensée dont il reproduit toutes les nuances ; il exécute fluidiquement le geste, l'acte qu'il a le dessein d'accomplir ; sa pensée crée l'image de la victime, et la scène entière se peint, comme dans un tableau, telle qu'elle est dans son esprit.

C'est ainsi que les mouvements les plus secrets de l'âme se répercutent dans l'enveloppe fluidique ; qu'une âme, incarnée ou désincarnée, peut lire dans une autre âme comme dans un livre, et voir ce qui n'est pas perceptible par les yeux du corps. Les yeux du corps voient les impressions intérieures qui se reflètent sur les traits de la figure : la colère, la joie, la tristesse ; mais l'âme voit sur les traits de l'âme les pensées qui ne se traduisent pas au-dehors.

Toutefois, d'après l'intention, le voyant peut bien pressentir l'accomplissement de l'acte qui en sera la suite, mais il ne peut déterminer le moment où il s'accomplira, ni en préciser les détails, ni même affirmer qu'il aura lieu, parce que des circonstances ultérieures peuvent modifier les plans arrêtés et changer les dispositions. Il ne peut voir ce qui n'est pas encore dans la pensée ; ce qu'il voit, c'est la préoccupation du moment, ou habituelle, de l'individu, ses désirs, ses projets, ses intentions bonnes ou mauvaises ; de là les erreurs dans les prévisions de certains voyants, lorsqu'un événement est subordonné au libre arbitre d'un homme ; ils ne peuvent qu'en pressentir la probabilité d'après la pensée qu'ils voient, mais non affirmer qu'il aura lieu de telle manière et à tel moment. Le plus ou moins d'exactitude dans les prévisions dépend en outre de l'étendue et de la clarté de la vue psychique ; chez certains individus, Esprits ou incarnés, elle est diffuse ou limitée à un point, tandis que chez d'autres elle est nette, et embrasse l'ensemble des pensées et des volontés devant concourir à la réalisation d'un fait ; mais par-dessus tout, il y a toujours la volonté supérieure qui peut, dans sa sagesse, permettre une révélation ou l'empêcher ; dans ce dernier cas, un voile impénétrable est jeté sur la vue psychique la plus perspicace. (Voir dans la Genèse, le chap. de la Prescience.)

La théorie des créations fluidiques, et par suite de la photographie de la pensée, est une conquête du Spiritisme moderne, et peut être désormais considérée comme acquise en principe, sauf les applications de détail qui sont le résultat de l'observation. Ce phénomène est incontestablement la source des visions fantastiques, et doit jouer un grand rôle dans certains rêves.

Nous pensons qu'on peut y trouver l'explication de la médiumnité par le verre d'eau. (Voir l'art. précédent.) Dès lors que l'objet que l'on voit ne peut être dans le verre, l'eau doit faire l'office d'une glace qui réfléchit l'image créée par la pensée de l'Esprit. Cette image peut être la reproduction d'une chose réelle, comme elle peut être celle d'une création de fantaisie. Le verre d'eau n'est, dans tous les cas, qu'un moyen de la reproduire, mais ce n'est pas le seul, ainsi que le prouve la diversité des procédés employés par quelques voyants ; celui-ci convient peut-être mieux à certaines organisations.

Mort de M. Bizet, curé de Sétif

La famine parmi les Esprits

Un de nos correspondants d'Algérie nous apprend, dans les termes suivants, la mort de M. Bizet, curé de Sétif :

« M. Bizet, curé de Sétif, est mort le 15 avril à l'âge de quarante-trois ans, victime, sans doute, de son zèle pendant le choléra, et des fatigues qu'il a endurées pendant la famine où il a déployé une activité et un dévouement vraiment exemplaires. Né aux environs de Viviers, dans le département de l'Ardèche, il était, depuis dix-sept ans, pasteur de cette ville où il avait su se concilier les sympathies de tous les habitants, sans distinction de cultes, par sa prudence, sa modération et la sagesse de son caractère.

Au début du Spiritisme dans cette localité, et principalement lorsque l'Echo de Sétif eut affirmé hautement cette doctrine, M. Bizet avait eu un instant l'intention de la combattre ; cependant il s'est abstenu d'entrer dans une lutte qu'on était décidé à soutenir. Depuis, il avait lu avec attention vos ouvrages. C'est vraisemblablement à cette lecture qu'on doit attribuer sa réserve pleine de sagesse lorsqu'il lui fut enjoint de lire au prône le fameux mandement de Mgr Pavie, évêque d'Alger, qui qualifiait le Spiritisme de : cette nouvelle honte de l'Algérie. M. Bizet n'a pas voulu lire lui-même ce mandement en chaire ; il en a fait donner lecture par son vicaire, sans y ajouter aucun commentaire. »

Nous extrayons en outre du Journal de Sétif, du 23 avril, le passage suivant de l'article nécrologique qu'il a publié sur M. Bizet.

« Le lendemain de sa mort, 15 avril, ses obsèques ont eu lieu. Une messe de requiem a été chantée, à dix heures du matin, pour le repos de son âme ; un de MM. les grands vicaires, envoyé par Mgr l'évêque depuis quelques jours, officiait. Pas un Sétifien ne manquait ; les différentes religions s'étaient réunies et confondues pour dire un adieu à M. le curé Bizet. Les Arabes, représentés par des caïds et cadhis ; les israélites par le rabbin et les principaux notables parmi eux ; les protestants par leur pasteur, étaient là, rivalisant de zèle et d'empressement pour rendre à M. l'abbé Bizet un dernier témoignage d'estime, d'affection et de regrets.

La réunion de tant de communions diverses en un même sentiment de sympathie, est un des plus beaux succès remportés par la charité chrétienne, qui, pendant le cours de son apostolat à Sétif, n'a cessé d'animer M. l'abbé Bizet. Vivant au milieu d'une population qui est loin d'être homogène, et parmi laquelle se trouvent des dissidents de toutes sortes, il a su conserver intact le dépôt catholique qui lui avait été confié, tout en ayant avec ceux qui ne partageaient pas ses convictions religieuses des rapports bienveillants et affectueux, qui lui ont valu la sympathie de tous.

Mais ce qui débordait de tous les cœurs, c'était le souvenir des sentiments de charité chrétienne qui animaient M. l'abbé Bizet. Sa charité était douce, patiente surtout, pendant le long hiver que nous venons de traverser, au milieu d'une misère affreuse qui avait mis à sa charge une foule de malheureux. Sa charité croyait tout, espérait tout, supportait tout et ne se décourageait jamais. C'est au milieu de ce dévouement pour secourir de malheureux affamés, menacés tous les jours de mourir de froid et de faim, qu'il a pris le germe de la maladie qui l'a ravi de ce monde, si toutefois il n'était déjà atteint, par suite du zèle exceptionnel qu'il avait déployé pendant le choléra de l'été dernier. »

M. Bizet était-il Spirite ? ostensiblement non ; intérieurement, nous l'ignorons ; s'il ne l'était pas, il avait du moins le bon esprit de ne pas jeter l'anathème à une croyance qui ramène à Dieu les incrédules et les indifférents. Du reste, que nous importe ? C'était un homme de bien, un vrai chrétien, un prêtre selon l'Évangile ; à ce titre, nous eût-il été hostile, les Spirites ne l'en placeraient pas moins au rang des hommes dont l'humanité doit honorer la mémoire et qu'elle doit prendre pour modèles.

La Société spirite de Paris a voulu lui donner un témoignage de sa respectueuse sympathie en l'appelant dans son sein, où il a donné la communication suivante :

Société de Paris, 14 mai 1868.

« Je suis heureux, monsieur, du bienveillant appel que vous avez bien voulu m'adresser, et auquel je me fais un honneur en même temps qu'un plaisir de répondre. Si je ne me suis pas rendu immédiatement au milieu de vous, c'est que le trouble de la séparation et le spectacle nouveau dont j'ai été frappé, ne me l'ont point permis. Et puis, je ne savais auquel entendre ; j'ai retrouvé bien des amis dont le sympathique accueil m'a puissamment aidé à me reconnaître ; mais j'ai eu aussi sous les yeux le spectacle atroce de la famine parmi les Esprits. J'ai retrouvé là-haut nombre de ces malheureux, morts dans les tortures de la faim, cherchant encore à satisfaire en vain un besoin imaginaire, luttant les uns contre les autres pour s'arracher un lambeau de nourriture qui se dérobe sous leurs mains, s'entre-déchirant, et, si je puis dire, s'entre-dévorant ; une horrible scène, hideuse, dépassant tout ce que l'imagination humaine peut concevoir de plus désolant !… Nombre de ces malheureux m'ont reconnu, et leur premier cri a été : Du pain ! C'est en vain que j'essayais de leur faire comprendre leur situation ; ils étaient sourds à mes consolations. – Quelle terrible chose que la mort dans de semblables conditions, et comme ce spectacle est bien de nature à faire réfléchir sur le néant de certaines pensées humaines !… Ainsi, tandis que sur terre on pense que ceux qui sont partis sont au moins délivrés de la torture cruelle qu'ils subissaient, on s'aperçoit de l'autre côté qu'il n'en est rien, et que le tableau n'est pas moins sombre, bien que les acteurs aient changé d'apparence.

Vous me demandez si j'étais Spirite. Si vous entendez par ce mot accepter toutes les croyances que votre doctrine préconise, non, je n'en étais point là. J'admirais vos principes ; je les croyais capables de faire le salut de ceux qui les mettent sincèrement en pratique ; mais je faisais mes réserves sur un grand nombre de points. Je n'ai pas suivi, à votre égard, l'exemple de mes confrères et de certains de mes supérieurs que je blâmais intérieurement, parce que j'ai toujours pensé que l'intolérance était la mère de l'incrédulité, et qu'il était préférable d'avoir une croyance portant à la charité et à la pratique du bien, que de ne pas en avoir du tout. Étais-je Spirite de fait ? Il ne m'appartient pas de me prononcer à cet égard.

Quant au peu de bien que j'ai pu faire, je suis vraiment confus des éloges exagérés dont il m'a rendu l'objet. Qui n'aurait agi comme moi ?… Ne sont-ils pas plus méritants que moi encore, s'il y a quelque mérite à cela, ceux qui se sont dévoués à secourir les malheureux Arabes, et qui n'y ont été portés que par l'amour du bien ?… La charité était pour moi un devoir, par suite du caractère dont j'étais revêtu. En y manquant, j'aurais été coupable, j'aurais menti à Dieu et aux hommes auxquels j'avais consacré mon existence. Qui aurait pu d'ailleurs rester insensible à tant de misères ?…

Vous le voyez, on a fait comme toujours : on a grossi énormément les faits ; on m'a entouré d'une sorte de renommée dont je suis confus et chagrin, et dont je souffre dans mon amour-propre ; car enfin je sais bien que je ne mérite pas tout cela, et je suis bien sûr, monsieur, qu'en me connaissant mieux, vous réduirez à sa juste valeur le bruit que l'on a fait autour de moi. Si j'ai quelque mérite, qu'on me l'accorde, j'y consens, mais qu'on ne m'élève pas un piédestal avec une réputation usurpée : je ne saurais y souscrire.

Comme vous le voyez, monsieur, je suis encore bien neuf dans ce monde nouveau pour moi, bien ignorant surtout, et plus désireux de m'instruire que capable d'instruire les autres. Vos principes me paraissent aujourd'hui d'autant plus justes qu'après en avoir lu la théorie, j'en vois l'application pratique la plus large. Aussi serais-je heureux de me les assimiler complètement, et vous serais-je reconnaissant si vous voulez bien quelquefois m'accepter pour un de vos auditeurs.

Curé Bizet. »

Remarque. A quiconque ne connaît pas la véritable constitution du monde invisible, il paraîtra étrange que des Esprits qui, selon eux, sont des êtres abstraits, immatériels, indéfinis, sans corps, soient en proie aux horreurs de la famine ; mais l'étonnement cesse quand on sait que ces mêmes Esprits sont des êtres comme nous ; qu'ils ont un corps, fluidique il est vrai, mais qui n'en est pas moins de la matière ; qu'en quittant leur enveloppe charnelle, certains Esprits continuent la vie terrestre avec les mêmes vicissitudes pendant un temps plus ou moins long. Cela paraît singulier, mais cela est, et l'observation nous apprend que telle est la situation des Esprits qui ont plus vécu de la vie matérielle que de la vie spirituelle, situation souvent terrible, car l'illusion des besoins de la chair se fait sentir, et l'on a toutes les angoisses d'un besoin impossible à assouvir. Le supplice mythologique de Tentale accuse, chez les anciens, une connaissance plus exacte qu'on ne le suppose de l'état du monde d'outre-tombe, plus exacte surtout que chez les modernes.

Tout autre est la position de ceux qui, dès cette vie, se sont dématérialisés par l'élévation de leurs pensées et leur identification avec la vie future ; toutes les douleurs de la vie corporelle cessent avec le dernier soupir, et l'Esprit plane aussitôt, radieux, dans le monde éthéré, heureux comme le prisonnier délivré de ses chaînes.

Qui nous a dit cela ? Est-ce un système, une théorie ? Quelqu'un a-t-il dit qu'il en devait être ainsi, et le croit-on sur parole ? Non ; ce sont les habitants eux-mêmes du monde invisible qui le répètent sur tous les points du globe pour l'enseignement des incarnés.

Oui, des légions d'Esprits continuent la vie corporelle avec ses tortures et ses angoisses ; mais lesquels ? Ceux qui sont encore trop inféodés à la matière pour s'en détacher instantanément. Est-ce une cruauté de l'Être suprême ? Non, c'est une loi de nature inhérente à l'état d'infériorité des Esprits et nécessaire à leur avancement ; c'est une prolongation mixte de la vie terrestre pendant quelques jours, quelques mois, quelques années, selon l'état moral des individus. Seraient-ils bien venus à taxer de barbarie cette législation, ceux qui préconisent le dogme des peines éternelles, irrémissibles, et les flammes de l'enfer comme un effet de la souveraine justice ? Peuvent-ils le mettre en parallèle avec une situation temporaire, toujours subordonnée à la volonté de l'individu de progresser, à la possibilité de s'avancer par de nouvelles incarnations ? Ne dépend-il pas d'ailleurs de chacun d'échapper à cette vie intermédiaire qui n'est franchement ni la vie matérielle ni la vie spirituelle ? Les Spirites y échappent naturellement, parce que, comprenant l'état du monde spirituel avant d'y entrer, ils se rendent immédiatement compte de leur situation.

Les évocations nous montrent une foule d'Esprits qui croient être encore de ce monde : des suicidés, des suppliciés qui ne se doutent pas qu'ils sont morts, et souffrent de leur genre de mort ; d'autres qui assistent à leur enterrement comme à celui d'un étranger ; des avares qui gardent leurs trésors, des souverains qui croient encore commander et qui sont furieux de n'être pas obéis ; après de grands désastres maritimes, des naufragés qui luttent contre la fureur des flots ; après une bataille, des soldats qui se battent, et à côté de cela des Esprits radieux, qui n'ont plus rien de terrestre, et sont aux incarnés ce que le papillon est à la chenille. Peut-on demander à quoi servent les évocations alors qu'elles nous font connaître, jusque dans ses plus infimes détails, ce monde qui nous attend tous au sortir de celui-ci ? C'est l'humanité incarnée qui converse avec l'humanité désincarnée ; le prisonnier qui cause avec l'homme libre. Non, certes, elles ne servent à rien à l'homme superficiel qui n'y voit qu'un amusement ; elles ne lui servent pas plus que la physique et la chimie amusantes ne servent à son instruction ; mais pour le philosophe, l'observateur sérieux qui pense au lendemain de la vie, c'est une grande et salutaire leçon ; c'est tout un monde nouveau qui se découvre ; c'est la lumière jetée sur l'avenir ; c'est la destruction des préjugés séculaires sur l'âme et la vie future ; c'est la sanction de la solidarité universelle qui relie tous les êtres. On peut être trompé, dit-on ; sans doute, comme on peut l'être sur toutes choses, même sur celles que l'on voit et que l'on touche : tout dépend de la manière d'observer.

Le tableau que présente M. le curé Bizet n'a donc rien d'étrange ; il vient, au contraire, confirmer, par un grand exemple de plus, ce que l'on savait déjà ; et, ce qui écarte toute idée de répercussion de pensées, c'est qu'il l'a fait spontanément, sans que personne songeât à porter son attention sur ce point. Pourquoi donc serait-il venu le dire sans qu'on le lui demandât, si cela n'était pas ? Il y a sans doute été poussé pour notre instruction. Toute la communication, d'ailleurs, porte un cachet de gravité, de sincérité et de modestie qui est bien dans son caractère et qui n'est pas le propre des Esprits mystificateurs.



Le Spiritisme partout

Le journal la Solidarité.


Le Spiritisme conduit précisément au but que se proposent tous les hommes de progrès ; il est donc impossible que, même sans se connaître, ils ne se rencontrent pas sur certains points, et que, lorsqu'ils se connaîtront, ils ne se donnent pas la main pour marcher de conserve à l'encontre de leurs ennemis communs : les préjugés sociaux, la routine, le fanatisme, l'intolérance et l'ignorance.

La Solidarité est un journal dont les rédacteurs prennent leur titre au sérieux ; et quel champ plus vaste et plus fécond pour le philosophe moraliste que ce mot qui renferme tout le programme de l'avenir de l'humanité ! Aussi cette feuille, qui s'est toujours fait remarquer par la haute portée de ses vues, si elle n'a pas la popularité des feuilles légères, s'est acquis un crédit plus solide parmi les penseurs sérieux[1]. Bien que, jusqu'à ce jour, elle ne se soit pas montrée fort sympathique à nos doctrines, nous ne rendions pas moins justice à la sincérité de ses vues et à l'incontestable talent de sa rédaction. C'est donc avec une vive satisfaction que nous la voyons aujourd'hui rendre à son tour justice aux principes du Spiritisme. Ses rédacteurs nous rendront aussi celle de reconnaître que nous n'avons fait aucune démarche pour les amener à nous ; leur opinion n'est donc le résultat d'aucune condescendance personnelle.

Sous le titre de : Bulletin du mouvement philosophique et religieux, le numéro du 1er mai contient un remarquable article dont nous extrayons les passages suivants :

« Le gâchis va sans cesse augmentant. Où s'arrêtera-t-il ? Ce n'est pas seulement en politique qu'on ne s'entend plus ; ce n'est plus seulement en économie sociale, c'est aussi en morale et en religion, de sorte que le trouble s'étend à toutes les sphères de l'activité humaine, qu'il a envahi tout le domaine de la conscience, et que la civilisation elle-même est en cause.

Non pas que l'ordre matériel soit en danger. Il y a aujourd'hui dans la société trop d'éléments acquis et trop d'intérêts à conserver pour que l'ordre matériel puisse y être sérieusement troublé. Mais l'ordre matériel ne prouve rien. Il peut persister longtemps alors que le principe même de la vie sociale est atteint et que la corruption dissout lentement l'organisme. L'ordre régnait à Rome sous les Césars, tandis que la civilisation romaine allait tous les jours s'écroulant, non sous l'effort des Barbares, mais sous le poids de ses propres vices.

Notre société parviendra-t-elle à éliminer de son sein les éléments morbides qui menacent de devenir pour elle des germes de dissolution et de mort ? Nous l'espérons, mais il faut le point d'appui des principes éternels, le concours d'une science vraiment positive, et la perspective d'un idéal nouveau.

Ce sont là les conditions du salut social, parce que ce sont là pour les individus les moyens d'une véritable renaissance. Une société ne peut être que le produit des êtres sociaux qui la constituent, et comme la résultante de leur état physique, intellectuel et moral. Si vous voulez une transformation sociale, faites d'abord l'homme nouveau[2].

Bien que le cercle des lecteurs des publications philosophiques se soit beaucoup agrandi dans ces dernières années, que de gens ignorent encore l'existence de ces journaux, ou bien négligent de les lire ! C'est un tort. Impossible, sans eux, de se rendre compte de l'état des âmes. Les organes de la philosophie contemporaine ont encore une autre portée : ils préparent les questions que les événements poseront bientôt, et qu'il sera urgent de résoudre.

Certes, la confusion est grande dans la presse philosophique ; c'est un peu la tour de Babel : chacun y parle sa langue et s'y préoccupe bien plus de couvrir la voix du voisin que d'écouter ses raisons. Chaque système aspire à être seul, et exclut tous les autres. Mais il faut se garder de les prendre au mot dans leur exclusivisme. Il n'en est peut-être pas un qui ne représente quelque point de vue légitime. Tous passeront : la vérité seule est éternelle ; mais aucun d'eux, peut-être, n'aura été complètement stérile ; pas un n'aura disparu sans ajouter quelque chose au capital intellectuel de l'humanité. Le matérialisme, le positivisme religieux et le positivisme philosophique, l'indépendantisme (qu'on me pardonne ce barbarisme, il n'est pas de moi), le criticisme, l'idéalisme, le spiritualisme, le spiritisme, – car il faut compter avec ce nouveau venu qui a plus de partisans que tous les autres ensemble ; – et d'une autre part, le protestantisme libéral, l'idéalisme libéral, et même le catholicisme libéral : tels sont les noms des principales bannières qui, à des titres divers et avec des forces inégales, se trouvent représentées dans le camp philosophique. Sans doute il n'y a point là d'armée puisqu'il n'y a ni obéissance à un chef, ni hiérarchie, ni discipline, mais ces bandes, aujourd'hui divisées et indépendantes, peuvent être réunies par un danger commun.

Le mouvement philosophique auquel nous assistons précède de peu de temps le grand mouvement religieux qui se prépare. Bientôt les questions religieuses passionneront les esprits comme le faisaient naguère les questions sociales, et plus fortement encore.

Que l'ordre doive se fonder par une simple évolution de l'idée chrétienne ramenée à sa pureté primitive, comme le pensent quelques-uns, ou par une espèce de fusion des croyances sur le terrain vague d'un déisme judéo-chrétien, comme l'espèrent d'autres hommes de bonne volonté, ou, ce qui nous paraît beaucoup plus probable, par l'intervention d'une idée plus large et plus compréhensible, qui donne à la vie humaine son véritable but, le premier besoin pour l'époque où nous sommes, c'est la liberté : liberté de penser et de publier sa pensée, liberté de conscience et de culte, liberté de propagande et de prédication ! Certes, au milieu de tant de systèmes en présence, il est impossible qu'on ne voie pas s'ouvrir une phase de discussions ardentes, passionnées, désordonnées en apparence, mais cette phase préparatoire est nécessaire comme l'agitation chaotique est nécessaire à la création. Comme les éclairs et la foudre dans l'atmosphère terrestre, le brassement des idées agite l'atmosphère morale pour la purifier. Qui peut craindre l'orage, sachant qu'il doit rétablir l'équilibre troublé et renouveler les sources de la vie ? »

Le même numéro contient l'appréciation suivante de notre ouvrage sur la Genèse. Nous ne la reproduisons que parce qu'elle se rattache aux intérêts généraux de la doctrine :

« Il se passe à notre époque un fait d'une importance capitale, et l'on affecte de ne pas le voir. Il y a là cependant des phénomènes à observer qui intéressent la science, notamment la physique et la physiologie humaines ; mais, lors même que les phénomènes de ce qu'on appelle le Spiritisme n'existeraient que dans l'imagination de ses adeptes, la croyance au Spiritisme, si rapidement répandue partout, est en elle-même un phénomène considérable et bien digne d'occuper les méditations du philosophe.

Il est difficile, même impossible d'apprécier le nombre des personnes qui croient au Spiritisme, mais on peut dire que cette croyance est générale aux Etats-Unis, et qu'elle se propage de plus en plus en Europe. En France, il y a toute une littérature spirite. Paris possède deux ou trois journaux qui la représentent. Lyon, Bordeaux, Marseille ont chacun le sien.

M. Allan Kardec est en France le représentant le plus éminent du Spiritisme. Ce fut un bonheur pour cette croyance d'avoir rencontré un chef de file qui a su la maintenir dans les limites du rationalisme. Il eût été si facile, avec tout ce mélange de phénomènes réels et de créations purement idéales et subjectives qui constitue la merveillosité de ce qu'on appelle le Spiritisme, de se laisser aller à l'attrait du miracle, et à la résurrection des vieilles superstitions ! Le Spiritisme aurait pu prêter aux ennemis de la raison un puissant appui s'il eût tourné à la démonologie, et il existe au sein du monde catholique un parti qui y fait encore tous ses efforts. Il y a là aussi toute une littérature déplorable, malsaine, mais heureusement sans influence. Le Spiritisme, au contraire, en France comme aux Etats-Unis, a résisté à l'esprit du moyen âge. Le démon n'y joue aucun rôle, et le miracle n'y vient jamais introduire ses sottes explications.

A part l'hypothèse qui fait le fond du Spiritisme et qui consiste à croire que les Esprits des personnes mortes s'entretiennent avec les vivants au moyen de certains procédés de correspondance, très simples et à la portée de tout le monde ; à part, disons-nous, l'hypothèse de ce point de départ, on se trouve en présence d'une doctrine générale qui est parfaitement en rapport avec l'état de la science à notre époque, et qui répond parfaitement aux besoins et aux aspirations modernes. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que la doctrine spirite est à peu près la même partout. Si on ne l'étudie qu'en France, on peut croire que les ouvrages de M. Allan Kardec, qui sont comme l'encyclopédie du Spiritisme, y sont pour beaucoup. Mais cette parité de doctrine s'étend aux autres pays ; par exemple les enseignements de Davis aux Etats-Unis ne diffèrent pas essentiellement de ceux de M. Allan Kardec. Il est vrai que, dans les idées émises par le Spiritisme, on ne trouve rien qui n'eût pu être trouvé par l'esprit humain livré aux seules ressources de l'imagination et de la science positive ; mais, du moment où les synthèses qui sont proposées par les écrivains spirites sont scientifiques et rationnelles, elles méritent d'être examinées sans prévention, sans parti pris, par la critique philosophique.

Le nouvel ouvrage de M. Allan Kardec aborde les questions qui font l'objet de nos études. Nous ne pouvons aujourd'hui en présenter le compte rendu. Nous y reviendrons dans un prochain numéro, et nous dirons en même temps ce que nous pensons des phénomènes dits spirites, et des explications qui peuvent en être données dans l'état actuel de la science. »

Nota. – Ce même numéro contient un remarquable article de M. Raisant, intitulé : Mon idéal religieux, et que les Spirites ne désavoueraient pas.


[1] La Solidarité, journal mensuel de 16 pages in-4, paraissant le 1er de chaque mois. Prix : Paris, 5 francs par an ; départements, 6 francs ; étranger, 7 francs. Prix d'un numéro, 25 centimes ; par la poste, 30 centimes. - Bureau : rue des Saints-Pères, 13, à la Librairie des Sciences sociales.


[2] Nous avons écrit en 1862 : « Avant de faire les institutions pour les hommes, il faut former les hommes pour les institutions. » (Voyage Spirite.)




Conférences



Dans une série de conférences faites au mois d'avril dernier par M. Chavée, à l'Institut libre du boulevard des Capucines, n° 39, l'orateur a fait, avec autant de talent que de véritable science, une étude analytique et philosophique des Vedas indiens et des lois de Manou, comparés au livre de Job et des Psaumes. Ce sujet l'a conduit à des considérations d'une haute portée qui touchent directement aux principes fondamentaux du Spiritisme. Voici quelques notes recueillies par un auditeur dans ces conférences ; ce ne sont que des pensées saisies au vol, qui perdent nécessairement à être détachées de l'ensemble et privées de leurs développements, mais qui suffisent pour montrer l'ordre d'idées suivi par l'auteur :

« A quoi sert-il de jeter un voile sur ce qui est ? A quoi sert de ne pas dire tout haut ce que l'on pense tout bas ? Il faut avoir le courage de le dire ; quant à moi, j'aurai ce courage. »

Dans les Védas indiens il est dit : « On a ses pairs là-haut, » et je suis de cet avis.

Avec les yeux de la chair on ne peut tout voir.

L'homme a une existence indéfinie, et le progrès de l'âme est indéfini. Quelle que soit la somme de ses lumières, elle a toujours à apprendre, car elle a l'infini devant elle, et bien qu'elle ne puisse l'atteindre, son but sera toujours de s'en rapprocher de plus en plus.

L'homme individuel ne peut exister sans un organisme qui le limite au sein de la création. Si l'âme existe après la mort, elle a donc un corps, un organisme que j'appelle organisme supérieur par opposition au corps charnel qui est l'organisme inférieur. Pendant la veille ces deux organismes sont pour ainsi dire confondus ; pendant le sommeil, le somnambulisme et l'extase, l'âme ne se sert que de son corps éthéréen ou organisme supérieur ; elle est plus libre dans cet état ; ses manifestations sont plus élevées, parce qu'elle agit sur cet organisme plus parfait qui lui offre moins de résistance ; elle embrasse un ensemble de rapports qui étonne, ce qu'elle ne peut avec son organisme inférieur qui limite sa clairvoyance et le champ de ses observations.

L'âme est sans étendue ; elle n'est étendue que par son corps éthéréen, et circonscrite par les limites de ce corps que saint Paul appelle organisme lumineux.

Un organisme, éthéréen dans ses éléments constitutifs, mais invisible et atteignable seulement par l'induction scientifique, ne contrarie en rien les lois connues de la physique et de la chimie.

Il y a des faits, que l'expérimentation d'ailleurs peut toujours reproduire, constatant l'existence, chez l'homme, d'un organisme interne supérieur devant succéder à l'organisme opaque habituel au moment de la destruction de ce dernier.

Après que la mort a séparé l'âme de son organisme charnel, elle continue la vie, dans l'espace, avec son corps éthéré, conservant ainsi son individualité. Parmi les hommes dont nous avons parlé et qui sont morts selon la chair, il y en a certainement ici parmi nous qui assistent, invisibles, à nos entretiens ; ils sont à nos côtés, et planent au-dessus de nos têtes ; ils nous voient et nous entendent. Oui, ils sont là, je vous en donne l'assurance.

L'échelle des êtres est continue ; avant d'être ce que nous sommes, nous avons passé par tous les degrés de cette échelle qui sont au-dessous de nous, et nous continuerons de gravir ceux qui sont au-dessus. Avant que notre cerveau fût reptile, il a été poisson, et il a été poisson avant d'être mammifère.

Les matérialistes nient ces vérités ; ce sont d'honnêtes gens ; ils sont de bonne foi, mais ils se trompent ! Je mets au défi un matérialiste de venir ici, à cette tribune, prouver qu'il a raison et que j'ai tort. Qu'on vienne prouver le matérialisme ! Non, on ne le prouvera pas ; on n'émettra que des idées s'appuyant sur le vide ; on n'opposera que des dénégations, tandis que je vais démontrer par des faits la vérité de ma thèse.

Y a-t-il des phénomènes pathologiques qui prouvent l'existence de l'âme après la mort ? Oui, il y en a, et je vais vous en citer. Je vois ici des docteurs en médecine qui prétendent que cela n'est pas. Je ne leur répondrai que ceci : Si vous n'en avez pas vu, c'est que avez mal regardé. Observez, cherchez, étudiez, et vous en trouverez comme j'en ai trouvé moi-même.

C'est au somnambulisme et à l'extase que je vais demander les preuves que je vous ai promises. – Au somnambulisme ? me dira-t-on ; mais l'Académie de médecine ne l'a pas encore reconnu. – Qu'est-ce que cela me fait ? Je n'ai que faire de l'Académie de médecine et je m'en passerai. – Mais M. Dubois, d'Amiens, a écrit de gros in-octavo contre cette doctrine. – Cela ne m'importe pas davantage ; ce sont des opinions sans preuves, qui disparaissent devant les faits.

On me dira encore : « Ce n'est plus la mode de défendre le somnambulisme. » Je répondrai que je ne tiens point à être à la mode, et que, si peu d'hommes osent professer des vérités qui attirent encore le ridicule, je suis de ceux que le ridicule ne peut atteindre, et qui le bravent volontiers pour dire courageusement ce qu'ils croient être la vérité. Si chacun de nous agissait ainsi, l'incrédulité perdrait bientôt tout le terrain qu'elle a gagné depuis quelque temps, et serait remplacée par la foi ; non, la foi, fille de la révélation, mais la foi plus solide, fille de la science, de l'observation et de la raison. »

L'orateur cite de nombreux exemples de somnambulisme et d'extase, qui lui ont donné la preuve, en quelque sorte matérielle, de l'existence de l'âme, de son action isolée du corps charnel, de son individualité après la mort, et, finalement de son corps éthéré, qui n'est autre que l'enveloppe fluidique ou périsprit.

L'existence du périsprit, soupçonnée de toute antiquité, comme on le voit, par des intelligences d'élite, mais ignorée des masses, démontrée et vulgarisée en ces derniers temps par le Spiritisme, est toute une révolution dans les idées psychologiques, et par suite dans la philosophie. Ce point de départ admis, on arrive forcément, de déduction en déduction, à l'individualité de l'âme, à la pluralité des existences, au progrès indéfini, à la présence des Esprits parmi nous, en un mot à toutes les conséquences du Spiritisme, jusqu'au fait des manifestations qui s'expliquent d'une manière toute naturelle.

D'un autre côté, nous avons démontré dans le temps, qu'en parlant du principe de la pluralité des existences, admis aujourd'hui par nombre de penseurs sérieux, en dehors même du Spiritisme, on arrive exactement aux mêmes conséquences.

Si donc des hommes, dont le savoir fait autorité, professent ouvertement, par la parole ou par leurs écrits, même sans parler du Spiritisme, les uns la doctrine du périsprit sous un nom quelconque, d'autres la pluralité des existences, c'est en réalité professer le Spiritisme, puisque ce sont deux routes qui y conduisent forcément. S'ils ont puisé ces idées en eux-mêmes et dans leurs propres observations, cela n'en prouve que mieux qu'elles sont dans la nature et combien leur puissance est irrésistible. Ainsi, le périsprit et la réincarnation sont désormais deux portes ouvertes pour le Spiritisme dans le domaine de la philosophie et dans les croyances populaires.

Les conférences de M. Chavée sont donc de véritables conférences spirites, moins le mot ; et, sous ce dernier rapport, nous dirons qu'elles sont, pour le moment, plus profitables à la doctrine que si elles en arboraient ouvertement le drapeau. Elles en popularisent les idées fondamentales sans offusquer ceux qui, par ignorance de la chose, auraient des préventions contre le nom. Une preuve évidente de la sympathie que ces idées rencontrent dans l'opinion, c'est l'accueil enthousiaste qui est fait aux doctrines professées par M. Chavée, par le public nombreux qui se presse à ses conférences.

Nous sommes persuadé que plus d'un écrivain, qui tourne les Spirites en ridicule, applaudit M. Chavée et ses doctrines, qu'il trouve parfaitement rationnelles, sans se douter qu'elles ne sont autres que du plus pur Spiritisme.

Le journal la Solidarité, dans le numéro du 1er mai, que nous avons cité plus haut, donne de ces conférences un compte rendu, sur lequel nous appelons l'attention de nos lecteurs, en ce qu'il complète à d'autres points de vue les renseignements ci-dessus.

Nota. – L'abondance des matières nous oblige à remettre au prochain numéro le compte rendu de deux très intéressants feuilletons de M. Bonnemère, l'auteur du Roman de l'avenir, publiés dans le Siècle des 24 et 25 avril 1868, sous le titre de Paris somnambule ; le Spiritisme y est clairement défini.



Notices bibliographiques

La religion et la politique dans la Société moderne par Frédéric Herrenschneider[1]

M. Herrenschneider est un ancien saint-simonien, et c'est là qu'il a puisé son ardent amour du progrès. Depuis, il est devenu Spirite, et cependant nous sommes loin de partager sa manière de voir sur tous les points, et d'accepter toutes les solutions qu'il donne. Son ouvrage est une œuvre de haute philosophie où l'élément spirite tient une place importante ; nous ne l'examinerons qu'au point de vue de la concordance et de la divergence de ses idées en ce qui touche le Spiritisme. Avant d'entrer dans l'examen de sa théorie quelques considérations préliminaires nous paraissent essentielles.

Trois grandes doctrines se partagent les esprits, sous les noms de religions différentes et de philosophies fort distinctes ; ce sont le matérialisme, le spiritualisme et le Spiritisme ; or, on peut être matérialiste et croire ou ne pas croire au libre arbitre de l'homme ; dans le second cas on est athée ou panthéiste ; dans le premier, on est inconséquent, et l'on prend encore le nom de panthéiste ou celui de naturaliste, positiviste, etc.

On est spiritualiste dès l'instant qu'on n'est pas matérialiste, c'est-à-dire qu'on admet un principe spirituel distinct de la matière, quelle que soit l'idée que l'on se fasse de sa nature et de sa destinée. Les catholiques, les grecs, les protestants, les juifs, les musulmans, les déistes sont spiritualistes, malgré les différences essentielles de dogmes qui les divisent.

Les Spirites se font de l'âme une idée plus nette et plus précise ; ce n'est pas un être vague et abstrait, mais un être défini qui revêt une forme concrète, limitée, circonscrite. Indépendamment de l'intelligence qui est son essence, elle a des attributs et des effets spéciaux, qui constituent les principes fondamentaux de leur doctrine. Ils admettent : le corps fluidique ou périsprit ; le progrès indéfini de l'âme ; la réincarnation ou pluralité des existences, comme nécessité du progrès ; la pluralité des mondes habités ; la présence au milieu de nous des âmes ou Esprits qui ont vécu sur la terre et continuation de leur sollicitude pour les vivants ; la perpétuité des affections ; la solidarité universelle qui relie les vivants et les morts ; les Esprits de tous les mondes, et, par suite, l'efficacité de la prière ; la possibilité de communiquer avec les Esprits de ceux qui ne sont plus ; chez l'homme, la vue spirituelle ou psychique qui est un effet de l'âme.

Ils rejettent le dogme des peines éternelles, irrémissibles, comme inconciliable avec la justice de Dieu ; mais ils admettent que l'âme, après la mort, souffre et subit les conséquences de tout le mal qu'elle a fait pendant la vie, de tout le bien qu'elle aurait pu faire et qu'elle n'a pas fait. Ses souffrances sont la conséquence naturelle de ses actes ; elles durent autant que la perversité ou l'infériorité morale de l'Esprit ; elles diminuent à mesure qu'il s'améliore, et cessent par la réparation du mal ; cette réparation a lieu dans les existences corporelles successives. L'Esprit, ayant toujours sa liberté d'action, est ainsi le propre artisan de son bonheur et de son malheur en ce monde et en l'autre. L'homme n'est porté fatalement ni au bien ni au mal ; il accomplit l'un et l'autre par sa volonté, et se perfectionne par l'expérience. En conséquence de ce principe, les Spirites n'admettent ni les démons prédestinés au mal, ni la création spéciale d'anges prédestinés au bonheur infini sans avoir eu la peine de le mériter ; les démons sont des Esprits humains encore imparfaits, mais qui s'amélioreront avec le temps ; les anges, des Esprits arrivés à la perfection après avoir passé, comme les autres, par tous les degrés de l'infériorité.

Le Spiritisme n'admet, pour chacun, que la responsabilité de ses propres actes ; le péché originel, selon lui, est personnel ; il consiste dans les imperfections que chaque individu apporte en renaissant, parce qu'il ne s'en est pas encore dépouillé dans ses précédentes existences, et dont il subit naturellement les conséquences dans l'existence actuelle.

Il n'admet pas non plus, comme suprême récompense finale, l'inutile et béate contemplation des élus pendant l'éternité ; mais, au contraire, une activité incessante du haut en bas de l'échelle des êtres, où chacun a des attributions en rapport avec son degré d'avancement.

Tel est, en résumé très raccourci, la base des croyances spirites ; on est Spirite du moment qu'on entre dans cet ordre d'idées, lors même qu'on n'admettrait pas tous les points de la doctrine dans leur intégrité ou toutes leurs conséquences. Pour n'être pas Spirite complet, on n'en est pas moins Spirite, ce qui fait qu'on l'est souvent sans le savoir, quelquefois sans vouloir se l'avouer, et que, parmi les sectateurs des différentes religions, beaucoup sont Spirites de fait, si ce n'est de nom.

La croyance commune pour les spiritualistes, c'est de croire en un Dieu créateur, et d'admettre que l'âme, après la mort, continue d'exister, sous forme de pur Esprit, complètement détachée de toute matière, et aussi qu'elle pourra, avec ou sans la résurrection de son corps matériel, jouir d'une existence éternelle, heureuse ou malheureuse.

Les matérialistes croient, au contraire, que la force est inséparable de la matière et ne peut exister sans elle ; par suite, Dieu n'est pour eux qu'une hypothèse gratuite, à moins qu'il ne soit la matière elle-même ; les matérialistes nient de toute leur force la conception d'une âme essentiellement spirituelle et celle d'une personnalité survivant à la mort.

Leur critique est fondée, en ce qui concerne l'âme telle que les spiritualistes l'acceptent, sur ce que la force étant inséparable de la matière, une âme personnelle, active et puissante ne peut exister comme un point géométrique dans l'espace, sans dimension d'aucune sorte, ni longueur, ni largeur, ni hauteur. Quelle force, quelle puissance, quelle action peut avoir une telle âme sur le corps pendant la vie ; quel progrès peut-elle accomplir, et de quelle manière en conserve-t-elle la trace puisqu'elle n'est rien ; comment pourrait-elle être susceptible de bonheur ou de malheur après la mort ? disent-ils aux spiritualistes.

Il ne faut pas se le dissimuler, cette argumentation est spécieuse, mais elle est sans valeur contre la doctrine des Spirites ; ils admettent bien l'âme distincte du corps, comme les spiritualistes, avec une vie éternelle et une personnalité indestructible, mais ils considèrent cette âme comme indissolublement unie à la matière ; non pas la matière du corps lui-même, mais une autre plus éthérée, fluidique et incorruptible qu'ils appellent périsprit, mot heureux exprimant bien la pensée qui est l'origine et la base même du Spiritisme.

Si nous résumons les trois doctrines, nous dirons que, pour les matérialistes, l'âme n'existe pas ; ou si elle existe, elle se confond avec la matière sans aucune personnalité distincte en dehors de la vie présente, où cette personnalité est même plus apparente que réelle.

Pour les spiritualistes, l'âme existe à l'état d'Esprit, indépendante de Dieu et de toute matière.

Pour les Spirites, l'âme est distincte de Dieu qui l'a créée, inséparable d'une matière fluidique et incorruptible qu'on peut appeler périsprit.

Cette explication préliminaire permettra de comprendre qu'il existe des Spirites sans le savoir.

En effet, du moment où l'on n'est ni matérialiste, ni spiritualiste, on ne peut être que Spirite, malgré la répugnance que certains semblent éprouver pour cette qualification.

Nous voici bien loin des appréciations fantaisistes de ceux qui se figurent que le Spiritisme ne repose que sur l'évocation des Esprits ; il est cependant des Spirites qui n'ont jamais fait une seule évocation ; d'autres qui n'en ont jamais vu et ne tiennent même pas à en voir, leur croyance n'ayant pas besoin de ce secours ; et pour ne s'appuyer que sur la raison et sur l'étude, cette croyance n'en est pas moins complète et sérieuse.

Nous pensons même que c'est sous sa forme philosophique et morale que le Spiritisme rencontre les adhérents les plus fermes et les plus convaincus ; les communications ne sont que des moyens de conviction, de démonstration et surtout de consolation ; on ne doit y avoir recours qu'avec réserve, et lorsque déjà l'on sait bien ce que l'on veut obtenir.

Ce n'est pas que les communications soient le partage exclusif des Spirites ; elles ont souvent lieu spontanément et, quelquefois même, dans les milieux hostiles au Spiritisme dont elles sont indépendantes ; elles ne sont, en effet, que le résultat de lois et d'actions naturelles que les Esprits ou les hommes peuvent utiliser les uns ou les autres, soit indépendamment, soit d'accord entre eux.

Mais, de même qu'il est sage de ne mettre des instruments de physique, de chimie et d'astronomie qu'entre les mains de ceux qui savent s'en servir, il est convenable de ne provoquer des communications que lorsqu'elles peuvent avoir une utilité réelle, et non pas dans le but de satisfaire une puérile curiosité.

Cela dit, nous pouvons examiner l'ouvrage remarquable de M. Herrenschneider ; c'est l'œuvre d'un profond penseur et d'un Spirite convaincu, sinon complet, mais nous n'approuvons pas toutes les conclusions auxquelles il arrive.

M. Herrenschneider admet l'existence d'un Dieu créateur, partout présent dans la création, pénétrant tous les corps de sa substance fluidique et se trouvant en nous comme nous sommes en lui ; c'est la remarquable solution que M. Allan Kardec a présentée dans sa Genèse à titre d'hypothèse.

Mais, selon l'auteur, Dieu remplissait tout l'espace au commencement ; il aurait créé chaque être en se retirant du lieu qu'il lui concédait pour lui laisser son libre développement sous sa protection incessante ; ce développement progressif s'opère d'abord sous l'effet nécessaire des lois de la nature, et par la coercition du mal ; puis, lorsque l'Esprit a déjà suffisamment progressé, il peut joindre sa propre action à l'action fatale des lois naturelles pour activer son progrès.

Pendant toute cette phase de l'existence des êtres qui commence à la molécule du minéral, se poursuit dans le végétal, se développe dans l'animal, et se détermine dans l'homme, l'Esprit recueille et conserve des connaissances par son périsprit ; il acquiert ainsi une certaine expérience. Les progrès qui s'accomplissent sont d'une grande lenteur, et plus ils sont lents, plus les incarnations sont multipliées.

Comme on le voit, l'auteur adopte les principes scientifiques du progrès des êtres, émis par Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, et Darwin, avec cette différence que l'action modératrice des formes et des organes animaux n'est plus seulement le résultat de la sélection et de la concurrence vitale, mais c'est aussi, et surtout l'effet de l'action intelligente de l'esprit animal, modifiant incessamment les formes et la matière, qu'il revêt pour réaliser une appropriation plus conforme à l'expérience qu'il a acquise.

C'est dans cet ordre d'idées que nous aurions voulu voir l'auteur insister sur l'action bienfaisante et affectueuse des êtres plus élevés concourant à l'avancement des plus faibles, en les guidant et les protégeant par un sentiment de sympathie et de solidarité, dont le développement est heureusement présenté dans le livre de la Genèse et dans tous les ouvrages de M. Allan Kardec.

M. Herrenschneider ne parle de l'action réciproque des êtres les uns sur les autres, qu'au triste point de vue de l'action mauvaise et du progrès nécessaire, qui résulte du mal dans la nature. Sur ce point, il a bien compris que le mal n'est que relatif, et que c'est une des conditions même du progrès ; cette partie de son travail est bien développée.

« Créés, dit-il, dans l'extrême faiblesse, dans l'extrême paresse et devant être les moyens de notre propre fin, nous sommes obligés d'arriver à la perfection et à la puissance, au bonheur et à la liberté par nos propres efforts ; notre destin est d'être en tout et partout les fils de nos œuvres, de nous créer notre unité, notre personnalité, notre originalité aussi bien que notre bonheur.

Voilà, selon moi, quels sont les desseins de Dieu à notre égard ; mais pour y réussir, le créateur ne peut évidemment nous abandonner à nous-mêmes, puisqu'étant créés dans cet état infime et moléculaire, nous sommes naturellement plongés dans un engourdissement profond ; nous y serions même restés à perpétuité, et nous n'aurions jamais fait un pas en avant si, pour nous réveiller, pour rendre sensible notre substance inerte et pour activer notre force privée d'initiative, Dieu ne nous avait soumis à un système de coercition, qui nous prend à notre origine, ne nous quitte jamais, et nous force à déployer nos efforts pour satisfaire aux besoins et aux instincts moraux, intellectuels et matériels, dont il nous a rendus esclaves, par suite du système d'incarnation qu'il a disposé à cette fin. »

Allant plus loin que les stoïciens qui prétendaient que la douleur n'existait pas et n'était qu'un mot, on voit que les Spirites arrivent à prononcer cette formule étrange que le mal lui-même est un bien, en ce sens qu'il y conduit fatalement et nécessairement.

Sur tout ce qui précède, nous faisons à l'auteur cette critique d'avoir oublié que la solidarité la plus étroite lie tous les êtres, et que les meilleurs de tous sont ceux qui, ayant le mieux compris ce principe, le mettent incessamment en action ; de telle sorte que tous les êtres dans la nature concourent au but général et au progrès les uns des autres : les uns sans le savoir et sous l'impulsion de leurs guides spirituels ; les autres en comprenant leur devoir d'élever et d'instruire ceux qui les entourent ou qui dépendent d'eux et en s'aidant du concours de plus avancés qu'eux-mêmes. Tout le monde comprend aujourd'hui que les parents doivent à leurs enfants une éducation convenable, et que ceux qui sont heureux, instruits et avancés doivent aider les pauvres, les souffrants et les ignorants.

Par suite, on doit comprendre l'utilité de la prière qui nous met en relation avec les Esprits qui peuvent nous guider. Ne nous arrive-t-il pas de prier ceux qui vivent comme nous ; qui sont nos supérieurs ou nos égaux, et notre vie peut-elle se passer sans ce perpétuel appel que nous faisons au concours des autres ? Il n'est donc pas étonnant que, nous entendant, ceux qui ne sont plus, soient de même sensibles à nos prières dans la mesure de ce qu'ils peuvent faire, ainsi d'ailleurs qu'ils l'auraient été de leur vivant ; on donne quelquefois à qui n'a point demandé, mais on donne surtout à ceux qui demandent ; frappez et l'on vous ouvrira ; priez, et si cela est possible, vous serez exaucés.

Ne croyez pas que tout vous est dû et que vous devez attendre les bienfaits sans les demander ou les mériter ; ne croyez pas que tout arrive fatalement et nécessairement, mais réfléchissez au contraire que vous êtes au milieu d'êtres libres et volontaires, aussi nombreux que le sable de la mer, et que leur action peut se joindre à la vôtre sur votre demande et suivant leur sympathie qu'il faut savoir mériter.

Prier est un moyen d'agir sur les autres et sur soi-même, mais ce n'est pas le moment de développer ce sujet important ; disons seulement que la prière ne vaut que lorsqu'elle accompagne l'effort ou le travail, et ne peut rien sans lui, tandis que le travail et les efforts généreux peuvent fort bien suppléer à la prière ; c'est surtout chez les Spirites que l'on admet ce vieux dicton : Travailler c'est prier.

La partie la plus intéressante du livre de M. Herrenschneider, est celle dans laquelle il fait ce que l'on pourrait appeler la psychologie de l'âme conçue telle que les Spirites la comprennent, et à ce point de vue son travail est nouveau et des plus curieux.

L'auteur détermine nettement les phénomènes dépendant du périsprit, et comment il tient à la disposition de l'esprit, la somme entière de ses progrès antérieurs en conservant la trace des efforts et des progrès nouveaux tentés et réalisés par l'être, à quelque moment que ce soit.

D'après ces données, la nature de l'âme ou périsprit est à considérer comme un trésor acquis, conservé en nous, et renfermant tout ce qui concerne notre être dans l'ordre moral, intellectuel et pratique.

Nous éviterons de nous servir des termes adoptés par l'auteur qui, pour exprimer que l'âme peut agir, soit par l'effet de son trésor acquis ou nature intime (périsprit), soit par un effort nouveau ou action volontaire, se sert de l'expression dualité de l'âme, tout en faisant bien remarquer que l'âme est une ; c'est là une expression malheureuse qui n'exprime pas la pensée véritable de l'auteur et qui pourrait prêter à la confusion pour un esprit peu attentif.

M. Herrenschneider croit à l'unité de l'âme comme les Spirites ; comme eux, il admet l'existence du périsprit, ce qui lui permet de faire une très fine critique de la psychologie des spiritualistes qu'il étudie plus spécialement d'après les ouvrages de M. Cousin.

Partant du même point que Socrate et Descartes : la connaissance de soi-même, l'auteur établit le fait primordial d'où résultent toutes nos connaissances, c'est-à-dire l'affirmation de nous-mêmes faite chaque fois que nous employons les mots : Je ou moi ; l'affirmation du moi est donc la véritable base de la psychologie ; or, il est plusieurs manifestations de ce moi qui se présentent à notre observation sans que l'une ait aucune priorité sur les autres et sans qu'elles s'engendrent réciproquement : Je me sens, – je me sais, – j'ai conscience de mon individualité, – j'ai le désir d'être satisfait. Ces deux derniers faits de conscience sont évidents et clairs par eux-mêmes ; ils constituent le principe d'unité de l'être et celui de notre cause finale ou destinée, à savoir : d'être heureux.

Pour se sentir et pour se savoir, il faut remarquer que l'on a parfaitement conscience de se sentir sans avoir besoin de faire aucun effort ; au contraire, la perception du sentir est un acte qui résulte d'un effort de même ordre que l'attention ; dès que je ne fais plus d'effort, je ne pense plus ni ne fais attention, et je sens alors toutes les choses extérieures qui me font impression, jusqu'au moment où l'une d'elles me frappe assez vivement pour que je l'examine en y portant mon attention ; ainsi je puis penser ou sentir, être impressionné ou percevoir, et juger mon impression quand je le désire.

Il y a là deux ordres psychologiques différents, hétérogènes, dont l'un est passif et se caractérise par la sensibilité et la permanence : c'est le sentir ; et dont l'autre est actif et se distingue par l'effort de l'attention, et par son intermittence : c'est la pensée volontaire.

C'est de cette observation que l'auteur arrive à conclure à l'existence du périsprit par une série de déductions très intéressantes, mais trop longues à rapporter ici.

Pour M. Herrenschneider, le périsprit ou substance de l'âme est une matière simple, incorruptible, inerte, étendue, solide et sensible ; c'est le principe potentiel qui, par sa subtilité, reçoit toutes les impressions, se les assimile, les conserve et se transforme, sous cette action incessante, de manière à renfermer toute notre nature morale, intellectuelle et pratique.

La force de l'âme est d'ordre virtuel, spirituel, actif, volontaire et réfléchi ; c'est le principe de notre activité. Partout où se trouve notre périsprit, se trouve également notre force. Du périsprit ou du trésor acquis de notre nature, dépendent notre sensibilité, nos sensations, nos sentiments, notre mémoire, notre imagination, nos idées, notre bon sens, notre spontanéité, notre nature morale et nos principes d'honneur, ainsi que les rêves, les passions et la folie même.

De notre force dérivent, comme qualités virtuelles, l'attention, la perception, la raison, le souvenir, la fantaisie, l'humeur, la pensée, le jugement, la réflexion, la volonté, la vertu, la conscience et la vigilance, ainsi que le somnambulisme, l'exaltation et la monomanie.

Par suite de ce que ces qualités peuvent se substituer l'une à l'autre sans s'exclure, et aussi parce que les mêmes organes doivent être employés aussi bien par la perception que par la sensation qui s'équivalent, par le sentiment que par la raison, etc., il en résulte que chaque Esprit se sert rarement des deux ordres de ses facultés avec la même facilité. De cette observation, il résulte pour l'auteur que les individus qui fonctionnent plus facilement en vertu des facultés, dites potentielles, auront celles-ci plus développées que les autres et s'en serviront plus volontiers, et réciproquement.

De ce point de vue et d'une observation relative à la plus ou moins grande puissance virtuelle de certaines collections d'individus, généralement groupés sous un même nom de race, l'auteur arrive à conclure qu'il existe des Esprits qu'on peut appeler Esprits français, anglais, italiens, chinois ou nègres, etc.

Malgré les difficultés d'explication qui résulteraient d'un tel ordre d'idée, il faut convenir que les études très soignées faites par M. Herrenschneider sur les différents peuples sont fort remarquables et en tout cas très intéressantes ; mais nous aurions voulu que l'auteur eût indiqué plus nettement sa pensée qui est évidemment la suivante : Les Esprits se groupent en général suivant leurs affinités ; c'est ce qui fait que les Esprits de même ordre et de même degré d'élévation tendent à s'incarner sur un même point du globe, et de là, résulte ce caractère national, phénomène si singulier en apparence. Nous dirons donc qu'il n'y a pas d'Esprits français ou anglais mais qu'il y a des Esprits que leur état, leurs habitudes, leurs traditions poussent à s'incarner les uns en France, les autres en Angleterre, comme on les voit pendant leur vie se grouper d'après leurs sympathies, leur valeur morale et leurs caractères. Quant au progrès individuel, il dépend toujours de la volonté, et non de la valeur déjà acquise du périsprit qui ne sert, pour ainsi dire, que comme point de départ destiné à permettre une nouvelle élévation de l'Esprit, de nouvelles conquêtes et de nouveaux progrès.

Nous laisserons de côté la partie du livre qui traite de l'ordre social et de la nécessité d'une religion imposée, parce que l'auteur, encore imbu des principes d'autorité qu'il a puisés dans le saint-simonisme, s'écarte trop, en ce point, des principes de tolérance absolue que le Spiritisme se fait gloire de professer. Nous trouvons juste d'enseigner, mais nous aurions peur d'une doctrine imposée et nécessaire, car fût-elle excellente pour la génération actuelle, elle deviendrait forcément une entrave pour les générations suivantes lorsque celles-ci auraient progressé.

M. Herrenschneider ne comprend pas que la morale puisse être indépendante de la religion ; à notre avis, la question est mal posée, et chacun la discute justement au point de vue où il a raison. Les moralistes indépendants sont dans le vrai en disant que la morale est indépendante des dogmes religieux, en ce sens que, sans croire à aucun des dogmes existants, bien des anciens furent moraux, et parmi les modernes il en est beaucoup qui ont le droit de se vanter de l'être. Mais, ce qui est vrai, c'est que la morale, et surtout son application pratique, est toujours dépendante de nos croyances individuelles quelles qu'elles soient ; or, fût-elle des plus philosophiques, une croyance constitue la religion de celui qui la possède.

Cela se démontre aisément par les faits journaliers de l'existence, et les moralistes, qui se disent indépendants, ont eux-mêmes pour croyance : qu'il faut se respecter soi-même et respecter autrui en développant le plus possible, en soi et chez les autres, les éléments du progrès. Leur morale dépendra donc de leur croyance ; leurs actions s'en ressentiront forcément, et cette morale ne sera indépendante que des religions, des croyances et des dogmes auxquels ils n'ont point foi, ce que nous trouvons très juste et très rationnel, mais aussi très élémentaire.

Ce que l'on peut dire, c'est que, dans l'état actuel de notre société, il est des principes de morale qui se trouvent d'accord avec toutes les croyances individuelles, quelles qu'elles soient, parce que les individus ont modifié leurs croyances religieuses sur certains points en vertu des progrès scientifiques et moraux dont nos ancêtres ont fait l'heureuse conquête.

Nous terminerons en disant que l'auteur est, sur bien des points, le disciple de Jean Reynaud. Son livre est le résumé d'études et de pensées sérieuses exprimées clairement et avec force ; il est fait avec un soin qu'il faut louer, et ce soin va même jusqu'à la minutie dans les détails matériels d'impression, ce qui a sa très grande importance pour la clarté d'un livre aussi sérieux.

Malgré le désaccord profond qui nous sépare de M. Herrenschneider, tant au sujet de sa manière de voir pour imposer la religion, que sur ses idées relatives à l'autorité, à la famille qu'il a trop oubliée, ainsi que la prière, à la solidarité bienveillante des Esprits qu'il n'a pas su apprécier, etc., idées que Jean Reynaud lui-même avait déjà désapprouvées, il est impossible de ne pas être frappé du mérite de l'ouvrage et de la valeur de l'homme qui a su trouver de fortes pensées, souvent justes et toujours clairement exprimées.

Le Spiritisme y est carrément affirmé, du moins dans ses principes fondamentaux, et placé en ligne de compte dans les éléments de la science philosophique ; il y a cette différence toutefois, dans le point de départ, que l'auteur arrive au résultat par induction, tandis que le Spiritisme, procédant par voie expérimentale, a fondé sa théorie sur l'observation des faits. C'est un écrivain sérieux de plus qui lui donne droit de cité.

Emile Barbault, ingénieur.



[1] 1 vol. in-12 de 600 pages. Prix : 5 fr. ; par la poste, 5 fr. 75 c. Dentu, Palais-Royal.



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