REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1864

Allan Kardec

Vous êtes ici: REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1864 > Novembre


Novembre

Allocution de M. Allan Kardec aux Spirites de Bruxelles et d'Anvers, en 1864

Nous publions cette allocution à la demande d'un grand nombre de personnes qui nous ont témoigné le désir de la conserver, et parce qu'elle tend à faire envisager le Spiritisme sous un aspect en quelque sorte nouveau. La Revue spirite d'Anvers l'a reproduite intégralement.

Messieurs et chers frères spirites,

Je me plais à vous donner ce titre, car, bien que je n'aie pas l'avantage de connaître toutes les personnes qui assistent à cette réunion, j'aime à croire que nous sommes ici en famille, et tous en communion de pensées et de sentiments. En admettant même que tous les assistants ne fussent pas sympathiques à nos idées, je ne les confondrais pas moins dans le sentiment fraternel qui doit animer les vrais Spirites envers tous les hommes, sans distinction d'opinion.

Cependant, c'est à nos frères en croyance que je m'adresse plus spécialement pour leur exprimer la satisfaction que j'éprouve de me trouver parmi eux, et de leur offrir, au nom de la Société de Paris, le salut de confraternité spirite.

J'avais déjà acquis la preuve que le Spiritisme compte en cette ville de nombreux adeptes sérieux, dévoués et éclairés, comprenant parfaitement le but moral et philosophique de la doctrine ; je savais y trouver des cœurs sympathiques, et cela a été un motif déterminant pour moi de répondre à la pressante et gracieuse invitation qui m'a été faite par plusieurs d'entre vous de venir vous faire une petite visite cette année. L'accueil si aimable et si cordial que j'ai reçu me fera emporter de mon séjour ici le plus agréable souvenir.

J'aurais certes le droit de m'enorgueillir de l'accueil qui m'est fait dans les différents centres que je vais visiter, si je ne savais que ces témoignages s'adressent bien moins à l'homme qu'à la doctrine dont je ne suis que l'humble représentant, et doivent être considérés comme une profession de foi, une adhésion à nos principes ; c'est ainsi que je les envisage en ce qui me concerne personnellement.

Du reste, si les voyages que je fais de temps en temps dans les centres spirites ne devaient avoir pour résultat qu'une satisfaction personnelle, je les considérerais comme inutiles et je m'en abstiendrais ; mais, outre qu'ils contribuent à resserrer les liens de fraternité entre les adeptes, ils ont aussi l'avantage de me fournir des sujets d'observation et d'étude qui ne sont jamais perdus pour la doctrine. Indépendamment des faits qui peuvent servir au progrès de la science, j'y recueille les matériaux de l'histoire future du Spiritisme, les documents authentiques sur le mouvement de l'idée spirite, les éléments plus ou moins favorables ou contraires qu'elle rencontre selon les localités, la force ou la faiblesse et les manœuvres de ses adversaires, les moyens de combattre ces derniers, le zèle et le dévouement de ses véritables défenseurs.

Parmi ces derniers, il faut placer au premier rang tous ceux militent pour la cause avec courage, persévérance, abnégation et désintéressement, sans arrière-pensée personnelle, qui cherchent le triomphe de la doctrine pour la doctrine et non pour la satisfaction de leur amour-propre ; ceux enfin qui, par leur exemple, prouvent que la morale spirite n'est pas un vain mot, et s'efforcent de justifier cette remarquable parole d'un incrédule : Avec une telle doctrine, on ne peut pas être Spirite sans être homme de bien.

Il n'est pas de centre spirite où je n'aie trouvé un nombre plus ou moins grand de ces pionniers de l'œuvre, de ces défricheurs du terrain, de ces lutteurs infatigables qui, soutenus par une foi sincère et éclairée, par la conscience d'accomplir un devoir, ne se rebutent par aucune difficulté, regardant leur dévouement comme une dette de reconnaissance pour les bienfaits moraux qu'ils ont reçus du Spiritisme. N'est-il pas juste que les noms de ceux dont la doctrine s'honore ne soient pas perdus pour nos descendants et qu'un jour on puisse les inscrire au panthéon spirite ?

Malheureusement, à côté d'eux se trouvent parfois les enfants terribles de la cause, les impatients qui, ne calculant point la portée de leurs paroles et de leurs actes, peuvent la compromettre ; ceux qui, par un zèle irréfléchi, des idées intempestives et prématurées, fournissent sans le vouloir des armes à nos adversaires. Puis viennent ceux qui, ne prenant du Spiritisme que la superficie, sans en être touchés au cœur, donnent, par leur propre exemple, une fausse opinion de ses résultats et de ses tendances morales.

C'est là, sans contredit, le plus grand écueil que rencontrent les sincères propagateurs de la doctrine, parce qu'ils voient souvent l'ouvrage qu'ils ont péniblement ébauché, défait par ceux mêmes qui devraient les seconder. C'est un fait constant que le Spiritisme est plus entravé par ceux qui le comprennent mal que par ceux qui ne le comprennent pas du tout, et même par ses ennemis déclarés ; et il est à remarquer que ceux qui le comprennent mal ont généralement la prétention de le comprendre mieux que les autres ; il n'est pas rare de voir des novices prétendre, au bout de quelques mois, en remontrer à ceux qui ont pour eux l'expérience acquise par des études sérieuses. Cette prétention, qui trahit l'orgueil, est elle-même une preuve évidente de l'ignorance des vrais principes de la doctrine.

Que les Spirites sincères ne se découragent pas cependant : c'est un résultat du moment de transition où nous sommes ; les idées nouvelles ne peuvent s'établir tout d'un coup et sans encombre ; comme il leur faut déblayer les idées anciennes, elles rencontrent forcément des adversaires qui les combattent et les repoussent ; puis des gens qui les prennent à contre-sens, qui les exagèrent ou qui veulent les accommoder à leurs goûts ou à leurs opinions personnelles. Mais il arrive un moment où, les vrais principes étant connus et compris de la majorité, les idées contradictoires tombent d'elles-mêmes. Voyez déjà ce qu'il en est advenu de tous les systèmes isolés, éclos à l'origine du Spiritisme ; tous sont tombés devant l'observation plus rigoureuse des faits, ou ne rencontrent encore que quelques-uns de ces partisans tenaces qui, en toutes choses, se cramponnent à leurs premières idées sans faire un pas en avant. L'unité s'est faite dans la croyance spirite avec beaucoup plus de rapidité qu'on ne pouvait l'espérer ; c'est que les Esprits sont venus sur tous les points confirmer les principes vrais ; de sorte qu'aujourd'hui il y a parmi les adeptes du monde entier une opinion prédominante qui, si elle n'est pas encore celle de l'unanimité absolue, est incontestablement celle de l'immense majorité ; d'où il suit que celui qui veut marcher à contresens de cette opinion, ne trouvant que peu ou point d'échos, se condamne à l'isolement. L'expérience est là pour le démontrer.

Pour remédier à l'inconvénient que je viens de signaler, c'est-à-dire pour prévenir les suites de l'ignorance et des fausses interprétations, il faut s'attacher à vulgariser les idées justes, à former des adeptes éclairés dont le nombre croissant neutralisera l'influence des idées erronées.

Mes visites aux centres spirites ont naturellement pour but principal d'aider nos frères en croyance dans leur tâche ; j'en profite donc pour leur donner les instructions dont ils peuvent avoir besoin, comme développement théorique ou application pratique de la doctrine, en tant qu'il m'est possible de le faire. Le but de ces visites étant sérieux, exclusivement dans l'intérêt de la doctrine, je n'y vais point chercher des ovations qui ne sont ni dans mes goûts ni dans mon caractère. Ma plus grande satisfaction est de me trouver avec des amis sincères, dévoués, avec lesquels on peut s'entretenir sans contrainte et s'éclairer mutuellement par une discussion amicale, où chacun apporte le tribut de ses propres observations.

Dans ces tournées, je ne vais point prêcher les incrédules ; je ne convoque jamais le public pour le catéchiser ; en un mot, je ne vais point faire de la propagande ; je ne me rends que dans les réunions d'adeptes où mes conseils sont désirés et peuvent être utiles ; j'en donne volontiers à ceux qui croient en avoir besoin ; je m'en abstiens avec ceux qui se croient assez éclairés pour pouvoir s'en passer. Je ne m'adresse qu'aux hommes de bonne volonté.

Si dans ces réunions il se glissait, par exception, des personnes attirées par le seul motif de la curiosité, elles seraient désappointées, car elles n'y trouveraient rien qui pût les satisfaire, et si elles étaient animées d'un sentiment hostile ou de dénigrement, le caractère éminemment grave, sincère et moral de l'assemblée et des sujets qui y sont traités, ôterait tout prétexte plausible à leur malveillance. Telles sont les pensées que j'exprime dans les diverses réunions auxquelles je suis appelé à assister, afin qu'on ne se méprenne pas sur mes intentions.

J'ai dit en commençant que je n'étais que le représentant de la doctrine. Quelques explications sur son véritable caractère appelleront naturellement votre attention sur un point essentiel que l'on n'a peut-être pas suffisamment considéré jusqu'à présent. Certes, en voyant la rapidité des progrès de cette doctrine, il y aurait plus de gloire à m'en dire le créateur ; mon amour-propre y trouverait son compte ; mais je ne dois pas faire ma part plus grande qu'elle ne l'est ; loin de le regretter, je m'en félicite, car alors la doctrine ne serait qu'une conception individuelle, qui pourrait être plus ou moins juste, plus ou moins ingénieuse, mais qui, par cela même, perdrait de son autorité. Elle pourrait avoir des partisans, faire école peut-être, comme beaucoup d'autres, mais à coup sûr elle n'aurait pu acquérir en quelques années le caractère d'universalité qui la distingue.

C'est là un fait capital, messieurs, et qui doit être proclamé bien haut. Non, le Spiritisme n'est point une conception individuelle, un produit de l'imagination ; ce n'est point une théorie, un système inventé pour le besoin d'une cause ; il a sa source dans les faits de la nature même, dans des faits positifs, qui se produisent à chaque instant sous nos yeux, mais dont on ne soupçonnait pas l'origine. C'est donc un résultat d'observation, une science en en un mot : la science des rapports du monde visible et du monde invisible ; science encore imparfaite, mais qui se complète tous les jours par de nouvelles études et qui prendra rang, soyez-en convaincus, à côté des sciences positives. Je dis positives, parce que toute science qui repose sur des faits est une science positive et non purement spéculative.

Le Spiritisme n'a rien inventé, parce qu'on n'invente pas ce qui est dans la nature. Newton n'a pas inventé la loi de gravitation ; cette loi universelle existait avant lui ; chacun en faisait l'application et en ressentait les effets, et cependant on ne la connaissait pas.

Le Spiritisme vient à son tour montrer une nouvelle loi, une nouvelle force dans la nature : celle qui réside dans l'action de l'Esprit sur la matière, loi tout aussi universelle que celle de la gravitation et de l'électricité, et cependant encore méconnue et déniée par certaines personnes, comme l'ont été toutes les autres lois à l'époque de leur découverte ; c'est que les hommes ont généralement de la peine à renoncer à leurs idées préconçues, et que, par amour-propre, il leur en coûte de convenir qu'ils se sont trompés, ou que d'autres ont pu trouver ce qu'ils n'ont pas trouvé eux-mêmes.

Mais comme en définitive cette loi repose sur des faits, et que contre des faits il n'y a pas de dénégation qui puisse prévaloir, il leur faudra bien se rendre à l'évidence, comme les plus récalcitrants ont dû le faire pour le mouvement de la terre, la formation du globe et les effets de la vapeur. Ils ont beau taxé les phénomènes de ridicules, ils ne peuvent empêcher d'exister ce qui est.

Le Spiritisme a donc cherché l'explication des phénomènes d'un certain ordre, et qui, à toutes les époques, se sont produits d'une manière spontanée ; mais ce qui l'a surtout favorisé dans ses recherches, c'est qu'il lui a été donné de pouvoir les produire et les provoquer, jusqu'à un certain point. Il a trouvé dans les médiums des instruments propres à cet effet, comme le physicien a trouvé dans la pile et la machine électrique les moyens de reproduire les effets de la foudre. Ceci, on le comprend, n'est qu'une comparaison et non une analogie que je prétends établir.

Mais il est ici une considération d'une haute importance, c'est que, dans ses recherches, il n'a point procédé par voie d'hypothèse, ainsi qu'on l'en accuse ; il n'a point supposé l'existence du monde spirituel pour expliquer les phénomènes qu'il avait sous les yeux ; il a procédé par voie d'analyse et d'observation ; des faits il est remonté à la cause, et l'élément spirituel s'est présenté à lui comme force active ; il ne l'a proclamé qu'après l'avoir constaté.

L'action de l'élément spirituel, comme puissance et comme loi de nature, ouvre donc de nouveaux horizons à la science, en lui donnant la clef d'une foule de problèmes incompris. Mais si la découverte des lois purement matérielles a produit dans le monde des révolutions matérielles, celle de l'élément spirituel y prépare une révolution morale, car elle change totalement le cours des idées et des croyances les plus enracinées ; elle montre la vie sous un autre aspect ; elle tue la superstition et le fanatisme ; elle grandit la pensée, et l'homme, au lieu de se traîner dans la matière, de circonscrire sa vie entre la naissance et la mort, s'élève jusqu'à l'infini ; il sait d'où il vient et où il va ; il voit un but à son travail, à ses efforts, une raison d'être au bien ; il sait que rien de ce qu'il acquiert ici-bas en savoir et en moralité n'est perdu pour lui, et que son progrès se poursuit indéfiniment au delà de la tombe ; il sait qu'il a toujours l'avenir pour lui, quelles que soient l'insuffisance et la brièveté de l'existence présente, tandis que l'idée matérialiste, en circonscrivant la vie à l'existence actuelle, lui donne pour perspective le néant, qui n'a pas même pour compensation l'éloignement, que nul ne peut reculer à son gré, car nous y pouvons tomber demain, dans une heure, et alors le fruit de nos labeurs, de nos veilles, des connaissances acquises est à jamais perdu pour nous, sans, souvent, avoir eu le temps d'en jouir.

Le Spiritisme, je le répète, en démontrant, non par hypothèse, mais par des faits, l'existence du monde invisible, et l'avenir qui nous attend, change totalement le cours des idées ; il donne à l'homme la force morale, le courage et la résignation, parce qu'il ne travaille plus seulement pour le présent, mais pour l'avenir ; il sait que s'il ne jouit pas aujourd'hui, il jouira demain. En démontrant l'action de l'élément spirituel sur le monde matériel, il élargit le domaine de la science et ouvre, par cela même, une nouvelle voie au progrès matériel. L'homme alors aura une base solide pour l'établissement de l'ordre moral sur la terre ; il comprendra mieux la solidarité qui existe entre les êtres de ce monde, puisque cette solidarité se perpétue indéfiniment ; la fraternité n'est plus un vain mot ; elle tue l'égoïsme au lieu d'être tuée par lui, et tout naturellement l'homme imbu de ces idées y conformera ses lois et ses institutions sociales.

Le Spiritisme conduit inévitablement à cette réforme ; ainsi s'accomplira, par la force des choses, la révolution morale qui doit transformer l'humanité et changer la face du monde, et cela tout simplement par la connaissance d'une nouvelle loi de nature qui donne un autre cours aux idées, une issue à cette vie, un but aux aspirations de l'avenir, et fait envisager les choses à un autre point de vue.

Si les détracteurs du Spiritisme, ‑ je parle de ceux qui militent pour le progrès social, des écrivains qui prêchent l'émancipation des peuples, la liberté, la fraternité et la réforme des abus, ‑ connaissaient les véritables tendances du Spiritisme, sa portée et ses résultats inévitables, au lieu de le bafouer comme ils le font, de jeter sans cesse des entraves sur sa route, ils y verraient le plus puissant levier pour arriver à la destruction des abus qu'ils combattent ; au lieu de lui être hostiles, ils l'acclameraient comme un secours providentiel ; malheureusement la plupart croient plus en eux qu'à la Providence. Mais le levier agit sans eux et malgré eux, et l'irrésistible puissance du Spiritisme en sera d'autant mieux constatée qu'il aura eu plus à combattre. Un jour on dira d'eux, et ce ne sera pas à leur gloire, ce qu'ils disent eux-mêmes de ceux qui ont combattu le mouvement de la terre et de ceux qui ont dénié la puissance de la vapeur. Toutes les dénégations, toutes les persécutions, n'ont pas empêché ces lois naturelles de suivre leurs cours ; de même tous les sarcasmes de l'incrédulité n'empêcheront pas l'action de l'élément spirituel qui est aussi une loi de nature.

Le Spiritisme, considéré de cette manière, perd le caractère de mysticisme que lui reprochent ses détracteurs, ceux du moins qui ne le connaissent pas ; ce n'est plus la science du merveilleux et du surnaturel ressuscitée, c'est le domaine de la nature enrichi d'une loi nouvelle et féconde, une preuve de plus de la puissance et de la sagesse du Créateur ; ce sont enfin les bornes des connaissances humaines reculées.

Tel est en résumé, messieurs, le point de vue sous lequel il faut envisager le Spiritisme. Dans cette circonstance, quel a été mon rôle ? Ce n'est ni celui d'inventeur, ni celui de créateur ; j'ai vu, observé, étudié les faits avec soin et persévérance ; je les ai coordonnés et j'en ai déduit les conséquences : voilà toute la part qui m'en revient ; ce que j'ai fait, un autre aurait pu le faire à ma place. En tout ceci j'ai été un simple instrument des vues de la Providence, et je rends grâce à Dieu et aux bons Esprits d'avoir bien voulu se servir de moi ; c'est une tâche que j'ai acceptée avec joie, et dont je m'efforce de me rendre digne en priant Dieu de me donner les forces nécessaires pour l'accomplir, selon sa sainte volonté. Cette tâche cependant est lourde, plus lourde que personne ne peut le croire ; et si elle a pour moi quelque mérite, c'est que j'ai la conscience de n'avoir reculé devant aucun obstacle ni aucun sacrifice ; ce sera l'œuvre de ma vie jusqu'à mon dernier jour, car devant un but aussi important, tous les intérêts matériels et personnels s'effacent comme les points devant l'infini.

Je termine ce court exposé, messieurs, en adressant des félicitations sincères à ceux de nos frères de Belgique, présents ou absents, dont le zèle, le dévouement et la persévérance ont contribué à implanter le Spiritisme dans ce pays. Les semences qu'ils ont déposées dans les grands centres de population, tels que Bruxelles, Anvers, etc., n'auront pas été, j'en ai l'assurance, jetées sur un sol stérile.

Dans un article biographique sur Méry, publié par le Journal littéraire du 25 septembre 1864, se trouve le passage suivant :

« Il a des théories singulières, ce sont pour lui des convictions.

Ainsi, il croit fermement qu'il a vécu plusieurs fois ; il se rappelle les moindres circonstances de ses existences précédentes, et il les détaille avec une verve de certitude qui impose comme une autorité.

Ainsi, il a été un des amis de Virgile et d'Horace, il a connu Auguste Germanicus, il a fait la guerre dans les Gaules et en Germanie. Il était général et il commandait les lignes romaines lorsqu'elles ont traversé le Rhin. Il reconnaît dans les montagnes des sites où il a campé, dans les vallées des champs de bataille où il a combattu. Il se rappelle des entretiens chez Mécène, qui sont l'objet éternel de ses regrets. Il s'appelait Minius.

Un jour, dans sa vie présente, il était à Rome et il visitait la bibliothèque du Vatican. Il y fut reçu par de jeunes hommes, des novices en longues robes brunes, qui se mirent à lui parler le latin le plus pur. Méry était bon latiniste, en tout ce qui tient à la théorie et aux choses écrites, mais il n'avait pas encore essayé de causer familièrement dans la langue de Juvénal. En entendant ces Romains d'aujourd'hui, en admirant ce magnifique idiome, si bien harmonisé avec les monuments, avec les mœurs de l'époque où il était en usage, il lui sembla qu'un voile tombait de ses yeux ; il lui sembla que lui-même avait conversé, en d'autres temps, avec des amis qui se servaient de ce langage divin. Des phrases toutes faites et irréprochables tombaient de ses lèvres ; il trouva immédiatement l'élégance et la correction, il parla latin, enfin, comme il parle français ; il eut en latin l'esprit qu'il a en français. Tout cela ne pouvait se faire sans un apprentissage, et, s'il n'eût pas été un sujet d'Auguste, s'il n'eût pas traversé ce siècle de toutes les splendeurs, il ne se serait pas improvisé une science, impossible à acquérir en quelques heures.

Son autre passage sur la terre a eu lieu aux Indes, voilà pourquoi il les connaît si bien ; voilà pourquoi, quand il a publié la Guerre du Nizam, il n'est pas un de ses lecteurs qui ait douté qu'il n'eût habité longtemps l'Asie. Ses descriptions sont vivantes, ses tableaux sont des originaux, il fait toucher du doigt les moindres détails, il est impossible qu'il n'ait pas vu ce qu'il raconte, le cachet de la vérité est là.

Il prétend être entré dans ce pays avec l'expédition musulmane, en 1035. Il y a vécu cinquante ans, il y a passé de beaux jours, et il s'y est fixé pour n'en plus sortir. Là il était encore poète, mais moins lettré qu'à Rome et à Paris. Guerrier d'abord, rêveur ensuite, il a gardé dans son âme les images saisissantes des bords de la rivière Sacrée et des rites indous. Il avait plusieurs demeures, à la ville et à la campagne, il a prié dans les temples d'éléphants, il a connu la civilisation avancée de Java, il a vu debout les splendides ruines qu'il signale, et que l'on connaît encore si peu.

Il faut lui entendre raconter ces poèmes ; car ce sont de vrais poèmes que ces souvenirs à la Swendenborg. Il est très sérieux, n'en doutez pas. Ce n'est pas une mystification arrangée aux dépens de ses auditeurs, c'est une réalité dont il parvient à vous convaincre.

Et ses doctrines sur l'histoire, qu'il possède admirablement ! Et ses plaisanteries si fines, qui jettent un jour nouveau sur tout ce qu'elles touchent ! Et ses récits, qui sont des romans, où l'on pleurerait si on osait, après avoir ri sans pouvoir s'empêcher de le faire ! Tout cela fait de Méry un des hommes les plus merveilleux des temps où il a vécu, et même de ceux où son âme errante attendait son tour, afin de rentrer dans un corps et de faire de nouveau parler d'elle aux générations successives.

Pierre Dangeau. »



L'auteur de l'article n'accompagne ce fait d'aucune réflexion. Après avoir exalté le haut mérite de Méry et sa haute intelligence, il eût été inconséquent de le taxer de folie. Si donc Méry est un homme de bon sens, d'une haute valeur intellectuelle ; si la croyance d'avoir déjà vécu est chez lui une conviction ; si cette conviction n'est pas en lui le produit d'un système de sa façon, mais le résultat d'un souvenir rétrospectif et d'un fait matériel, n'y a-t-il pas là de quoi éveiller l'attention de tout homme sérieux ? Voyons à quelles incalculables conséquences nous conduit ce simple fait.

Si Méry a déjà vécu, il ne doit pas faire exception, car les lois de la nature sont les mêmes pour tous, et dès lors tous les hommes doivent aussi avoir vécu ; si l'on a vécu, ce n'est assurément pas le corps qui renaît : c'est donc le principe intelligent, l'âme, l'Esprit ; nous avons donc une âme. Puisque Méry a conservé le souvenir de plusieurs existences, puisque les lieux lui rappellent ce qu'il a vu jadis, à la mort du corps l'âme ne se perd donc pas dans le tout universel ; elle conserve donc son individualité, la conscience de son moi.

Méry se souvenant de ce qu'il a été il y a tantôt deux mille ans, qu'est devenue son âme dans l'intervalle ? S'est-elle abîmée dans l'océan de l'infini ou perdue dans les profondeurs de l'espace ? Non, sans cela elle ne retrouverait pas son individualité d'autrefois. Elle a donc dû rester dans la sphère de l'activité terrestre, vivre de la vie spirituelle, au milieu de nous ou dans l'espace qui nous environne, jusqu'à ce qu'elle ait repris un nouveau corps. Méry n'étant pas seul au monde, il y a donc autour de nous une population intelligente invisible.

En renaissant à la vie corporelle, après un intervalle plus ou moins long, l'âme renaît-elle à l'état primitif, à l'état d'âme neuve, ou profite-t-elle des idées acquises dans ses existences antérieures ? Le souvenir rétrospectif résout la question par un fait : si Méry eût perdu les idées acquises, il n'eût pas retrouvé la langue qu'il parlait jadis ; la vue des lieux ne lui eût rien rappelé.

Mais si nous avons déjà vécu, pourquoi ne revivrions-nous pas encore ? Pourquoi cette existence serait-elle la dernière ? Si nous renaissons avec le développement intellectuel accompli, l'intuition que nous apportons des idées acquises est un fonds qui aide à l'acquisition de nouvelles idées, qui rend l'étude plus facile. Si un homme n'est qu'un demi-mathématicien dans une existence, il lui faudra moins de travail dans une nouvelle existence pour être un mathématicien complet ; c'est là une conséquence logique. S'il est devenu à moitié bon, s'il s'est corrigé de quelques défauts, il lui faudra moins de peine pour devenir encore meilleur, et ainsi de suite.

Rien de ce que nous acquérons en intelligence, en savoir et en moralité, n'est donc perdu ; que nous mourrions jeunes ou vieux, que nous ayons ou non le temps d'en profiter dans l'existence présente, nous en recueillerons les fruits dans les existences subséquentes. Les âmes qui animent les Français policés d'aujourd'hui peuvent donc être les mêmes que celles qui animaient les barbares Francs, Ostrogoths, Visigoths, les sauvages Gaulois, les conquérants Romains, les fanatiques du moyen âge, mais qui, à chaque existence, ont fait un pas en avant, en s'appuyant sur les pas faits précédemment, et qui avanceront encore.

Voilà donc le grand problème du progrès de l'humanité résolu, ce problème contre lequel se sont heurtés tant de philosophes ! il est résolu par le simple fait de la pluralité des existences. Mais que d'autres problèmes vont trouver leur solution dans la solution de celui-ci ! Quels horizons nouveaux cela n'ouvre-t-il pas ! C'est toute une révolution dans les croyances et les idées.

Ainsi raisonnera le penseur sérieux, l'homme réfléchi ; un fait est un point de départ dont il déduit les conséquences. Or, quelles sont les pensées que le fait de Méry réveille en l'auteur de l'article ? Il les résume lui-même en ces mots : « Il a des théories singulières, ce sont pour lui des convictions. »

Mais si cet auteur n'y voit qu'une chose bizarre, peu digne de son attention, il n'en saurait être de même de tout le monde. Tel trouve en son chemin un diamant brut qu'il ne daigne pas ramasser, parce qu'il n'en connaît pas la valeur, tandis qu'un autre saura l'apprécier et en tirera profit.

Les idées spirites se produisent aujourd'hui sous toutes les formes ; elles sont à l'ordre du jour, et la presse, sans vouloir se l'avouer, les enregistre et les sème à profusion, croyant n'enrichir ses colonnes que de facéties. N'est-il pas remarquable que tous les adversaires de l'idée, sans exception, travaillent à l'envi à sa propagation ? Ils voudraient se taire que la force des choses les entraîne à en parler. Ainsi le veut la Providence, ‑ pour ceux qui croient à la Providence.

Vous raisonnez, dira-t-on, sur un fait isolé qui ne peut faire loi ; car, si la pluralité des existences est une condition inhérente à l'humanité, pourquoi tous les hommes ne se souviennent-ils pas comme Méry ? A cela nous répondons : Prenez la peine d'étudier le Spiritisme et vous le saurez. Nous ne répéterons donc pas ce qui a été cent fois démontré relativement à l'inutilité du souvenir pour mettre à profit l'expérience acquise dans les existences précédentes, et le danger de ce souvenir pour les relations sociales.

Mais il y a pour cet oubli une autre cause en quelque sorte physiologique, et qui tient à la fois à la matérialité de notre enveloppe et à l'identification de notre Esprit peu avancé avec la matière. A mesure que l'Esprit s'épure, les liens matériels sont moins tenaces, le voile qui obscurcit le passé est moins opaque ; la faculté du souvenir rétrospectif suit donc le développement de l'Esprit. Le fait est rare sur notre terre, parce que l'humanité est encore trop matérielle ; mais ce serait une erreur de croire que Méry en soit un exemple unique. Dieu permet de temps en temps qu'il s'en présente, afin d'amener les hommes à la connaissance de la grande loi de la pluralité des existences, loi qui seule lui explique l'origine de ses qualités bonnes ou mauvaises, lui montre la justice des misères qu'il endure ici-bas, et lui trace la route de l'avenir.

L'inutilité du souvenir pour mettre à profit le passé est ce qu'ont le plus de peine à comprendre ceux qui n'ont pas étudié le Spiritisme ; pour les Spirites, c'est une question élémentaire. Sans répéter ce qui a été dit à ce sujet, la comparaison suivante pourra en faciliter l'intelligence.

L'écolier parcourt la série des classes depuis la huitième jusqu'à la philosophie. Ce qu'il a appris en huitième lui sert à apprendre ce que l'on enseigne en septième. Supposons maintenant qu'à la fin de la huitième il ait perdu tout souvenir du temps passé dans cette classe, son esprit n'en sera pas moins plus développé, et meublé des connaissances acquises ; seulement il ne se souviendra ni où ni comment il les a acquises, mais, par le fait du progrès accompli, il sera apte à profiter des leçons de septième. Supposons en outre qu'en huitième il ait été paresseux, colère, indocile, mais qu'ayant été châtié et moralisé, son caractère se soit rompu, et qu'il soit devenu laborieux, doux et obéissant, il apportera ces qualités dans sa nouvelle classe qui, pour lui, paraîtra être la première. Que lui servirait de savoir qu'il a été fustigé pour sa paresse, si maintenant il n'est plus paresseux ? L'essentiel est qu'il arrive en septième meilleur et plus capable qu'il n'était en huitième. Ainsi en sera-t-il de classe en classe.

Eh bien ! ce qui n'a pas lieu pour l'écolier, ni pour l'homme aux différentes périodes de sa vie, existe pour lui d'une existence à l'autre ; là est toute la différence, mais le résultat est exactement le même, quoique sur une plus grande échelle.

(Voir un autre exemple de souvenir du passé relaté dans la Revue de juillet 1860, page 205.)



Passy, 4 octobre 1864.‑ Médium, M. Rul.

Nota. ‑ Le médium avait eu l'intention d'évoquer Latour depuis le moment du supplice ; ayant demandé à son guide spirituel s'il pouvait le faire, il lui fut répondu d'attendre le moment qui lui serait indiqué. Ce ne fut que le 3 octobre qu'il en reçut l'autorisation, après avoir lu l'article de la Revue où il en est parlé.

D. Avez-vous entendu mes prières ? ‑ R. Oui, malgré mon trouble, je les ai entendues et je vous en remercie.

J'ai été évoqué presque après ma mort, et je n'ai pu me communiquer de suite, mais beaucoup d'Esprits légers ont pris mon nom et ma place. J'ai profité de la présence à Bruxelles du président de la Société de Paris, et avec la permission des Esprits supérieurs, je me suis communiqué.

Je viendrai me communiquer à la Société, et je ferai des révélations qui seront un commencement de réparation de mes fautes, et qui pourront servir d'enseignement à tous les criminels qui me liront et qui réfléchiront au récit de mes souffrances.

Les discours sur les peines de l'enfer font peu d'effet sur l'esprit des coupables, qui ne croient pas à toutes ces images, effrayantes pour les enfants et les hommes faibles. Or, un grand malfaiteur n'est pas un Esprit pusillanime, et la crainte des gendarmes agit plus sur lui que le récit des tourments de l'enfer. Voilà pourquoi tous ceux qui me liront seront frappés de mes paroles, de mes souffrances, qui ne sont pas des suppositions. Il n'y a pas un seul prêtre qui puisse dire : « J'ai vu ce que je vous dis, j'ai assisté aux tortures des damnés. » Mais lorsque je viendrai dire : ‑ « Voilà ce qui s'est passé après la mort de mon corps ; voilà quel a été mon désenchantement, en reconnaissant
que je n'étais pas mort, comme je l'avais espéré, et que ce que j'avais pris pour la fin de mes souffrances était le commencement de tortures impossibles à décrire. » Alors, plus d'un s'arrêtera sur le bord du précipice où il allait tomber ; chaque malheureux que j'arrêterai ainsi dans la voie du crime servira à racheter une de mes fautes. C'est ainsi que le bien sort du mal, et que la bonté de Dieu se manifeste partout, sur la terre comme dans l'espace.

Il m'a été permis d'être affranchi de la vue de mes victimes, qui sont devenues mes bourreaux, afin de me communiquer à vous ; mais en vous quittant je les reverrai, et cette seule pensée me fait souffrir plus que je ne peux dire. Je suis heureux lorsqu'on m'évoque, car alors je quitte mon enfer pour quelques instants. Priez toujours pour moi ; priez le Seigneur pour qu'il me délivre de la vue de mes victimes.

Oui, prions ensemble, la prière fait tant de bien !… Je suis plus allégé ; je ne sens plus autant la pesanteur du fardeau qui m'accable. Je vois une lueur d'espérance qui luit à mes yeux, et plein de repentir, je m'écrie : Bénie soit la main de Dieu ; que sa volonté soit faite !

J. Latour.

Le guide spirituel du médium dicte ce qui suit :

« Ne prends pas les premiers cris de l'Esprit qui se repent comme le signe infaillible de ses résolutions. Il peut être de bonne foi dans ses promesses, parce que la première impression qu'il ressent en se noyant dans le monde des Esprits est tellement foudroyante, qu'au premier témoignage de charité qu'il reçoit d'un Esprit incarné il se livre aux épanchements de la reconnaissance et du repentir. Mais parfois la réaction est égale à l'action, et souvent cet Esprit coupable, qui a dicté à un médium de si bonnes paroles, peut revenir à sa nature perverse, à ses penchants criminels. Comme un enfant qui s'essaye à marcher, il a besoin d'être aidé pour ne pas tomber. »

Le lendemain, l'Esprit de Latour est de nouveau évoqué.

Le médium. ‑ Au lieu de demander à Dieu de vous délivrer de la vue de vos victimes, je vous engage à prier avec moi pour lui demander la force de supporter cette torture expiatrice.

Latour. ‑ J'aurais préféré être délivré de la vue de mes victimes. Si vous saviez ce que je souffre ! L'homme le plus insensible serait ému s'il pouvait voir, imprimées sur ma figure comme avec le feu, les souffrances de mon âme. Je ferai ce que vous me conseillez. Je comprends que c'est un moyen un peu plus prompt d'expier mes fautes. C'est comme une opération douloureuse qui doit rendre la santé à mon corps bien malade.

Ah ! si les coupables de la terre pouvaient me voir, qu'ils seraient effrayés des conséquences de leurs crimes qui, cachés aux yeux des hommes, sont vus par les Esprits ! Que l'ignorance est fatale à tant de pauvres gens !

Quelle responsabilité assument ceux qui refusent l'instruction aux classes pauvres de la société ! Ils croient qu'avec les gendarmes et la police ils peuvent prévenir les crimes. Comme ils sont dans l'erreur ! On doublerait, on quadruplerait le nombre des agents de l'autorité, que les mêmes crimes se commettraient, parce qu'il faut que les mauvais Esprits incarnés commettent des crimes.

Je me recommande à votre charité.

Remarque. ‑ C'est sans doute par un reste des préjugés terrestres que Latour dit: « Il faut que les mauvais Esprits incarnés commettent des crimes. » Ce serait la fatalité dans les actions des hommes, doctrine qui les excuserait toutes. Il est du reste assez naturel qu'au sortir d'une pareille existence, l'Esprit ne comprenne pas encore la liberté morale, sans laquelle l'homme serait au niveau de la brute ; on peut s'étonner qu'il ne dise pas de plus mauvaises choses.

La communication suivante, du même Esprit, a été obtenue spontanément à Bruxelles, par madame C…, le même médium qui avait servi d'instrument à la scène rapportée dans le numéro d'octobre.

« Ne craignez plus rien de moi ; je suis plus tranquille, mais je soufre encore cependant. Dieu a eu pitié de moi, car il a vu mon repentir. Maintenant, je souffre de ce repentir qui me montre l'énormité de mes fautes.

Si j'avais été bien guidé dans la vie, je n'aurais pas fait tout le mal que j'ai fait ; mais mes instincts n'ont pas été réprimés, et j'y ai obéi, n'ayant connu aucun frein. Si tous les hommes pensaient davantage à Dieu, ou du moins si tous les hommes y croyaient, de pareils forfaits ne se commettraient plus.

Mais la justice des hommes est mal entendue ; pour une faute, quelquefois légère, un homme est enfermé dans une prison qui, toujours, est un lieu de perdition et de perversion. Il en sort complètement perdu par les mauvais conseils et les mauvais exemples qu'il y a puisés. Si cependant sa nature est assez bonne et assez forte pour résister au mauvais exemple, en sortant de prison toutes les portes lui sont fermées, toutes les mains se retirent devant lui, tous les cœurs honnêtes le repoussent. Que lui reste-t-il ? le mépris et la misère. Le mépris, le désespoir, s'il sent en lui de bonnes résolutions pour revenir au bien ; la misère le pousse à tout. Lui aussi alors méprise son semblable, le hait, et perd toute conscience du bien et du mal, puisqu'il se voit repoussé, lui qui cependant avait pris la résolution de devenir honnête homme. Pour se procurer le nécessaire, il vole, il tue parfois ; puis on le guillotine !

Mon Dieu, au moment où mes hallucinations vont me reprendre, je sens votre main qui s'étend vers moi ; je sens votre bonté qui m'enveloppe et me protège. Merci, mon Dieu ! Dans ma prochaine existence, j'emploierai mon intelligence, mon bien à secourir les malheureux qui ont succombé et à les préserver de la chute.

Merci, vous qui ne répugnez pas à communiquer avec moi ; soyez sans crainte ; vous voyez que je ne suis pas mauvais. Quand vous pensez à moi, ne vous représentez pas le portrait que vous avez vu de moi, mais représentez-vous une pauvre âme désolée qui vous remercie de votre indulgence.

Adieu ; évoquez-moi encore, et priez Dieu pour moi.

Latour. »



Remarque. ‑ L'Esprit fait allusion à la crainte que sa présence inspirait au médium.

« Je souffre, dit-il en outre, de ce repentir qui me montre l'énormité de mes fautes. » Il y a là une pensée profonde. L'Esprit ne comprend réellement la gravité de ses méfaits que lorsqu'il se repent ; le repentir amène le regret, le remords, sentiment douloureux qui est la transition du mal au bien, de la maladie morale à la santé morale. C'est pour y échapper que les Esprits pervers se raidissent contre la voix de leur conscience, comme ces malades qui repoussent le remède qui doit les guérir ; ils cherchent à se faire illusion, à s'étourdir en persistant dans le mal. Latour est arrivé à cette période où l'endurcissement finit par céder ; le remords est entré dans son cœur ; le repentir s'en est suivi ; il comprend l'étendue du mal qu'il a fait ; il voit son abjection, et il en souffre ; voilà pourquoi il dit : « Je souffre de ce repentir. » Dans sa précédente existence, il a dû être pire que dans celle-ci, car s'il se fût repenti comme il le fait aujourd'hui, sa vie eût été meilleure. Les résolutions qu'il prend maintenant influeront sur son existence terrestre future ; celle qu'il vient de quitter, toute criminelle qu'elle ait été, a marqué pour lui une étape du progrès. Il est plus que probable qu'avant de la commencer il était, dans l'erraticité, un de ces mauvais Esprits rebelles, obstinés dans le mal, comme on en voit tant.

Beaucoup de personnes ont demandé quel profit on pouvait tirer des existences passées, puisqu'on ne se souvient ni de ce que l'on a été ni de ce que l'on a fait.

Cette question est complètement résolue par le fait que, si le mal que nous avons commis est effacé, et s'il n'en reste aucune trace dans notre cœur, le souvenir en serait inutile, puisque nous n'avons plus à nous en préoccuper. Quant à celui dont nous ne nous sommes pas entièrement corrigés, nous le connaissons par nos tendances actuelles ; c'est sur celles-ci que nous devons porter toute notre attention. Il suffit de savoir ce que nous sommes, sans qu'il soit nécessaire de savoir ce que nous avons été.

Quand on considère la difficulté, pendant la vie, de la réhabilitation du coupable le plus repentant, la réprobation dont il est l'objet, on doit bénir Dieu d'avoir jeté un voile sur le passé. Si Latour eût été condamné à temps, et même s'il eût été acquitté, ses antécédents l'eussent fait rejeter de la société. Qui aurait voulu, malgré son repentir, l'admettre dans son intimité ? Les sentiments qu'il manifeste aujourd'hui comme Esprit, nous donnent l'espoir que, dans sa prochaine existence terrestre, il sera un honnête homme, estimé et considéré ; mais supposez qu'on sache qu'il a été Latour, la réprobation le poursuivra encore. Le voile jeté sur son passé lui ouvre la porte de la réhabilitation ; il pourra s'asseoir sans crainte et sans honte parmi les plus honnêtes gens. Combien en est-il qui voudraient à tout prix pouvoir effacer de la mémoire des hommes certaines années de leur existence !

Que l'on trouve une doctrine qui se concilie mieux que celle-ci avec la justice et la bonté de Dieu ! Au reste, cette doctrine n'est pas une théorie, mais un résultat d'observation. Ce ne sont point les Spirites qui l'ont imaginée ; ils ont vu et observé les différentes situations dans lesquelles se présentent les Esprits ; ils ont cherché à se les expliquer, et de cette explication est sortie la doctrine. S'ils l'ont acceptée, c'est parce qu'elle résulte des faits, et qu'elle leur a paru plus rationnelle que toutes celles émises jusqu'à ce jour sur l'avenir de l'âme.

Latour a été maintes fois évoqué, et cela était assez naturel ; mais, comme il arrive en pareil cas, il y a eu bien des communications apocryphes, et les Esprits légers n'ont pas manqué cette occasion. La situation même de Latour s'opposait à ce qu'il pût se manifester presque simultanément sur tant de points à la fois ; cette ubiquité n'est le partage que des Esprits supérieurs.

Les communications que nous avons rapportées sont-elles plus authentiques ? Nous le croyons, nous le désirons surtout pour le bien de cet Esprit. A défaut de ces preuves matérielles qui constatent l'identité d'une manière absolue, ainsi qu'on en obtient souvent, nous avons tout au moins les preuves morales qui résultent, soit des circonstances dans lesquelles ces manifestations ont eu lieu, soit de la concordance ; sur les communications que nous connaissons, venues de sources différentes, les trois quarts au moins s'accordent pour le fond ; parmi les autres, il en est qui ne supportent pas l'examen, tant l'erreur de situation est évidente, et en contradiction flagrante avec ce que l'expérience nous apprend sur l'état des Esprits dans le monde spirituel.

Quoi qu'il en soit, on ne peut refuser à celles que nous avons citées un haut enseignement moral. L'Esprit a pu être, a même dû être aidé dans ses réflexions, et surtout dans le choix de ses expressions, par des Esprits plus avancés ; mais, en pareil cas, ces derniers n'assistent que dans la forme et non dans le fond, et ne mettent jamais l'Esprit inférieur en contradiction avec lui-même. Ils ont pu poétiser chez Latour la forme du repentir, mais ils ne lui auraient point fait exprimer le repentir contre son gré, parce que l'Esprit a son libre arbitre ; ils voyaient en lui le germe de bons sentiments, c'est pourquoi ils l'ont aidé à les exprimer, et par là ils ont contribué à les développer en même temps qu'ils ont appelé sur lui la commisération.

Est-il rien de plus saisissant, de plus moral, de nature à impressionner plus vivement, que le tableau de ce grand criminel repentant, exhalant son désespoir et ses remords ; qui, au milieu de ses tortures, poursuivi par le regard incessant de ses victimes, élève sa pensée vers Dieu pour implorer sa miséricorde ? N'est-ce pas là un salutaire exemple pour les coupables ? Tout est sensé dans ses paroles ; tout est naturel dans sa situation, tandis que celle qui lui est faite par certaines communications est ridicule. On comprend la nature de ses angoisses ; elles sont rationnelles, terribles, quoique simples et sans mise en scène fantasmagorique. Pourquoi n'aurait-il pas eu du repentir ? Pourquoi n'y aurait-il pas en lui une corde sensible vibrante ? C'est précisément là le côté moral de ses communications ; c'est l'intelligence qu'il a de sa situation ; ce sont ses regrets, ses résolutions, ses projets de réparation qui sont éminemment instructifs. Qu'eût-on trouvé d'extraordinaire à ce qu'il se repentît sincèrement avant de mourir ; qu'il eût dit avant ce qu'il a dit après ?

Un retour au bien avant sa mort eût passé aux yeux de la plupart de ses pareils pour de la faiblesse ; sa voix d'outre-tombe est la révélation de l'avenir qui les attend. Il est dans le vrai absolu quand il dit que son exemple est plus propre à ramener les coupables que la perspective des flammes de l'enfer, et même de l'échafaud. Pourquoi donc ne le leur donnerait-on pas dans les prisons ? Cela en ferait réfléchir plus d'un, ainsi que nous en avons déjà plusieurs exemples. Mais comment croire à l'efficacité des paroles d'un mort, quand on croit soi-même que quand on est mort tout est fini ? Un jour cependant viendra où l'on reconnaîtra cette vérité que les morts peuvent venir instruire les vivants.



Entretiens familiers d'outre-tombe

Paris, 16 août 1864. ‑ Médium, madame Delanne

Pierre Legay était un riche cultivateur un peu intéressé, mort depuis deux ans et parent de madame Delanne. Il était connu dans le pays sous le sobriquet de Grand-Pierrot.

L'entretien suivant nous montre un des côtés les plus intéressants du monde invisible, celui des Esprits qui se croient encore vivants. Il a été obtenu par madame Delanne, qui l'a communiqué à la Société de Paris. L'Esprit s'exprime exactement comme il le faisait de son vivant ; la trivialité même de son langage est une preuve d'identité. Nous avons dû supprimer quelques expressions qui lui étaient familières, à cause de leur crudité.

« Depuis quelque temps, dit madame Delanne, nous entendions frapper des coups autour de nous ; présumant que ce pouvait être un Esprit, nous le prions de se faire connaître. Il écrit aussitôt : Pierre Legay, dit Grand-Pierrot.

D. Vous voilà donc à Paris, Grand-Pierrot, vous qui aviez tant envie d'y venir ? ‑ R. Je suis là, mon cher ami ; je suis venu tout seul, puisqu'elle est venue sans moi ; je lui avais cependant tant dit de me prévenir ; mais enfin j'y suis… J'étais ennuyé qu'on ne fasse pas attention à moi.

Remarque. ‑ L'Esprit fait allusion à la mère de madame Delanne, qui depuis quelque temps était venue habiter à Paris, chez sa fille. Il la désigne par une épithète qui lui était habituelle, et que nous remplaçons par elle.

D. Est-ce vous qui frappez la nuit ? ‑ R. Où voulez-vous que j'aille ? Je ne peux pas coucher devant la porte.

D. Vous couchez donc chez nous ? ‑ R. Mais certainement. Hier, je suis allé me promener avec vous (voir les illuminations). J'ai tout vu. Oh ! mais c'est beau, là, çà ! A la bonne heure ! on peut dire qu'on fait de belles choses. Je vous assure que je suis bien content ; je ne regrette pas mon argent.

D. Par quelle voie êtes-vous venu à Paris ? Vous avez donc pu abandonner vos côtes ? ‑ R. Mais, diable ! je ne puis pas bêcher et puis être ici. Je suis bien content d'être venu. Vous me demandez comment je suis venu ; mais je suis venu par le chemin de fer.

D. Avec qui étiez-vous ? ‑ R. Oh bien ! ma foi, je ne les connais pas.

D. Qui vous a donné mon adresse ? Dites-moi aussi d'où vous venait la sympathie que vous aviez pour moi ? ‑ R. Mais quand je suis allé chez elle (la mère de madame Delanne), et que je ne l'ai pas trouvée, j'ai demandé à celui qui garde chez elle où elle était. Il m'a dit qu'elle était ici ; alors je suis venu. Et puis voyez, mon ami, je vous aime parce que vous êtes un bon garçon ; vous m'avez plu, vous êtes franc, et puis j'aime bien tous ces enfants-là. Voyez-vous, quand on aime bien les parents, on aime les enfants.

D. Dites-nous le nom de la personne qui garde la maison de ma belle-mère, puisqu'elle a les clefs dans sa poche ? ‑ R. Qui j'y ai trouvé ? Mais j'y ai trouvé le père Colbert, qui m'a dit qu'elle lui avait dit de faire attention.

D. Voyez-vous ici mon beau-père, papa Didelot ? ‑ R. Comment voulez-vous que je le voie, puisqu'il n'y est pas ? Vous savez bien qu'il est mort.



2e entretien, 18 août 1864

M. et madame Delanne étant allés passer la journée à Châtillon, y firent l'évocation de Pierre Legay.

D. Vous êtes donc venu à Châtillon ? ‑ R. Mais je vous suis partout.

D. Comment y êtes-vous venu ? – R. Vous êtes drôle ! Je suis venu dans la voiture.

D. Je ne vous ai pas vu payer votre place ? ‑ R. Je suis monté avec Marianne et puis votre femme ; j'ai cru que vous l'aviez payée. J'étais sur l'impériale ; on ne m'a rien demandé. Est-ce que vous ne l'avez pas payée ? Pourquoi qui ne l'a pas réclamée, celui qui conduit ?

D. Combien avez-vous payé en chemin de fer de Ligny à Paris ? ‑ R. En chemin de fer, ce n'est pas du tout la même chose. J'ai été de Tréveray à Ligny à pied, et puis j'ai pris l'omnibus que j'ai bien payé au conducteur.

D. C'est bien au conducteur que vous avez payé ? ‑ R. A qui voulez-vous donc que j'aie payé ? Mais, mon cousin, vous croyez donc que je n'ai pas d'argent ? Il y a longtemps que j'avais mis mon argent de côté pour venir. Ce n'est pas parce que je n'ai pas payé ma place ici qu'il faut croire que je n'ai pas d'argent. Je ne serais pas venu sans cela.

D. Mais vous ne me répondez pas combien vous avez donné d'argent pour votre parcours en chemin de fer de Nançois-le-Petit à Paris ? ‑ R. Mais b… j'ai payé comme les autres. J'ai donné 20 fr. et on m'a rendu 3 fr. 60 c. Voyez combien ça fait.

Remarque. ‑ La somme de 16 fr. 40 c. est en effet celle qui est marquée sur l'Indicateur, ce qu'ignoraient M. et madame Delanne.

D. Combien êtes-vous resté de temps en chemin de fer de Nançois à Paris ? ‑ R. J'ai resté aussi longtemps que les autres. On n'a pas fait chauffer la machine plus vite pour moi que pour les autres. Du reste, je ne pouvais pas trouver le temps long ; je n'avais jamais voyagé en chemin de fer, et je croyais Paris bien plus loin que ça. Ça ne m'étonne plus que cette mâtine (la belle-mère de M. D…) y vienne si souvent. C'est beau, ma foi, et je suis content de pouvoir courir avec vous. Seulement, vous ne me répondez pas souvent. Je comprends ; vos affaires vous occupent bien. Hier, je n'ai pas osé rentrer avec vous le matin (la maison de commerce où est employé M. D…), et je suis retourné visiter le cimetière Montmartre, je crois ; n'est-ce pas, c'est comme ça que vous l'appelez ? Il faut bien me dire les noms pour que je puisse les raconter quand je vais m'en retourner. (M. et madame Delanne étaient en effet allés dans la matinée au cimetière Montmartre.)

D. Puisque rien ne vous presse au pays, pensez-vous bientôt partir ? ‑ R. Quand j'aurai tout vu, puisque j'y suis. Et puis, ma foi, ils peuvent bien un peu se remuer les autres (ses enfants) ; ils feront comme ils voudront. Quand je n'y serai plus, il faudra bien qu'ils se passent de moi ; qu'en dites-vous, cousin ?

D. Comment trouvez-vous le vin de Paris, et la nourriture ? ‑ R. Mais, il ne vaut pas celui que je vous ai fait boire (l'Esprit fait allusion à une circonstance où il fit boire à M. D… du vin de vingt-cinq années de bouteille) ; cependant il n'est pas mauvais. La nourriture, ça m'est bien égal ; souvent je prends du pain et je mange vers vous. Je n'aime pas à salir une assiette ; ce n'est pas la peine quand on n'y est pas habitué. Pourquoi faire des cérémonies ?

D. Où couchez-vous donc ? je n'ai pas remarqué votre lit. ‑ R. En arrivant, Marianne est allée dans une chambre noire ; moi, j'ai cru que c'était pour moi ; j'y ai couché. Je vous ai parlé plusieurs fois à tous.

D. Est-ce que vous ne craignez pas, à votre âge, de vous faire écraser dans les rues de Paris ? – R. Mais, mon cousin, c'est ce qui m'ennuie le plus, ces diables de voitures ; je ne quitte pas les trottoirs aussi.

D. Combien y a-t-il de temps que vous êtes à Paris ? ‑ R. Oh bien ! par exemple, vous savez bien que je suis venu jeudi dernier ; ça fait huit jours, je crois.

D. Comme je ne vous ai pas vu de malle, si vous avez besoin de linge, ne vous gênez pas. ‑ R. J'ai pris deux chemises, c'est bien assez ; quand elles seront sales, je m'en retournerai ; je ne voudrais pas vous gêner.

D. Voulez-vous nous dire ce que le père Colbert vous a dit avant que vous ne partiez pour Paris ? ‑ R. Il est là dans la maison de Marianne ; il y est depuis longtemps. En la vendant, il a voulu y rester encore. Il dit qu'il ne gêne pas, puisqu'il garde.

D. Vous nous avez dit hier que vous ne voyiez pas mon beau-père Didelot, parce qu'il est mort ; comment se fait-il alors que vous voyez si bien le père Colbert, puisqu'il est mort, lui aussi, depuis au moins trente ans ? ‑ R. Oh bien ! ma foi, vous me demandez ce que je ne sais pas ; je n'avais pas réfléchi à cela. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est là bien tranquille ; je ne peux pas vous en dire davantage.

Remarque. – Le père Colbert est l'ancien propriétaire de la maison de la mère de madame Delanne. Il paraît que depuis sa mort il est resté dans la maison dont il s'est constitué le gardien, et que, lui aussi, se croit encore vivant. Ainsi ces deux Esprits, Colbert et Pierre Legay, se voient et se parlent comme s'ils étaient encore de ce monde, ne se rendant ni l'un ni l'autre compte de leur situation.



3e entretien, 19 août 1864

D. (au guide spirituel du médium). Veuillez nous donner quelques instructions au sujet de l'Esprit Legay, et nous dire s'il est temps de lui faire comprendre sa véritable position ! ‑ R. Oui, mes enfants, il a été troublé depuis vos demandes d'hier ; il ne sait ce qu'il est ; tout pour lui est confus lorsqu'il veut chercher, car il ne réclame pas encore la protection de son ange gardien.

D. (à Legay). Êtes-vous là ? ‑ R. Oui, mon cousin, mais je suis tout drôle ; je ne sais pas ce que cela veut dire. Ne t'en va pas sans moi, Marianne.

D. Avez-vous réfléchi à ce que nous vous avons prié hier de nous dire au sujet du père Colbert, que vous avez vu vivant tandis qu'il est mort ? ‑ R. Mais je ne peux vous dire comment ça se fait ; seulement j'ai entendu dire dans les temps qu'il y avait des revenants ; ma foi, je crois qu'il est du nombre. On dira ce qu'on voudra, je l'ai bien vu. Mais je suis fatigué, je vous assure ; j'ai besoin d'être un peu tranquille.

D. Croyez-vous en Dieu, et faites-vous vos prières chaque jour ? ‑ R. Mais, ma foi, oui ; si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.

D. Croyez-vous à l'immortalité de l'âme ? ‑ R. Oh ! ça, c'est différent ; je ne peux pas me prononcer ; je doute.

D. Si je vous donnais une preuve de l'immortalité de l'âme, y croiriez-vous ? ‑ R. Oh ! mais, les Parisiens connaissent tout, eux. Je ne demande pas mieux. Comment ferez-vous ?

D. (au guide du médium). Pouvons-nous faire l'évocation du père Colbert, pour lui prouver qu'il est mort ? ‑ R. Il ne faut pas aller trop vite ; ramenez-le tout doucement. Et puis, cet autre Esprit vous fatiguerait trop ce soir.

D. (à Legay). Où êtes-vous placé, que je ne vous vois pas ? ‑ R. Vous ne me voyez pas ? Ah ! par exemple, c'est trop fort. Vous êtes donc devenu aveugle ?

D. Rendez-nous compte de la manière dont vous nous parlez, car vous faites écrire ma femme. ‑ R. Moi ? mais, ma foi, non.

(Plusieurs nouvelles questions sont adressées à l'Esprit, et restent sans réponse. On évoque son ange gardien, et l'un des guides du médium répond ce qui suit :)

« Mes amis, c'est moi qui viens répondre, car l'ange gardien de ce pauvre Esprit n'est pas avec lui ; il n'y viendra que lorsqu'il l'appellera lui-même, et qu'il priera le Seigneur de lui accorder la lumière. Il était encore sous l'empire de la matière, et n'avait pas voulu écouter la voix de son ange gardien qui s'était éloigné de lui, puisqu'il s'obstinait à rester stationnaire. Ce n'est pas lui, en effet, qui te faisait écrire ; il parlait comme il en avait l'habitude, persuadé que vous l'entendiez ; mais c'était son Esprit familier qui conduisait ta main ; pour lui, il causait avec ton mari ; toi, tu écrivais, et tout cela lui semblait naturel. Mais vos dernières questions et votre pensée l'ont reporté à Tréveray ; il est troublé, priez pour lui, vous l'appellerez plus tard ; il reviendra vite. Priez pour lui, nous prierons avec vous. »

Nous avons déjà vu plus d'un exemple d'Esprits se croyant encore vivants. Pierre Legay nous montre cette phase de la vie des Esprits d'une manière plus caractérisée. Ceux qui se trouvent dans ce cas paraissent être plus nombreux qu'on ne pense ; au lieu de faire exception, d'offrir une variété dans le châtiment, ce serait presque une règle, un état normal pour les Esprits d'une certaine catégorie. Nous aurions ainsi autour de nous, non seulement les Esprits qui ont conscience de la vie spirituelle, mais une foule d'autres qui vivent, pour ainsi dire, d'une vie semi-matérielle, se croyant encore de ce monde, et continuant à vaquer, ou croyant vaquer à leurs occupations terrestres. On aurait tort, cependant, de les assimiler en tout aux incarnés, car on remarque dans leurs allures et dans leurs idées quelque chose de vague et d'incertain qui n'est pas le propre de la vie corporelle ; c'est un état intermédiaire qui nous donne l'explication de certains effets dans les manifestations spontanées, et de certaines croyances anciennes et modernes.

Un phénomène qui peut sembler plus bizarre, et ne peut manquer de faire sourire les incrédules, c'est celui des objets matériels que l'Esprit croit posséder. On comprend que Pierre Legay se figure monter en chemin de fer, parce que le chemin de fer est une chose réelle, qui existe ; mais on comprend moins qu'il croie avoir de l'argent et payé sa place.

Ce phénomène trouve sa solution dans les propriétés du fluide périsprital, et dans la théorie des créations fluidiques, principe important qui donne la clef de bien des mystères du monde invisible.

L'Esprit, par la volonté ou la seule pensée, opère dans le fluide périsprital, qui n'est lui-même qu'une concentration du fluide cosmique ou élément universel, une transformation partielle qui produit l'objet qu'il désire. Cet objet n'est pour nous qu'une apparence, pour l'Esprit c'est une réalité. C'est ainsi qu'un Esprit, mort depuis peu, se présenta un jour dans une réunion spirite, à un médium voyant, une pipe à la bouche et fumant. Sur l'observation qui lui fut faite que ce n'était pas convenable, il répondit : « Que voulez-vous ! j'ai tellement l'habitude de fumer que je ne puis me passer de ma pipe. » Ce qui était plus singulier, c'est que la pipe donnait de la fumée ; pour le médium voyant, bien entendu, et non pour les assistants.

Tout doit être en harmonie dans le monde spirituel comme dans le monde matériel ; aux hommes corporels, il faut des objets matériels ; aux Esprits dont le corps est fluidique, il faut des objets fluidiques ; les objets matériels ne leur serviraient pas plus que des objets fluidiques ne serviraient à des hommes corporels. L'Esprit fumeur, voulant fumer, se créait une pipe, qui, pour lui, avait la réalité d'une pipe de terre ; Legay voulant avoir de l'argent pour payer sa place, sa pensée lui créa la somme nécessaire. Pour lui, il a réellement de l'argent, mais les hommes ne pourraient se contenter de la monnaie des Esprits. Ainsi s'expliquent les vêtements dont ceux-ci se revêtent à volonté, les insignes qu'ils portent, les différentes apparences qu'ils peuvent prendre, etc.

Les propriétés curatives données au fluide par la volonté s'expliquent aussi par cette transformation. Le fluide modifié agit sur le périsprit qui lui est similaire, et ce périsprit, intermédiaire entre le principe matériel et le principe spirituel, réagit sur l'économie, dans laquelle il joue un rôle important, quoique méconnu encore par la science.

Il y a donc le monde corporel visible avec les objets matériels, et le monde fluidique, invisible pour nous, avec les objets fluidiques. Il est à remarquer que les Esprits d'un ordre inférieur et peu éclairés opèrent ces créations sans se rendre compte de la manière dont se produit en eux cet effet ; ils ne peuvent pas plus se l'expliquer qu'un ignorant de la terre ne peut expliquer le mécanisme de la vision, ni un paysan dire comment pousse le blé.

Les formations fluidiques se rattachent à un principe général qui sera ultérieurement l'objet d'un développement complet, quand il aura été suffisamment élaboré.

L'état des Esprits dans la situation de Pierre Legay soulève plusieurs questions. A quelle catégorie appartiennent précisément les Esprits qui se croient encore vivants ? A quoi tient cette particularité ? Tient-elle à un défaut de développement intellectuel et moral ? Nous en voyons de très inférieurs se rendre parfaitement compte de leur état, et la plupart de ceux que nous avons vus dans cette situation ne sont pas des plus arriérés. Est-ce une punition ? C'en est une sans doute pour quelques-uns, comme pour Simon Louvet, du Havre, le suicidé de la tour de François Ier, qui, pendant cinq ans, était dans l'appréhension de sa chute (Revue spirite du mois de mars 1863, page 87) ; mais beaucoup d'autres ne sont pas malheureux et ne souffrent pas, témoin Pierre Legay. (Voir pour la réponse la dissertation ci-après.)

Société de Paris, 21 juillet 1864. ‑ Médium, M. Vézy.

Nous vous avons déjà parlé bien souvent des diverses épreuves et des expiations, mais chaque jour n'en découvrez-vous pas de nouvelles ? Elles sont infinies comme les vices de l'humanité, et comment vous en établir la nomenclature ? Pourtant vous venez nous réclamer pour un fait, et je vais essayer de vous instruire.

Tout n'est pas épreuve dans l'existence ; la vie de l'Esprit se continue, comme il vous a été dit déjà, depuis sa naissance jusque dans l'infini ; pour les uns la mort n'est qu'un simple accident qui n'influe en rien sur la destinée de celui qui meurt. Une tuile tombée, une attaque d'apoplexie, une mort violente, ne font très souvent que séparer l'Esprit de son enveloppe matérielle ; mais l'enveloppe périspritale conserve, au moins en partie, les propriétés du corps qui vient de choir. Si je pouvais, un jour de bataille, vous ouvrir les yeux que vous possédez, mais dont vous ne pouvez faire usage, vous verriez bien des luttes se continuer, bien des soldats monter encore à l'assaut, défendre et attaquer les redoutes ; vous les entendriez même pousser leurs hourras et leurs cris de guerre, au milieu du silence et sous le voile lugubre qui suit un jour de carnage ; le combat fini, ils retournent à leurs foyers embrasser leurs vieux pères, leurs vieilles mères qui les attendent. Cet état dure quelquefois longtemps pour quelques-uns ; c'est une continuité de la vie terrestre, un état mixte entre la vie corporelle et la vie spirituelle. Pourquoi, s'ils ont été simples et sages, sentiraient-ils le froid de la tombe ? Pourquoi passeraient-ils brusquement de la vie à la mort, de la clarté du jour à la nuit ? Dieu n'est point injuste, et laisse aux pauvres d'esprit cette jouissance, en attendant qu'ils voient leur état par le développement de leurs propres facultés, et qu'ils puissent passer avec calme de la vie matérielle à la vie réelle de l'Esprit.

Consolez-vous donc, vous qui avez des pères, des mères, des frères ou des fils qui se sont éteints sans lutte ; peut-être il leur sera permis de croire encore que leurs lèvres approcheront vos fronts. Séchez vos larmes : les pleurs sont douloureux pour vous, et eux s'étonnent de vous les voir répandre ; ils entourent vos cous de leurs bras, et vous demandent de leur sourire. Souriez donc à ces invisibles, et priez pour qu'ils changent le rôle de compagnons en celui de guides ; pour qu'ils déploient leurs ailes spirituelles qui leur permettront de planer dans l'infini et de vous en apporter les douces émanations.

Je ne vous dis pas, remarquez-le bien, que toutes les morts promptes jettent dans cet état ; non, mais il n'en est pas un seul dont la matière n'ait à lutter avec l'Esprit qui se retrouve. Le duel a eu lieu, la chair s'est déchirée, l'Esprit s'est obscurci à l'instant de la séparation, et dans l'erraticité l'Esprit a reconnu la vraie vie.

Je vais vous dire maintenant quelques mots de ceux pour lesquels cet état est une épreuve. Oh ! qu'elle est pénible ! ils se croient vivants et bien vivants, possédant un corps capable de sentir et de savourer les jouissances de la terre, et quand leurs mains veulent toucher, leurs mains s'effacent ; quand ils veulent approcher leurs lèvres d'une coupe ou d'un fruit, leurs lèvres s'anéantissent ; ils voient, ils veulent toucher, et ils ne peuvent ni sentir ni toucher. Que le paganisme offre une belle image de ce supplice en présentant Tantale ayant faim et soif et ne pouvant jamais toucher des lèvres la source d'eau qui murmurait à son oreille ou le fruit qui semblait mûrir pour lui. Il y a des malédictions et des anathèmes dans les cris de ces malheureux ! Qu'ont-ils fait pour endurer ces souffrances ? Demandez-le à Dieu : c'est la loi ; elle est écrite par lui. Celui qui touche à l'épée périra par l'épée ; celui qui a profané son prochain sera profané à son tour. La grande loi du talion était inscrite au livre de Moïse, elle l'est encore dans le grand livre de l'expiation.

Priez donc sans cesse pour ceux-là à l'heure de la fin ; leurs yeux se fermeront, et ils s'endormiront dans l'espace, comme ils se seront endormis sur la terre, et retrouveront à leur réveil, non plus un juge sévère, mais un père compatissant, leur assignant de nouvelles œuvres et de nouvelles destinées.

Saint Augustin.




Variétés

Plusieurs journaux, d'après le Sémaphore de Marseille, du 29 septembre, se sont empressés de reproduire le fait suivant :

« Une maison de la rue Paradis a été, avant-hier au soir, le théâtre d'un douloureux événement. Un industriel qui tient un magasin de lampes dans cette rue s'est donné la mort en employant, pour accomplir sa fatale résolution, une forte dose d'un poison des plus énergiques.

Voici dans quelles circonstances s'est accompli ce suicide :

Cet industriel donnait, depuis quelque temps, des signes d'un certain dérangement de cerveau, produit peut-être en particulier par l'abus des liqueurs fortes, mais surtout par la pratique du Spiritisme, ce fléau moderne qui a fait déjà de si nombreuses victimes dans les grandes villes, et qui menace maintenant d'exercer ses ravages jusque dans les campagnes. Malgré sa bonne clientèle, qui lui assurait un travail fructueux, X… n'était pas, en outre, très bien dans ses affaires et se trouvait quelquefois gêné pour effectuer ses payements. Par suite, son humeur était généralement sombre et son caractère maussade. »

L'article constate que l'individu faisait abus des liqueurs fortes et que ses affaires étaient en mauvais état, circonstances qui ont maintes fois occasionné des accidents cérébraux et poussé au suicide. Cependant l'auteur de l'article n'admet ces causes que comme possibles ou accessoires dans la circonstance dont il s'agit, tandis qu'il attribue l'événement surtout à la pratique du Spiritisme.

La lettre suivante, qui nous est écrite de Marseille, tranche la question, et fait ressortir la bonne foi du rédacteur :

« Cher maître,

La Gazette du Midi et le Sémaphore de Marseille du 29 septembre ont publié un article sur l'empoisonnement volontaire d'un industriel, attribué à la pratique du Spiritisme. Ayant connu personnellement ce malheureux, qui était de la même loge maçonnique que moi, je sais d'une manière positive qu'il ne s'était jamais occupé de Spiritisme, qu'il n'avait lu aucun ouvrage ni aucune publication sur cette matière. Je vous autorise à vous servir de mon nom, car je suis prêt à prouver la vérité de ce que j'avance ; au besoin, tous mes frères et les meilleurs amis du défunt se feront un devoir de le certifier. Plût à Dieu qu'il eût connu et compris le Spiritisme, il y aurait trouvé la force de résister aux funestes penchants qui l'ont conduit à cet acte insensé.

Agréez, etc.Chavaux,

Docteur médecin, 24, rue du Petit-Saint-Jean. »

On nous écrit de Lyon, le 3 octobre 1864 :

« Vous connaissez de réputation le capitaine B… ; c'est un homme d'une foi ardente, d'une conviction éprouvée ; déjà vous en avez parlé dans votre Revue. Il se trouvait il y a quelque temps sur les bords de la Saône en compagnie d'un avocat, Spirite comme lui ; ces messieurs, prolongeant leur promenade, entrèrent dans un restaurant pour déjeuner, et bientôt virent un autre promeneur pénétrer dans le même établissement ; le nouveau venu parlait haut, commandait brusquement, et semblait vouloir accaparer à lui seul le personnel du restaurant. En voyant ce sans-gêne, le capitaine dit à haute voix quelques paroles un peu sévères à l'adresse du nouveau venu. Tout à coup il se sent pris d'une étrange tristesse. M. B… est médium auditif ; il entend distinctement la voix de son enfant, dont il reçoit de fréquentes communications, et qui murmure à son oreille : « Cet homme que tu vois si brusque va se suicider ; il vient ici faire son dernier repas. »

Le capitaine se lève précipitamment, se rend auprès du dérangeur, et lui demande pardon d'avoir exprimé tout haut sa pensée ; puis, l'entraînant hors de l'établissement, il lui dit : « Monsieur, vous allez vous suicider. » Grand étonnement de la part de l'individu, vieillard de soixante-seize ans, et qui lui répondit : « Qui a pu vous révéler une semblable chose ? ‑ Dieu, » reprit M. B… Puis, il se mit à lui parler tout doucement et avec bonté de l'immortalité de l'âme, et, tout en le ramenant à Lyon, l'entretint du Spiritisme et de tout ce qu'en pareil cas Dieu peut inspirer pour encourager et consoler.

Le vieillard lui raconta son histoire. Ancien orthopédiste, il avait été ruiné par un associé infidèle. Tombé malade, il a dû séjourner longtemps à l'hôpital ; mais, une fois guéri, sa santé l'a jeté sur le pavé sans aucune ressource. Il a été recueilli par une pauvre ouvrière en pantalons, créature sublime qui, pendant des mois entiers, a nourri le vieillard sans y être obligée par aucun autre lien que la pitié. Mais la crainte d'être à charge avait poussé le vieillard au suicide.

Le capitaine a été voir la digne femme, l'a encouragée, l'a aidée ; mais quand il faut vivre, l'argent va vite, et hier tout le pauvre ménage de l'ouvrière aurait été vendu si quelques Spirites n'avaient racheté les quelques meubles de son unique chambre : le Mont-de-Piété avait reçu, depuis un an qu'elle nourrissait le vieillard, le matelas, les couvertures, etc. Cela a été retiré, grâce aux bons cœurs touchés de ce généreux dévouement ; mais ce n'est pas tout : il faut continuer jusqu'à ce que le vieillard ait obtenu un refuge aux petites sœurs des pauvres. Carita m'a fait écrire à ce sujet une communication que je vous adresse avec l'expression de toute notre reconnaissance, pour vous, cher monsieur, qui nous avez rendus Spirites. Quant à moi, je n'oublie pas que vous m'avez engagée pour revenir avec vous, quand vous reviendrez. »

Voici cette communication :

« Le Spiritisme, cette étoile de l'Orient, ne vient pas seulement vous ouvrir les portes de la science ; il fait mieux que cela : c'est un ami qui vous conduit les uns vers les autres, pour vous apprendre l'amour du prochain et surtout la charité ; non pas cette aumône dégradante qui cherche dans sa bourse la plus petite pièce pour la jeter dans la main d'un pauvre, mais la douce mansuétude du Christ qui connaissait le chemin où l'on rencontre l'infortune cachée.

Mes bons amis, j'ai rencontré sur ma route une de ces misères dont l'histoire ne parle pas, mais dont le cœur se souvient quand il a été témoin d'aussi rudes épreuves. C'est une pauvre femme ; elle est mère ; elle a un fils sans occupation depuis plusieurs mois ; de plus elle nourrit une malheureuse ouvrière comme elle ; et par surcroît, un vieillard vient chaque jour la trouver à l'heure où l'on déjeune, quand il y a assez pour déjeuner. Mais le jour où le nécessaire manque, les deux pauvres femmes, créatures admirables de charité, donnent leur repas aux deux hommes : le vieillard et l'enfant, prétendant qu'ayant eu faim, elles ont mangé les premières. J'ai vu cela se renouveler bien souvent ; j'ai vu le vieillard, dans un moment de désespoir, vendre son dernier vêtement, et vouloir, par un acte insigne de folie, dire à la vie un dernier adieu, avant de partir pour le monde invisible où Dieu vous juge tous.

J'ai vu la faim imprimer ses étreintes sur ces déshérités du bien-être social ; mais les femmes ont prié Dieu avec ferveur, et Dieu les a exaucées. Déjà il a mis des frères, des Spirites, sur leurs pas, et quand la charité appelle, les cœurs dévoués répondent. Déjà les larmes du désespoir sont séchées ; il ne reste plus que l'angoisse du lendemain, le fantôme menaçant de l'hiver avec son cortège de frimas, de glace et de neige. Je vous tends la main en faveur de cette infortune. Les pauvres, nos amis, sont les envoyés de Dieu ; ils viennent vous dire : Nous souffrons, Dieu le veut ; c'est notre châtiment, et tout à la fois un exemple pour notre amélioration. En nous voyant si malheureux, votre cœur s'attendrit, vos sentiments s'élargissent, vous apprenez à aimer et à plaindre le malheur ; secourez-nous, afin que nous ne murmurions pas, et aussi pour que Dieu vous sourie du haut de son beau paradis.

Voilà ce que dit le pauvre en ses haillons ; voilà ce que répète l'ange gardien qui vous veille, et ce que je vous redis, simple messagère de charité, intermédiaire entre le ciel et vous.

« Souriez à l'infortune, ô vous qui êtes si richement doués de toutes les qualités du cœur ; aidez-moi dans ma tâche ; ne laissez point refermer ce sanctuaire de votre âme où le regard de Dieu a plongé ; et un jour, quand vous rentrerez dans votre mère-patrie, quand le regard incertain, la démarche encore mal assurée, vous chercherez votre chemin à travers l'immensité, je vous ouvrirai à deux battants les portes du temple où tout est amour et charité, et je vous dirai : Entrez, mes aimés, je vous connais !

Carita. »

A qui fera-t-on croire que c'est là le langage du diable ? Est-ce la voix du diable qui s'est fait entendre à l'oreille du capitaine sous le nom de son fils, pour l'avertir que ce vieillard allait se suicider, et lui donner en même temps le regret d'avoir dit des paroles qui devaient le blesser ? Selon la doctrine qu'un parti cherche à faire prévaloir, et d'après laquelle le diable seul se communique, ce capitaine aurait dû repousser comme satanique la voix qui lui parlait ; il en serait résulté que le vieillard se serait suicidé, que le mobilier des pauvres ouvrières aurait été vendu, et qu'elles seraient peut-être mortes de faim.

Parmi les dons que nous avons reçus à leur intention, il en est un que nous croyons devoir mentionner, sans toutefois en nommer l'auteur. Il était accompagné de la lettre suivante :

« Monsieur Allan Kardec,

J'ai appris d'un mien parent, qui le tient de vous, le récit de la belle action vraiment chrétienne accomplie par une pauvre ouvrière de Lyon envers un malheureux vieillard, lequel parent m'a aussi montré un appel bien éloquent en sa faveur par un Esprit qui se donne sous le doux nom de Carita. Sur sa demande si je reconnaissais là le langage du démon, je lui ai répondu que nos meilleurs saints ne parleraient pas mieux : c'est mon opinion ; c'est pourquoi j'ai pris la liberté de lui en demander une copie. Monsieur, je ne suis qu'un pauvre prêtre, mais je vous envoie le denier de la veuve, au nom de Jésus-Christ, pour cette brave et digne femme. Ci-inclus, vous trouverez la modique somme de cinq francs, regrettant de ne pouvoir faire mieux. Je vous demande la faveur de taire mon nom.

Daignez agréer, etc.

L'abbé X… »


Ses rapports avec les autres journaux spéciaux

Le désir de voir paraître la Revue deux fois par mois ou toutes les semaines, même au prix d'une augmentation dans l'abonnement, nous a souvent été exprimé. Nous sommes très sensibles à ce témoignage de sympathie, mais il nous est impossible, du moins jusqu'à nouvel ordre, de changer notre mode de publicité. Le premier motif est dans la multiplicité des travaux qui sont la conséquence de notre position, et dont il est difficile de se figurer l'étendue. Nous sommes dans la rigoureuse vérité en disant qu'il n'est pas pour nous un seul jour de repos absolu, et que, malgré toute notre activité, il nous est matériellement impossible de suffire à tout. En doublant, en quadruplant notre publication mensuelle, nous comprenons que la plupart de nos abonnés auraient le temps de la lire, mais, pour nous, ce serait au préjudice des travaux plus importants qui nous restent à faire.

Le second motif est dans la nature même de notre Revue, qui est moins un journal que le complément et le développement de nos œuvres doctrinales. La forme périodique nous permet d'y introduire plus de variété que dans un livre, et de saisir les actualités. Là viennent se grouper, selon les circonstances et l'opportunité, les faits les plus intéressants, les réfutations, les instructions des Esprits ; là se dessinent les différentes phases du progrès de la science spirite ; là enfin viennent s'essayer, sous forme dubitative, les théories nouvelles qui ne peuvent être acceptées qu'après avoir reçu la sanction du contrôle universel.

En un mot, la Revue est une œuvre personnelle dont nous assumons seul la responsabilité, et pour laquelle nous ne devons ni ne voulons être entravé par aucune volonté étrangère ; elle est conçue selon un plan déterminé pour concourir au but que nous devons atteindre. Transformée en une feuille hebdomadaire, elle perdrait son caractère essentiel. La nature même de nos travaux s'oppose à ce que nous entrions dans le détail des préoccupations et des vicissitudes du journalisme. Voilà pourquoi la Revue spirite doit rester ce qu'elle est ; nous la continuerons tant que son existence, sous cette forme, nous sera démontrée nécessaire. D'ailleurs, en en changeant le mode de publicité, nous aurions l'air de vouloir faire concurrence aux nouveaux journaux publiés sur la matière, ce qui ne saurait entrer dans notre pensée.

Ces journaux, par leur périodicité plus fréquente, remplissent la lacune signalée ; par la diversité des sujets qu'ils peuvent traiter, et qui rentrent dans leur cadre, par le nombre des Spirites éclairés et de talent qui peuvent y faire entendre leur voix, enfin par la diffusion de l'idée sous différentes formes, ils peuvent rendre de grands services à la cause ; ce sont autant de champions qui militent pour la doctrine dont nous voyons avec plaisir se multiplier les organes. Nous appuierons toujours ceux qui marcheront franchement dans une voie utile, qui ne se feront les instruments ni de coteries ni d'ambitions personnelles, ceux enfin qui seront dirigés selon les grands principes de la morale spirite ; nous serons heureux de les encourager et de les aider de nos conseils, s'ils croient en avoir besoin ; mais là se borne notre coopération. Nous déclarons n'avoir de solidarité matérielle avec aucun sans exception ; aucun, par conséquent, n'est publié par nous, ni sous notre patronage effectif ; nous laissons à chacun la responsabilité de ses publications. Lorsque des demandes d'abonnement pour leur compte sont adressées à la direction de la Revue, nous les leur faisons parvenir à titre de bonne confraternité, sans y avoir aucun intérêt, pas même celui de la remise d'usage aux intermédiaires, remise que nous n'accepterions pas, alors même qu'elle nous serait offerte.

Nous avons cru devoir expliquer l'état réel des choses pour l'édification de ceux qui croient que certains journaux spirites sont liés d'intérêts avec notre Revue. Tous ont sans doute un intérêt commun, parce qu'ils tendent au même but que nous ; à ce titre tous se doivent bienveillance réciproque, autrement ils donneraient un démenti à leur qualification de journaux spirites, mais chacun agit dans la sphère de son activité et de ses moyens, et sous sa propre responsabilité. La doctrine ne peut que gagner en dignité et en crédit à leur indépendance, tandis que l'accord de vues et de principes qui existe entre eux et la Revue n'aurait rien d'étonnant de la part de ceux qui émaneraient de la même source. Si jamais une autre publication périodique se faisait par notre initiative et avec notre concours effectif, nous le dirions ouvertement.



Allan Kardec




Articles connexes

Voir articles connexes