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REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1864 > Juin
Juin
2e article
Voir le numéro de mai 1864
Ce livre est un de ceux qui ne peuvent être complètement réfutés que par un autre livre. Il faudrait le discuter article par article ; c'est une tâche que nous n'entreprendrons point, par la raison qu'il touche à des questions qui ne sont pas de notre ressort, et que beaucoup d'autres s'en sont chargés ; nous nous bornerons à l'examen des conséquences que l'auteur a tirées du point de vue où il s'est placé.
Il y a dans cet ouvrage, comme dans tous les ouvrages historiques, deux parties très distinctes : la relation des faits, et l'appréciation de ces faits. La première est une question d'érudition et de bonne foi ; la seconde dépend entièrement de l'opinion personnelle. Deux hommes peuvent parfaitement se rencontrer sur l'une, et différer complètement sur l'autre.
Il est naturel que la partie religieuse ait été attaquée, parce que c'est une question de croyance, mais la partie historique ne paraît pas être invulnérable, si l'on en juge par les critiques des théologiens qui lui contestent non seulementl'appréciation, mais l'exactitude de certains faits. Nous laisserons à de plus compétents que nous le soin de décider cette dernière question ; toutefois, sans nous constituer juge du débat, nous reconnaîtrons que certaines critiques sont évidemment fondées, mais que sur plusieurs points importants de l'histoire, les remarques de M. Renan sont parfaitement justes. Parmi les nombreuses réfutations qui ont été faites de son livre, nous croyons devoir signaler celle du P. Gratry comme une des plus logiques et des plus impartiales ; il y fait surtout ressortir avec beaucoup de clarté les contradictions qu'on y rencontre à chaque pas[1].
Admettons cependant que M. Renan ne se soit en rien écarté de la vérité historique, cela n'implique pas la justesse de son appréciation, parce qu'il a fait ce travail en vue d'une opinion et avec des idées préconçues. Il a étudié les faits pour y chercher la preuve de cette opinion, et non pour s'en former une ; naturellement il n'y a vu que ce qui lui a paru conforme à sa manière de voir, tandis qu'il n'y a pas vu ce qui y était contraire. Son opinion est sa mesure ; il le dit du reste lui-même dans ce passage de son introduction, page 5 : « Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l'Église de Jérusalem, la vie de saint Paul, etc. » Il peut y avoir plusieurs manières d'apprécier un fait, mais le fait en lui-même est indépendant de l'opinion. C'est donc une histoire des apôtres à sa manière que M. Renan se propose de donner, comme il a donné, à sa manière, l'histoire de la vie de Jésus. Se trouve-t-il dans les conditions d'impartialité voulues pour que son opinion fasse foi ? Il nous permettra d'en douter.
Persuadé qu'il était dans le vrai, il a pu agir, et nous croyons qu'il a agi de bonne foi, et que les erreurs matérielles qu'on lui reproche ne sont pas le résultat d'un dessein prémédité d'altérer la vérité, mais d'une fausse appréciation des choses. Il est dans la position d'un homme consciencieux, partisan exclusif des idées de l'ancien régime, et qui écrirait une histoire de la Révolution française. Son récit pourra être d'une scrupuleuse exactitude, mais le jugement qu'il portera sur les hommes et sur les choses sera le reflet de ses propres idées ; il blâmera ce que d'autres approuveront. En vain aura-t-il parcouru les lieux où les événements se sont passés, ces lieux lui confirmeront les faits, mais ne les lui feront pas envisager d'une autre manière. Tel a été M. Renan parcourant la Judée l'Evangile à la main ; il y a trouvé les traces du Christ, d'où il conclut que le Christ avait existé, mais il n'y a pas vu le Christ autrement qu'il ne le voyait auparavant. Là où il n'a vu que les pas d'un homme, un apôtre de la foi orthodoxe aurait aperçu l'empreinte de la Divinité.
Son appréciation vient du point de vue où il s'est placé. Il se défend d'athéisme et de matérialisme, parce qu'il ne croit pas que la matière pense, qu'il admet un principe intelligent, universel, réparti dans chaque individu à dose plus ou moins forte. Que devient ce principe intelligent à la mort de chaque individu ? Si l'on en croit la dédicace de M. Renan à l'âme de sa sœur, il conserve son individualité et ses affections ; mais si l'âme conserve son individualité et ses affections, il y a donc un monde invisible, intelligent et aimant ; or, ce monde, puisqu'il est intelligent, ne peut rester inactif ; il doit jouer un rôle quelconque dans l'univers. Eh bien ! l'ouvrage entier est la négation de ce monde invisible, de toute intelligence active en dehors du monde visible ; par conséquent de tout phénomène résultant de l'action d'intelligences occultes, de tout rapport entre les morts et les vivants ; d'où il faut conclure que sa touchante dédicace est une œuvre d'imagination suscitée par le regret sincère qu'il ressent de la perte de sa sœur, et qu'il y exprime son désir plus que sa croyance ; car s'il avait cru sérieusement à l'existence individuelle de l'âme de sa sœur, à la persistance de son affection pour lui, à sa sollicitude, à son inspiration, cette croyance lui eût donné des idées plus vraies sur le sens de la plupart des paroles du Christ.
Le Christ, en effet, se préoccupant de l'avenir de l'âme, fait incessamment allusion à la vie future, au monde invisible, par conséquent, qu'il présente comme bien plus enviable que le monde matériel, et comme devant faire l'objet de toutes les aspirations de l'homme. Pour celui qui ne voit rien en dehors de l'humanité tangible, ces paroles : « Mon royaume n'est pas de ce monde ; Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ; Ne cherchez pas les trésors de la terre, mais ceux du ciel ; Bienheureux les affligés, parce qu'ils seront consolés, » et tant d'autres, ne doivent avoir qu'un sens chimérique. C'est ainsi que les considère M. Renan : « La part de vérité, dit-il, contenue dans la pensée de Jésus l'avait emporté sur la chimère qui l'obscurcissait. Ne méprisons pas cependant cette chimère qui a été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d'avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sectaire protestant de nos jours. » (Ch. XVIII, page 285, 1re édit.)[2].
L'œuvre du Christ était toute spirituelle ; or, M. Renan ne croyant pas à la spiritualisation de l'être, ni à un monde spirituel, devait naturellement prendre le contre-pied de ses paroles, et le juger au point de vue exclusivement matériel. Un matérialiste ou un panthéiste, jugeant une œuvre spirituelle, est comme un sourd jugeant un morceau de musique. M. Renan jugeant le Christ du point de vue où il s'est placé, a dû se méprendre sur ses intentions et son caractère. La preuve la plus évidente s'en trouve dans cet étrange passage de son livre : « Jésus n'est pas un spiritualiste, car tout aboutit pour lui à une réalisation palpable ; il n'a pas la moindre notion d'une âme séparée du corps. Mais c'est un idéaliste accompli, la matière n'étant pour lui que le signe de l'idée, et le réel l'expression vivante de ce qui ne paraît pas. » (Ch. VII, page 128.)
Conçoit-on le Christ, fondateur de la doctrine spiritualiste par excellence, ne croyant pas à l'individualité de l'âme dont il n'a pas la moindre notion, et par conséquent à la vie future ? S'il n'est pas spiritualiste, il est donc matérialiste, et par conséquent M. Renan est plus spiritualiste que lui. De telles paroles ne se discutent pas ; elles suffisent pour indiquer la portée du livre, car elles prouvent que l'auteur a lu les Évangiles, ou avec bien de la légèreté, ou avec un esprit si prévenu qu'il n'a pas vu ce qui saute aux yeux de tout le monde. On peut admettre sa bonne foi, mais on n'admettra certes pas la justesse de son coup d'œil.
Toutes ses appréciations découlent de cette idée que le Christ n'avait en vue que les choses terrestres. Selon lui, c'était un homme essentiellement bon, désintéressé des biens de ce monde, de mœurs très douces, d'une instruction bornée à l'étude des textes sacrés, d'une intelligence naturelle supérieure, à qui les disputes religieuses des Juifs donnèrent l'idée de fonder une doctrine. En cela il fut favorisé par les circonstances, qu'il sut habilement exploiter. Sans idée préconçue et sans plan arrêté, voyant qu'il ne réussirait pas auprès des riches, il chercha son point d'appui chez les prolétaires, naturellement animés contre les riches ; en les flattant, il devait s'en faire des amis. S'il dit que le royaume des cieux est pour les enfants, c'est pour flatter les mères, qu'il prend par leur côté faible, et s'en faire des partisans ; aussi la religion naissante fut, à beaucoup d'égards, un mouvement de femmes et d'enfants. En un mot, tout était calcul et combinaison chez lui, et, l'amour du merveilleux aidant, il a réussi. Du reste, pas trop austère, car il aima beaucoup Madeleine, dont il fut beaucoup aimé. Plusieurs femmes riches pourvoyaient à ses besoins. Lui et ses apôtres étaient de bons vivants qui ne dédaignaient pas les joyeux repas. Voyez plutôt ce qu'il dit :
« Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner tour à tour. Elles apportaient dans la secte nouvelle un élément d'enthousiasme et de merveilleux dont on saisit déjà l'importance. L'une d'elles, Marie de Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps, elle avait été possédée par sept démons ; c'est-à-dire qu'elle avait été affectée de maladies nerveuses et, en apparence, inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu'au Golgotha, et joua le surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ; car elle fut l'organe principal par lequel s'établit la foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Khousa, l'un des intendants d'Antipas, Suzanne, et d'autres restées inconnues, le suivaient sans cesse et le servaient. Quelques-unes étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu'il avait professé jusqu'alors. » (Ch. IX, p. 151.)
« Jésus comprit bien vite que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Le royaume de Dieu est fait pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale qui repousse l'homme bon, mais humble… Le pur ébionisme, c'est-à-dire que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. » (Ch. XI, p. 178).
Il n'appréciait les états de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d'humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à lui avec passion. »
« Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du monde, qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de la société. Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu ; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et malgré cela vous ne vous êtes pas convertis. » On comprend que le reproche de n'avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d'une morale rigide.
« Il n'avait aucune affectation extérieure, ni montre d'austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles. » (Ch.XI, p. 187.)
« Les Pharisiens et les docteurs criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens qui se portent bien qui ont besoin de médecin. » (Ch. XI, p. 185.)
M. Renan a soin d'indiquer, par des notes de renvoi, les passages de l'Évangile auxquels il fait allusion, pour montrer qu'il s'appuie sur le texte. Ce n'est pas la vérité des citations qu'on lui conteste, mais l'interprétation qu'il leur donne. C'est ainsi que la profonde maxime de ce dernier paragraphe est travestie en une simple repartie spirituelle. Tout se matérialise dans la pensée de M. Renan ; il ne voit dans toutes les paroles de Jésus rien au delà du terre-à-terre, parce que lui-même ne voit rien en dehors de la vie matérielle.
Après une description idyllique de la Galilée, de son climat délicieux, de sa fertilité luxuriante, du caractère doux et hospitalier de ses habitants, dont il fait de véritables bergers d'Arcadie, il trouve dans la disposition d'esprit qui devait en résulter la source du christianisme.
« Cette vie contente et facilement satisfaite n'aboutissait pas à l'épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d'une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre… La joie fera partie du royaume de Dieu. N'est-ce pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?
Toute l'histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel, comme un cortège de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, et ce qu'elle a fait accepter. » (Ch. IV, p. 67.)
« Un sentiment d'une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l'accompagnaient, et fit de lui pour l'éternité le vrai créateur de la paix de l'âme, le grand consolateur de la vie. » (Ch. X, p. 176.)
« Des utopies de vie bienheureuse fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d'avenir. » (Ch. X, p. 172.)
« En Orient, la maison où descend un étranger devient de suite un lieu public. Tout le village s'y rassemble ; les enfants y font invasion ; les valets les écartent : ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs ; il les faisait approcher de lui et les embrassait. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu'il les touchât… Aussi les femmes et les enfants l'adoraient…
La religion naissante fut ainsi à beaucoup d'égards un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers faisaient autour de lui comme une jeune garde pour l'inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l'appelant : fils de David, criant : Hosanna ! et portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Savonarole, les faisait peut-être servir d'instrument à des missions pieuses ; il était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant, et lui décerner des titres qu'il n'osait prendre lui-même. » (Ch. XI, p. 190.)
Jésus est ainsi présenté comme un ambitieux vulgaire, aux passions mesquines, qui agit en dessous et n'a pas le courage de s'avouer. A défaut d'une royauté effective, il se contente de celle plus innocente et moins périlleuse que lui décernent de petits enfants. Le passage suivant en fait un égoïste :
« Mais de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. »
« Sa famille ne semble pas l'avoir aimé, et, par moments, on le trouve dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang… Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai. » (Ch. III, p. 42, 43.)
Voilà ce que M. Renan intitule : Origines du christianisme. Qui aurait jamais cru qu'une bande de joyeux vivants, une troupe de femmes, de courtisanes et d'enfants, ayant à leur tête un idéaliste, qui n'avait pas la moindre notion de l'âme, pussent, à l'aide d'une utopie, de la chimère d'un royaume céleste, changer la face du monde religieux, social et politique ? Dans un autre article nous examinerons la manière dont il envisage les miracles et la nature de la personne du Christ.
[1] Brochure in-18. ‑ Prix : 1 fr., chez Plon, 8, rue Garancière.
[2] Toutes nos citations sont tirées de la 1re édition.
Il y a dans cet ouvrage, comme dans tous les ouvrages historiques, deux parties très distinctes : la relation des faits, et l'appréciation de ces faits. La première est une question d'érudition et de bonne foi ; la seconde dépend entièrement de l'opinion personnelle. Deux hommes peuvent parfaitement se rencontrer sur l'une, et différer complètement sur l'autre.
Il est naturel que la partie religieuse ait été attaquée, parce que c'est une question de croyance, mais la partie historique ne paraît pas être invulnérable, si l'on en juge par les critiques des théologiens qui lui contestent non seulementl'appréciation, mais l'exactitude de certains faits. Nous laisserons à de plus compétents que nous le soin de décider cette dernière question ; toutefois, sans nous constituer juge du débat, nous reconnaîtrons que certaines critiques sont évidemment fondées, mais que sur plusieurs points importants de l'histoire, les remarques de M. Renan sont parfaitement justes. Parmi les nombreuses réfutations qui ont été faites de son livre, nous croyons devoir signaler celle du P. Gratry comme une des plus logiques et des plus impartiales ; il y fait surtout ressortir avec beaucoup de clarté les contradictions qu'on y rencontre à chaque pas[1].
Admettons cependant que M. Renan ne se soit en rien écarté de la vérité historique, cela n'implique pas la justesse de son appréciation, parce qu'il a fait ce travail en vue d'une opinion et avec des idées préconçues. Il a étudié les faits pour y chercher la preuve de cette opinion, et non pour s'en former une ; naturellement il n'y a vu que ce qui lui a paru conforme à sa manière de voir, tandis qu'il n'y a pas vu ce qui y était contraire. Son opinion est sa mesure ; il le dit du reste lui-même dans ce passage de son introduction, page 5 : « Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l'Église de Jérusalem, la vie de saint Paul, etc. » Il peut y avoir plusieurs manières d'apprécier un fait, mais le fait en lui-même est indépendant de l'opinion. C'est donc une histoire des apôtres à sa manière que M. Renan se propose de donner, comme il a donné, à sa manière, l'histoire de la vie de Jésus. Se trouve-t-il dans les conditions d'impartialité voulues pour que son opinion fasse foi ? Il nous permettra d'en douter.
Persuadé qu'il était dans le vrai, il a pu agir, et nous croyons qu'il a agi de bonne foi, et que les erreurs matérielles qu'on lui reproche ne sont pas le résultat d'un dessein prémédité d'altérer la vérité, mais d'une fausse appréciation des choses. Il est dans la position d'un homme consciencieux, partisan exclusif des idées de l'ancien régime, et qui écrirait une histoire de la Révolution française. Son récit pourra être d'une scrupuleuse exactitude, mais le jugement qu'il portera sur les hommes et sur les choses sera le reflet de ses propres idées ; il blâmera ce que d'autres approuveront. En vain aura-t-il parcouru les lieux où les événements se sont passés, ces lieux lui confirmeront les faits, mais ne les lui feront pas envisager d'une autre manière. Tel a été M. Renan parcourant la Judée l'Evangile à la main ; il y a trouvé les traces du Christ, d'où il conclut que le Christ avait existé, mais il n'y a pas vu le Christ autrement qu'il ne le voyait auparavant. Là où il n'a vu que les pas d'un homme, un apôtre de la foi orthodoxe aurait aperçu l'empreinte de la Divinité.
Son appréciation vient du point de vue où il s'est placé. Il se défend d'athéisme et de matérialisme, parce qu'il ne croit pas que la matière pense, qu'il admet un principe intelligent, universel, réparti dans chaque individu à dose plus ou moins forte. Que devient ce principe intelligent à la mort de chaque individu ? Si l'on en croit la dédicace de M. Renan à l'âme de sa sœur, il conserve son individualité et ses affections ; mais si l'âme conserve son individualité et ses affections, il y a donc un monde invisible, intelligent et aimant ; or, ce monde, puisqu'il est intelligent, ne peut rester inactif ; il doit jouer un rôle quelconque dans l'univers. Eh bien ! l'ouvrage entier est la négation de ce monde invisible, de toute intelligence active en dehors du monde visible ; par conséquent de tout phénomène résultant de l'action d'intelligences occultes, de tout rapport entre les morts et les vivants ; d'où il faut conclure que sa touchante dédicace est une œuvre d'imagination suscitée par le regret sincère qu'il ressent de la perte de sa sœur, et qu'il y exprime son désir plus que sa croyance ; car s'il avait cru sérieusement à l'existence individuelle de l'âme de sa sœur, à la persistance de son affection pour lui, à sa sollicitude, à son inspiration, cette croyance lui eût donné des idées plus vraies sur le sens de la plupart des paroles du Christ.
Le Christ, en effet, se préoccupant de l'avenir de l'âme, fait incessamment allusion à la vie future, au monde invisible, par conséquent, qu'il présente comme bien plus enviable que le monde matériel, et comme devant faire l'objet de toutes les aspirations de l'homme. Pour celui qui ne voit rien en dehors de l'humanité tangible, ces paroles : « Mon royaume n'est pas de ce monde ; Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ; Ne cherchez pas les trésors de la terre, mais ceux du ciel ; Bienheureux les affligés, parce qu'ils seront consolés, » et tant d'autres, ne doivent avoir qu'un sens chimérique. C'est ainsi que les considère M. Renan : « La part de vérité, dit-il, contenue dans la pensée de Jésus l'avait emporté sur la chimère qui l'obscurcissait. Ne méprisons pas cependant cette chimère qui a été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d'avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sectaire protestant de nos jours. » (Ch. XVIII, page 285, 1re édit.)[2].
L'œuvre du Christ était toute spirituelle ; or, M. Renan ne croyant pas à la spiritualisation de l'être, ni à un monde spirituel, devait naturellement prendre le contre-pied de ses paroles, et le juger au point de vue exclusivement matériel. Un matérialiste ou un panthéiste, jugeant une œuvre spirituelle, est comme un sourd jugeant un morceau de musique. M. Renan jugeant le Christ du point de vue où il s'est placé, a dû se méprendre sur ses intentions et son caractère. La preuve la plus évidente s'en trouve dans cet étrange passage de son livre : « Jésus n'est pas un spiritualiste, car tout aboutit pour lui à une réalisation palpable ; il n'a pas la moindre notion d'une âme séparée du corps. Mais c'est un idéaliste accompli, la matière n'étant pour lui que le signe de l'idée, et le réel l'expression vivante de ce qui ne paraît pas. » (Ch. VII, page 128.)
Conçoit-on le Christ, fondateur de la doctrine spiritualiste par excellence, ne croyant pas à l'individualité de l'âme dont il n'a pas la moindre notion, et par conséquent à la vie future ? S'il n'est pas spiritualiste, il est donc matérialiste, et par conséquent M. Renan est plus spiritualiste que lui. De telles paroles ne se discutent pas ; elles suffisent pour indiquer la portée du livre, car elles prouvent que l'auteur a lu les Évangiles, ou avec bien de la légèreté, ou avec un esprit si prévenu qu'il n'a pas vu ce qui saute aux yeux de tout le monde. On peut admettre sa bonne foi, mais on n'admettra certes pas la justesse de son coup d'œil.
Toutes ses appréciations découlent de cette idée que le Christ n'avait en vue que les choses terrestres. Selon lui, c'était un homme essentiellement bon, désintéressé des biens de ce monde, de mœurs très douces, d'une instruction bornée à l'étude des textes sacrés, d'une intelligence naturelle supérieure, à qui les disputes religieuses des Juifs donnèrent l'idée de fonder une doctrine. En cela il fut favorisé par les circonstances, qu'il sut habilement exploiter. Sans idée préconçue et sans plan arrêté, voyant qu'il ne réussirait pas auprès des riches, il chercha son point d'appui chez les prolétaires, naturellement animés contre les riches ; en les flattant, il devait s'en faire des amis. S'il dit que le royaume des cieux est pour les enfants, c'est pour flatter les mères, qu'il prend par leur côté faible, et s'en faire des partisans ; aussi la religion naissante fut, à beaucoup d'égards, un mouvement de femmes et d'enfants. En un mot, tout était calcul et combinaison chez lui, et, l'amour du merveilleux aidant, il a réussi. Du reste, pas trop austère, car il aima beaucoup Madeleine, dont il fut beaucoup aimé. Plusieurs femmes riches pourvoyaient à ses besoins. Lui et ses apôtres étaient de bons vivants qui ne dédaignaient pas les joyeux repas. Voyez plutôt ce qu'il dit :
« Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner tour à tour. Elles apportaient dans la secte nouvelle un élément d'enthousiasme et de merveilleux dont on saisit déjà l'importance. L'une d'elles, Marie de Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps, elle avait été possédée par sept démons ; c'est-à-dire qu'elle avait été affectée de maladies nerveuses et, en apparence, inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu'au Golgotha, et joua le surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ; car elle fut l'organe principal par lequel s'établit la foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Khousa, l'un des intendants d'Antipas, Suzanne, et d'autres restées inconnues, le suivaient sans cesse et le servaient. Quelques-unes étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu'il avait professé jusqu'alors. » (Ch. IX, p. 151.)
« Jésus comprit bien vite que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Le royaume de Dieu est fait pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale qui repousse l'homme bon, mais humble… Le pur ébionisme, c'est-à-dire que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. » (Ch. XI, p. 178).
Il n'appréciait les états de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d'humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à lui avec passion. »
« Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du monde, qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de la société. Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu ; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et malgré cela vous ne vous êtes pas convertis. » On comprend que le reproche de n'avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d'une morale rigide.
« Il n'avait aucune affectation extérieure, ni montre d'austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles. » (Ch.XI, p. 187.)
« Les Pharisiens et les docteurs criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens qui se portent bien qui ont besoin de médecin. » (Ch. XI, p. 185.)
M. Renan a soin d'indiquer, par des notes de renvoi, les passages de l'Évangile auxquels il fait allusion, pour montrer qu'il s'appuie sur le texte. Ce n'est pas la vérité des citations qu'on lui conteste, mais l'interprétation qu'il leur donne. C'est ainsi que la profonde maxime de ce dernier paragraphe est travestie en une simple repartie spirituelle. Tout se matérialise dans la pensée de M. Renan ; il ne voit dans toutes les paroles de Jésus rien au delà du terre-à-terre, parce que lui-même ne voit rien en dehors de la vie matérielle.
Après une description idyllique de la Galilée, de son climat délicieux, de sa fertilité luxuriante, du caractère doux et hospitalier de ses habitants, dont il fait de véritables bergers d'Arcadie, il trouve dans la disposition d'esprit qui devait en résulter la source du christianisme.
« Cette vie contente et facilement satisfaite n'aboutissait pas à l'épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d'une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre… La joie fera partie du royaume de Dieu. N'est-ce pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?
Toute l'histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel, comme un cortège de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, et ce qu'elle a fait accepter. » (Ch. IV, p. 67.)
« Un sentiment d'une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l'accompagnaient, et fit de lui pour l'éternité le vrai créateur de la paix de l'âme, le grand consolateur de la vie. » (Ch. X, p. 176.)
« Des utopies de vie bienheureuse fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d'avenir. » (Ch. X, p. 172.)
« En Orient, la maison où descend un étranger devient de suite un lieu public. Tout le village s'y rassemble ; les enfants y font invasion ; les valets les écartent : ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs ; il les faisait approcher de lui et les embrassait. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu'il les touchât… Aussi les femmes et les enfants l'adoraient…
La religion naissante fut ainsi à beaucoup d'égards un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers faisaient autour de lui comme une jeune garde pour l'inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l'appelant : fils de David, criant : Hosanna ! et portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Savonarole, les faisait peut-être servir d'instrument à des missions pieuses ; il était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant, et lui décerner des titres qu'il n'osait prendre lui-même. » (Ch. XI, p. 190.)
Jésus est ainsi présenté comme un ambitieux vulgaire, aux passions mesquines, qui agit en dessous et n'a pas le courage de s'avouer. A défaut d'une royauté effective, il se contente de celle plus innocente et moins périlleuse que lui décernent de petits enfants. Le passage suivant en fait un égoïste :
« Mais de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. »
« Sa famille ne semble pas l'avoir aimé, et, par moments, on le trouve dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang… Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai. » (Ch. III, p. 42, 43.)
Voilà ce que M. Renan intitule : Origines du christianisme. Qui aurait jamais cru qu'une bande de joyeux vivants, une troupe de femmes, de courtisanes et d'enfants, ayant à leur tête un idéaliste, qui n'avait pas la moindre notion de l'âme, pussent, à l'aide d'une utopie, de la chimère d'un royaume céleste, changer la face du monde religieux, social et politique ? Dans un autre article nous examinerons la manière dont il envisage les miracles et la nature de la personne du Christ.
[1] Brochure in-18. ‑ Prix : 1 fr., chez Plon, 8, rue Garancière.
[2] Toutes nos citations sont tirées de la 1re édition.
Voir les numéros de février et mars 1864
M. Dombre, de Marmande, nous a transmis le procès-verbal circonstancié de cette guérison dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs ; les détails qu'il renferme sont du plus haut intérêt au double point de vue des faits et de l'instruction. C'est tout à la fois, comme on le verra, un cours d'enseignement théorique et pratique, un guide pour les cas analogues, et une source féconde d'observations pour l'étude du monde invisible en général, dans ses rapports avec le monde visible.
Je fus averti, dit M. Dombre dans sa relation, par un des membres de notre société Spirite, des crises violentes qu'éprouvait chaque soir, régulièrement depuis huit mois, la nommée Thérèse B… ; je me rendis, accompagné de M. L…, médium, le 11 janvier dernier, à quatre heures et demie, dans une maison voisine de celle de la malade, pour chercher à être témoin de la crise qui, selon ce qui avait lieu chaque jour, devait arriver à cinq heures. Nous rencontrâmes là la jeune fille et sa mère, en conversation avec des voisins. La demi-heure fut bientôt écoulée ; nous vîmes tout à coup la jeune fille se lever de son siège, ouvrir la porte, traverser la rue et rentrer chez elle suivie de sa mère qui la prit et la déposa tout habillée sur son lit. Les convulsions commencèrent ; son corps se doublait ; la tête tendait à joindre les talons ; sa poitrine se gonflait ; en un mot elle faisait mal à voir. Le médium et moi, rentrés dans la maison voisine, nous demandâmes à l'Esprit de Louis David, guide spirituel du médium, si c'était une obsession ou un cas pathologique. L'Esprit répondit :
« Pauvre enfant ! elle se trouve en effet sous une fatale influence, même bien dangereuse ; venez-lui en aide. Opiniâtre et méchant, cet Esprit résistera longtemps. Evitez, autant qu'il sera en votre pouvoir, de la laisser traiter par des médicaments qui nuiraient à l'organisme. La cause est toute morale ; essayez l'évocation de cet Esprit ; moralisez-le avec ménagement : nous vous seconderons. Que toutes les âmes sincères que vous connaissez se réunissent pour prier et combattre la trop pernicieuse influence de cet Esprit méchant. Pauvre petite victime d'une jalousie !
Louis David. »
D. ‑ Sous quel nom appellerons-nous cet Esprit ? ‑ R. Jules.
Je l'évoquai immédiatement. L'Esprit se présenta d'une manière violente, en nous injuriant, déchirant le papier, et refusant de répondre à certaines interpellations. Pendant que nous nous entretenions avec cet Esprit, M. B…, médecin, qui était allé examiner la crise, arrive près de nous, et nous dit avec un certain étonnement : « C'est singulier ! l'enfant a cessé tout à coup de se tordre ; elle est maintenant étendue sans mouvement sur son lit. ‑ Cela ne m'étonne pas, lui dis-je, parce que l'Esprit obsesseur est en ce moment près de nous. » J'engageai M. B… à retourner vers la malade, et nous continuâmes à interpeller l'Esprit qui, à un moment donné, ne répondit plus. Le guide du médium nous informa qu'il était allé continuer son œuvre ; il nous recommanda de ne plus l'évoquer pendant les crises, dans l'intérêt de l'enfant, parce que, retournant auprès d'elle avec plus de rage, il la torturait d'une manière plus aiguë. Au même instant, le médecin rentra et nous apprit que la crise venait de recommencer plus forte que jamais. Je lui fis lire l'avis qui venait de nous être donné, et nous demeurâmes tous frappés de ces coïncidences, qui ne pouvaient laisser aucun doute sur la cause du mal.
A partir de cette soirée, et sur la recommandation des bons Esprits qui nous assistent dans nos travaux spirites, nous nous réunîmes chaque soir, jusqu'à complète guérison.
Le même jour, 11 janvier, nous reçûmes la communication suivante de l'Esprit protecteur de notre groupe :
« Gardienne vigilante de l'enfance malheureuse, je viens m'associer à vos travaux, unir mes efforts aux vôtres pour délivrer cette jeune fille des étreintes cruelles d'un mauvais Esprit. Le remède est en vos mains ; veillez, évoquez et priez sans jamais vous lasser jusqu'à complète guérison.
Petite Carita. »
Cet Esprit, qui prend le nom de Petite Carita, est celui d'une jeune fille que j'ai connue, morte à la fleur de l'âge, et qui, dès sa plus tendre enfance, avait donné les preuves du caractère le plus angélique et d'une bonté rare.
L'évocation de l'Esprit obsesseur ne nous valut que les injures les plus grossières et les plus ordurières qu'il est inutile de rapporter ; nos exhortations et nos prières glissèrent sur lui et furent sans effet.
« Amis, ne vous découragez point ; il se croit fort parce qu'il vous voit dégoûtés de son langage grossier. Abstenez-vous de lui parler morale pour le moment. Causez avec lui familièrement et sur un ton amical ; vous gagnerez ainsi sa confiance, sauf à revenir au sérieux plus tard. Amis, de la persévérance.
Vos Guides. »
Conformément à cette recommandation, nous devînmes légers dans nos interpellations, auxquelles il répondit sur le même ton.
Le lendemain, 12 janvier, la crise fut aussi longue et aussi violente que celle des jours précédents ; elle dura à peu près une heure et demie. L'enfant se dressait sur son lit, elle repoussait avec force l'Esprit en lui disant : « Va-t'en ! va-t'en ! » La chambre de la malade était pleine de monde. Nous étions, quelques-uns de nous, auprès du lit pour observer attentivement les phases de la crise.
A la réunion du soir, nous eûmes la communication suivante :
« Mes amis, je vous engage à suivre, comme vous l'avez fait, pas à pas, cette obsession qui est un fait nouveau pour vous. Vos observations vous seront d'un grand secours, car des cas semblables pourront se multiplier, et où vous aurez à intervenir.
Cette obsession, toute physique, d'abord, sera, je le crois, suivie de quelque obsession morale, mais sans danger. Vous verrez bientôt des moments de joie au milieu de ces tortures exercées par ce mauvais Esprit : Reconnaissez-y la présence et la main des bons Esprits. Si les tortures durent encore, vous remarquerez, après la crise, la paralysation complète du corps, et, après cette paralysation, une joie sereine et une extase qui adouciront la douleur de l'obsession.
Observez beaucoup ; d'autres symptômes se manifesteront, et vous y trouverez de nouveaux sujets d'étude.
Le Seigneur a dit à ses anges : Allez porter ma parole aux enfants des hommes. Nous avons frappé la terre de la verge, et la terre enfante des prodiges. Courbez-vous, enfants : C'est la toute-puissance de l'Éternel qui se manifeste à vous.
Amis, veillez et priez ; nous sommes près de vous et près du lit des souffrances pour sécher les larmes.
Petite Carita. »
L'Esprit de Jules évoqué a été moins intraitable que la veille ; à la vérité, nous avons répondu à ses facéties par des facéties, ce qui lui plaisait. Avant de nous quitter, nous lui avons fait promettre d'être moins dur à l'égard de sa victime. « Je tâcherai de me modérer, » a-t-il dit ; et comme nous lui promettions à notre tour de faire pour lui des prières, il nous a répondu : « J'accepte, bien que je ne connaisse pas la valeur de cette marchandise. »
(A l'Esprit). Puisque vous ne connaissez pas la prière, voulez-vous apprendre à la connaître, et en écrire une sous ma dictée ? ‑ R. Je le veux bien.
L'Esprit écrivit sous la dictée la prière suivante : « O mon Dieu ! je promets d'ouvrir mon âme au repentir ; veuillez faire pénétrer dans mon cœur un rayon d'amour pour mes frères, qui, seul, peut me purifier ; et, comme garantie de ce désir, je fais ici la promesse de… » (la fin de la phrase était : Cesser mon obsession ; mais l'Esprit n'a pas écrit ces trois derniers mots.) « Halte là ! a-t-il ajouté ; vous voudriez m'engager sans m'avertir ; prenez garde ! je n'aime pas les pièges ; vous marchez trop vite. » Et, comme nous voulions savoir l'origine de sa jalousie et de la vengeance qu'il exerçait, il reprit : « Ne me parlez jamais de l'enfant ; vous ne feriez que m'éloigner de vous. »
La crise du 13 ne dura qu'une demi-heure, et la lutte avec l'Esprit fut suivie de sourires de bonheur, d'extase et de larmes de joie ; l'enfant, les yeux grand-ouverts, joignant ses deux mains, se soulevait sur son lit, et, regardant le ciel, présentait un tableau ravissant. Les prédictions de petite Carita se trouvaient en tous points réalisées.
Dans l'évocation qui eut lieu le soir, comme les jours précédents, l'Esprit de Jules se montra plus doux, plus soumis, et promit de nouveau de se modérer dans ses attaques contre l'enfant, dont il ne voulut jamais nous dire l'histoire ; il promit même de prier.
Le guide du médium nous dit : « Ne vous fiez pas trop à ses paroles ; elles peuvent être sincères, mais il pourrait bien aussi vous donner le change pour se débarrasser de vous ; restez sur vos gardes ; tenez-lui compte de ses promesses, et si vous aviez plus tard des reproches à lui adresser, faites-le avec douceur, afin qu'il sente les bons sentiments que vous avez à son égard.
Louis David. »
Le 14, la crise fut aussi courte que la veille et encore moins vive ; elle fut également suivie d'extase et de manifestations de joie ; les larmes qui coulaient le long des joues de l'enfant, causaient chez tous les assistants une émotion qu'ils ne pouvaient cacher.
Réunis le soir à huit heures, comme d'habitude, nous reçûmes au début la communication suivante :
« Comme vous avez dû le remarquer, un mieux sensible s'est produit aujourd'hui chez l'enfant. Nous devons vous dire que notre présence influe beaucoup sur l'Esprit ; nous lui avons rappelé sa promesse d'hier. La jeune fille a puisé de nouvelles connaissances dans l'extase, et elle a essayé de repousser les attaques de son obsesseur. Dans l'évocation de Jules, ne mettez pas de détours ; évitez les détails qui fatiguent les uns et les autres ; soyez francs et bienveillants avec lui, vous l'aurez plus tôt. Il a fait un grand pas vers son avancement, ce que nous avons pu remarquer dans cette dernière crise.
Petite Carita. »
Évocation de Jules. ‑ R. Me voilà, messieurs.
D. Comment sont vos dispositions aujourd'hui ? ‑ R. Elles sont bonnes.
D. Vous avez dû ressentir l'effet de nos prières ? ‑ R. Pas trop.
D. Pardonnez à votre victime, et vous éprouverez une satisfaction que vous ne connaissez pas ; c'est ce que nous éprouvons dans le pardon des injures. ‑ R. Moi, c'est tout le contraire ; je trouvais ma satisfaction dans la vengeance d'une injure ; j'appelle cela payer ses dettes.
D. Mais le sentiment de haine que vous conservez dans votre âme est un sentiment pénible qui est loin de vous laisser la tranquillité ? ‑ R. Si je vous disais que c'est de l'attachement, me croiriez-vous ?
D. Nous vous croyons ; cependant, faites-nous le plaisir de nous expliquer comment vous conciliez cet attachement avec la vengeance que vous exercez. Qu'était pour vous l'Esprit de cet enfant dans une autre existence, et que vous a-t-elle fait pour mériter cette rigueur ? ‑ R. Inutile que vous me le demandiez ; je vous l'ai déjà dit : ne me parlez pas de cette enfant.
D. Eh bien ! il n'en sera plus question ; mais nous devons vous féliciter du changement qui s'est opéré en vous ; nous en sommes heureux. ‑ R. J'ai fait des progrès à votre école… Que vont dire les autres ?… Il vont me siffler et me crier : Ah ! tu te fais ermite !
D. Que vous importe leur persiflage, si vous avez les louanges des bons Esprits ? ‑ R. C'est vrai.
D. Tenez ! pour prouver aux mauvais Esprits, vos anciens compagnons, que vous rompez complètement avec eux, vous devriez pardonner tout à fait, à compter de ce jour ; vous montrer généreux et bon en délaissant d'une manière absolue la jeune fille à laquelle nous nous intéressons. ‑ R. Mon cher monsieur, c'est impossible ; cela ne peut venir d'une manière si prompte. Laissez-moi me défaire peu à peu de ce qui est un besoin pour moi. Savez-vous ce que vous risqueriez, si je cessais subitement ? de m'y voir revenir tout à coup. Cependant, je veux vous promettre une chose, c'est de ménager l'enfant et de le torturer demain encore moins qu'aujourd'hui ; mais j'y mets une condition : c'est de n'être point amené ici par force ; je veux me rendre à votre appel librement, et si je manque à ma parole, je consens à perdre cette faveur. Je dois vous dire que ce changement en moi est dû à cette figure riante qui est là, près de vous, et que je vois aussi près du lit de la jeune fille, tous les jours, au moment de la lutte. On est touché malgré soi ; sans cela, vous et vos saints, vous auriez du fil à retordre pour quelques jours. (L'Esprit voulait parler de la petite Carita.)
D. Elle est donc belle ? ‑ R. Belle, bien belle, oh oui !
D. Mais elle n'est pas seule auprès de vous pendant les luttes ? ‑ R. Oh non ! Il y a les autres, les anciens du corps, les amis ; ça ne rit jamais, ça ; mais je me moque bien d'eux, maintenant.
Remarque. ‑ L'interrogateur voulait sans doute parler des autres bons Esprits, mais Jules fait allusion aux Esprits mauvais, ses compagnons.
D. Allons ! avant de nous quitter, nous vous promettons de dire pour vous ce soir une prière.
R. J'en demande dix, et dites de bon cœur, et vous serez contents de moi demain.
D. Eh bien ! soit, dix. Et puisque vous êtes en si bonnes dispositions, voulez-vous écrire de cœur une prière de trois mots, sous ma dictée ? ‑ R. Volontiers.
L'Esprit écrivit : « O mon Dieu, donnez-moi la force de pardonner. »
Le 15 janvier, la crise eut lieu, comme toujours, à cinq heures de l'après-midi, mais ne dura qu'un quart d'heure. La lutte fut faible, et fut suivie d'extase, de sourires et de larmes qui exprimaient la joie et le bonheur.
Dans la réunion du soir, petite Carita nous donna la communication suivante :
« Mes chers protégés, comme nous vous l'avions fait espérer, le phénomène spirite qui se passe sous vos yeux se modifie, s'améliore chaque jour en perdant son caractère de gravité. Un conseil d'abord : Que ce soit pour vous un sujet d'étude, au point de vue des tortures physiques, et d'études morales. Ne faites point aux yeux du monde de signes extérieurs ; ne dites point de paroles inutiles. Que vous importe ce que l'on dira ! Laissez la discussion aux oisifs. Que le but pratique, c'est-à-dire la délivrance de cette jeune enfant et l'amélioration de l'Esprit qui l'obsède, soit l'élément de vos entretiens intimes et sérieux ; ne parlez pas de guérison à haute voix ; demandez-la à Dieu dans le recueillement de la prière.
Cette obsession, je suis heureuse de vous le dire, touche à sa fin. L'Esprit de Jules s'est sensiblement amélioré. J'ai aussi, de tout mon pouvoir, agi sur l'Esprit de l'enfant, afin que ces deux natures si opposées fussent plus compatibles entre elles. La combinaison des fluides n'offrira plus aucun danger réel par rapport à l'organisme ; l'ébranlement que ressentait ce jeune corps au contact fluidique disparaît sensiblement. Votre travail n'est pas fini ; la prière de tous doit toujours précéder et suivre l'évocation.
Petite Carita. »
Après l'évocation de Jules, et la prière où il est qualifié d'Esprit mauvais, il dit :
« Me voilà ! Je demande, au nom de la justice, la réforme de certains mots dans votre prière. J'ai reformé mes actes, réformez les qualifications que vous m'adressez. »
D. Vous avez raison ; nous n'y manquerons pas. Êtes-vous venu sans contrainte aujourd'hui ?
R. Oui, je suis venu librement ; j'avais tenu mes promesses.
D. Maintenant que vous êtes calme et dans de bons sentiments, vous convient-il de nous confier les motifs de votre rigueur à l'égard de cette entant ?
R. Laissez donc le passé, s'il vous plaît ; quand le mal est cautérisé, à quoi bon raviver la plaie ? Ah ! je sens que l'homme doit devenir meilleur. J'ai horreur de mon passé et regarde l'avenir avec espérance. Quand une bouche d'ange vous dit : La vengeance est une torture pour celui qui l'exerce ; l'amour est le bonheur pour celui qui le prodigue ; eh bien ! ce levain qui aigrit et flétrit le cœur s'évanouit : il faut aimer.
Vous êtes étonnés de mes paroles ? elles ne sont point de mon cru ; on me les a apprises, et j'ai du plaisir à vous les redire. Ah ! que vous seriez heureux d'apercevoir seulement une minute cet ange, rayonnante comme un soleil, bonne, douce comme une rosée rafraîchissante qui tombe en gouttelettes fines sur une plante brûlée par les feux du jour ! Comme vous le voyez, je ne suis point en peine de causer, je puise à la source.
Un coup d'œil rapide sur ma vie vagabonde :
Né au sein de la misère soudée au vice, je goûtai de bonne heure les amours grossiers de la vie. Je suçai avec le lait le breuvage empoisonné que m'offraient toutes les passions. J'errais sans foi, sans loi, sans honneur. Quand on doit vivre au hasard, tout est bon. La poule du paysan, comme le mouton du châtelain, servait à nos repas. La maraude était mon occupation, lorsque le hasard sans doute, car je ne crois pas que la Providence veille sur de pareils scélérats, me prit et m'équipa. Fier du costume râpé qui remplaçait mes haillons, la hallebarde au bras, je me rangeai dans une bande de… de mauvais compagnons, vivant aux dépens d'un seigneur peureux qui, à son tour, prélevait la taille sur les campagnards ; mais que nous importait, à nous, la source d'où coulaient dans nos mains la monnaie et les provisions ! Je n'entrerai pas dans le détail des faits qui me sont personnels : ils sont méchants, hideux et indignes d'être racontés. Comprenez-vous qu'élevé à une pareille école on puisse devenir un homme de bien ?
La bande, divisée par la mort, alla se reconstituer dans le monde des Esprits. Loin d'éviter les occasions de faire le mal, nous les recherchions ; dans mes promenades errantes, j'ai rencontré une prise à faire ; je l'ai faite : vous savez le reste.
Priez aussi pour la bande, messieurs, s'il vous plaît. Vous vous étonnez souvent qu'un pays recèle plus de malfaiteurs que d'autres pays ; c'est tout simple. Ne voulant point se séparer, ils s'abattent sur une contrée comme une nuée de sauterelles : aux loups les forêts, aux pigeons les colombiers.
J'avais vécu de cette existence terrestre sous Louis XIII. Ma dernière existence se passa sous l'empire. Je fus guérillas ; le tromblon et le chapeau conique enrubanné me plaisaient fort. J'aimais le danger, le vol et les prises hasardeuses. Triste goût, direz-vous ; mais que faire ailleurs ? J'étais habitué à vivre dans les bandes. Vous devez être étonnés de ce changement subit : c'est l'ouvrage d'un ange.
Je ne vous promets rien pour demain ; vous me jugerez à mes actes. Une prière, s'il vous plaît ; je vais de mon côté en faire une :
Petit ange, ouvre tes ailes ; prends ton essor vers le trône du Seigneur ; demande-lui mon pardon en mettant à ses pieds mon repentir.
Jules. »
D. Puisque vous êtes en si bonne voie, priez Dieu pour la pauvre enfant… ‑ R. Je ne puis… ce serait de la dérision ou de la cruauté que le bourreau embrassât sa victime.
Le lendemain 16 janvier, l'enfant n'eut point de crise, mais seulement des langueurs d'estomac. A nos yeux, la délivrance était opérée.
Le soir, à huit heures, l'Esprit de Jules, répondant à notre appel, nous donna la communication suivante :
« Mes amis, permettez-moi ce nom ; moi, l'Esprit obsesseur, l'Esprit méchant, rusé et pervers ; moi qui, il y a encore bien peu de jours, croupissais dans le mal et m'y plaisais, je vais, avec l'aide de l'ange, vous faire de la morale. Je me trouve moi-même surpris de ce changement ; je me demande si c'est bien moi qui parle.
Je croyais tout sentiment éteint dans mon âme ; une fibre vibrait encore ; l'ange l'a devinée et l'a touchée ; je commence à voir et à sentir. Le mal me fait horreur. J'ai jeté un regard sur mon passé, je n'y ai vu que crimes. Une voix douce m'a dit : Espère ; contemple la joie et le bonheur des bons Esprits ; purifie-toi ; pardonne au lieu de te venger ; aime au lieu de haïr. Je t'aimerai aussi, moi, si tu veux aimer, si tu te rends meilleur. Je me suis senti attendri. Je comprends maintenant le bonheur qu'éprouveront les hommes, lorsqu'ils sauront pratiquer la charité.
Jeune enfant (il s'adresse à sa victime présente à la séance), toi que j'avais choisie pour ma proie, comme le vautour la douce colombe, prie pour moi, et que le nom de réprouvé s'efface de ta mémoire. J'ai reçu le baptême d'amour des mains de l'ange du Seigneur, et aujourd'hui je revêts la robe d'innocence. Pauvre enfant, je désire que tes prières adressées pour moi au Seigneur me délivrent bientôt du remords qui va me suivre comme une expiation justement méritée.
Mes amis, veuillez continuer aussi vos prières pour mes misérables compagnons qui me poursuivent de leur jalousie méchante, parce que je leur échappe. Hier encore, je me demandais ce qu'ils diraient de moi ; aujourd'hui je leur dis : J'ai vaincu ; mon passé m'est pardonné, parce que j'ai su me repentir. Faites comme moi, livrez bataille au mal qui vous retient captifs dans ce lieu de tourments et de désespoir ; sortez-en vainqueurs. Si ma main criminelle a trempé comme la vôtre dans le sang, elle vous portera l'eau sainte de la prière qui lave les stigmates du réprouvé. Mon Dieu, pardon !
Merci, mes amis, pour le bien que vous m'avez fait. Je vous demanderai à rester près de vous, à compter d'aujourd'hui, à assister à vos réunions. J'ai besoin de puiser à bonne source des conseils pour remplir une nouvelle existence que je demanderai à Dieu quand j'aurai subi l'expiation de mon passé infâme que ma conscience me reproche.
Jules. »
Le 17 janvier, selon la promesse de Jules, la jeune fille n'éprouva absolument aucun malaise ni aucune langueur d'estomac. Petite Carita nous annonça qu'elle subirait une épreuve morale, soit à cinq heures du soir, pendant quelques jours, soit pendant son sommeil, épreuve qui n'aurait rien de pénible pour elle, et dont les seuls symptômes seraient des sourires et de douces larmes, ce qui eut lieu, en effet, pendant deux jours. Les jours suivants il y eut absence complète du plus petit indice de crise. Nous n'en continuâmes pas moins à observer l'enfant et à prier.
Le 18 février, Petite Carita nous dicta l'instruction suivante :
« Mes bons amis, bannissez toute crainte ; l'obsession est finie et bien finie ; un ordre de choses étranges pour vous, mais qui vous paraîtront bientôt toutes naturelles, sera peut-être la conséquence de cette obsession, mais non l'ouvrage de Jules. Quelques développements sont nécessaires ici comme enseignement.
L'obsession ou la subjugation de l'être matériel se présente à vos yeux, aujourd'hui que vous connaissez la doctrine, non comme un phénomène surnaturel, mais simplement avec un caractère différent des maladies organiques.
L'Esprit qui subjugue pénètre le périsprit de l'être sur lequel il veut agir. Le périsprit de l'obsédé reçoit comme une enveloppe le corps fluidique de l'Esprit étranger, et, par ce moyen, est atteint dans tout son être ; le corps matériel éprouve la pression exercée sur lui d'une manière indirecte.
Il a paru étonnant que l'âme pût agir physiquement sur la matière animée ; c'est elle pourtant qui est l'auteur de tous ces faits. Elle a pour attributs l'intelligence et la volonté ; par sa volonté elle dirige, et le périsprit, d'une nature semi-matérielle, est l'instrument dont elle se sert.
Le mal physique est apparent, mais la combinaison fluidique que vos sens ne peuvent saisir recèle un nombre infini de mystères qui se révéleront avec le progrès de la doctrine considérée au point de vue scientifique.
Lorsque l'Esprit abandonne sa victime, sa volonté n'agit plus sur le corps, mais l'empreinte qu'a reçue le périsprit par le fluide étranger dont il a été chargé, ne s'efface pas tout à coup, et continue encore quelque temps d'influer sur l'organisme. Dans le cas de votre jeune malade : tristesses, larmes, langueurs, insomnies, troubles vagues, tels sont les effets qui pourront se produire à la suite de cette délivrance, mais rassurez-vous, rassurez l'enfant et sa famille, car ces conséquences seront pour elle sans danger.
Mon devoir m'appelle d'une manière spéciale à mener à bonne fin le travail que j'ai commencé avec vous ; il faut maintenant agir sur l'Esprit même de l'enfant, par une douce et salutaire influence moralisatrice.
Quant à vous, mes amis, continuez de prier et d'observer attentivement tous ces phénomènes ; étudiez sans cesse ; le champ est ouvert, il est vaste. Faites connaître et comprendre toutes ces choses, et les idées spirites se glisseront peu à peu dans l'esprit de vos frères que l'apparition de la doctrine a trouvés incrédules ou indifférents.
Petite Carita. »
Remarque. ‑ Nous devons un juste tribut d'éloges à nos frères de Marmande, pour le tact, la prudence et le dévouement éclairé dont ils ont fait preuve en cette circonstance. Par cet éclatant succès, Dieu a récompensé leur foi, leur persévérance et leur désintéressement moral, car ils n'y ont cherché aucune satisfaction d'amour-propre ; il n'en aurait probablement point été de même si l'orgueil eût terni leur bonne action. Dieu retire ces dons à quiconque n'en use pas avec humilité ; sous l'empire de l'orgueil, les plus éminentes facultés médianimiques se pervertissent, s'altèrent et s'éteignent, parce que les bons Esprits retirent leur concours ; les déceptions, les déboires, les malheurs effectifs dès cette vie, sont souvent la conséquence du détournement de la faculté de son but providentiel ; nous en pourrions citer plus d'un triste exemple parmi les médiums qui donnaient les plus belles espérances.
A ce sujet, on ne saurait trop se pénétrer des instructions contenues dans l'Imitation de l'Evangile, nos 285, 326 et suiv., 333, 392 et suiv.
Nous recommandons aux prières de tous les bons Spirites l'Esprit ci-devant obsesseur de Jules, afin de le fortifier dans ses bonnes résolutions, et de lui faire comprendre ce que l'on gagne à faire le bien.
Je fus averti, dit M. Dombre dans sa relation, par un des membres de notre société Spirite, des crises violentes qu'éprouvait chaque soir, régulièrement depuis huit mois, la nommée Thérèse B… ; je me rendis, accompagné de M. L…, médium, le 11 janvier dernier, à quatre heures et demie, dans une maison voisine de celle de la malade, pour chercher à être témoin de la crise qui, selon ce qui avait lieu chaque jour, devait arriver à cinq heures. Nous rencontrâmes là la jeune fille et sa mère, en conversation avec des voisins. La demi-heure fut bientôt écoulée ; nous vîmes tout à coup la jeune fille se lever de son siège, ouvrir la porte, traverser la rue et rentrer chez elle suivie de sa mère qui la prit et la déposa tout habillée sur son lit. Les convulsions commencèrent ; son corps se doublait ; la tête tendait à joindre les talons ; sa poitrine se gonflait ; en un mot elle faisait mal à voir. Le médium et moi, rentrés dans la maison voisine, nous demandâmes à l'Esprit de Louis David, guide spirituel du médium, si c'était une obsession ou un cas pathologique. L'Esprit répondit :
« Pauvre enfant ! elle se trouve en effet sous une fatale influence, même bien dangereuse ; venez-lui en aide. Opiniâtre et méchant, cet Esprit résistera longtemps. Evitez, autant qu'il sera en votre pouvoir, de la laisser traiter par des médicaments qui nuiraient à l'organisme. La cause est toute morale ; essayez l'évocation de cet Esprit ; moralisez-le avec ménagement : nous vous seconderons. Que toutes les âmes sincères que vous connaissez se réunissent pour prier et combattre la trop pernicieuse influence de cet Esprit méchant. Pauvre petite victime d'une jalousie !
Louis David. »
D. ‑ Sous quel nom appellerons-nous cet Esprit ? ‑ R. Jules.
Je l'évoquai immédiatement. L'Esprit se présenta d'une manière violente, en nous injuriant, déchirant le papier, et refusant de répondre à certaines interpellations. Pendant que nous nous entretenions avec cet Esprit, M. B…, médecin, qui était allé examiner la crise, arrive près de nous, et nous dit avec un certain étonnement : « C'est singulier ! l'enfant a cessé tout à coup de se tordre ; elle est maintenant étendue sans mouvement sur son lit. ‑ Cela ne m'étonne pas, lui dis-je, parce que l'Esprit obsesseur est en ce moment près de nous. » J'engageai M. B… à retourner vers la malade, et nous continuâmes à interpeller l'Esprit qui, à un moment donné, ne répondit plus. Le guide du médium nous informa qu'il était allé continuer son œuvre ; il nous recommanda de ne plus l'évoquer pendant les crises, dans l'intérêt de l'enfant, parce que, retournant auprès d'elle avec plus de rage, il la torturait d'une manière plus aiguë. Au même instant, le médecin rentra et nous apprit que la crise venait de recommencer plus forte que jamais. Je lui fis lire l'avis qui venait de nous être donné, et nous demeurâmes tous frappés de ces coïncidences, qui ne pouvaient laisser aucun doute sur la cause du mal.
A partir de cette soirée, et sur la recommandation des bons Esprits qui nous assistent dans nos travaux spirites, nous nous réunîmes chaque soir, jusqu'à complète guérison.
Le même jour, 11 janvier, nous reçûmes la communication suivante de l'Esprit protecteur de notre groupe :
« Gardienne vigilante de l'enfance malheureuse, je viens m'associer à vos travaux, unir mes efforts aux vôtres pour délivrer cette jeune fille des étreintes cruelles d'un mauvais Esprit. Le remède est en vos mains ; veillez, évoquez et priez sans jamais vous lasser jusqu'à complète guérison.
Petite Carita. »
Cet Esprit, qui prend le nom de Petite Carita, est celui d'une jeune fille que j'ai connue, morte à la fleur de l'âge, et qui, dès sa plus tendre enfance, avait donné les preuves du caractère le plus angélique et d'une bonté rare.
L'évocation de l'Esprit obsesseur ne nous valut que les injures les plus grossières et les plus ordurières qu'il est inutile de rapporter ; nos exhortations et nos prières glissèrent sur lui et furent sans effet.
« Amis, ne vous découragez point ; il se croit fort parce qu'il vous voit dégoûtés de son langage grossier. Abstenez-vous de lui parler morale pour le moment. Causez avec lui familièrement et sur un ton amical ; vous gagnerez ainsi sa confiance, sauf à revenir au sérieux plus tard. Amis, de la persévérance.
Vos Guides. »
Conformément à cette recommandation, nous devînmes légers dans nos interpellations, auxquelles il répondit sur le même ton.
Le lendemain, 12 janvier, la crise fut aussi longue et aussi violente que celle des jours précédents ; elle dura à peu près une heure et demie. L'enfant se dressait sur son lit, elle repoussait avec force l'Esprit en lui disant : « Va-t'en ! va-t'en ! » La chambre de la malade était pleine de monde. Nous étions, quelques-uns de nous, auprès du lit pour observer attentivement les phases de la crise.
A la réunion du soir, nous eûmes la communication suivante :
« Mes amis, je vous engage à suivre, comme vous l'avez fait, pas à pas, cette obsession qui est un fait nouveau pour vous. Vos observations vous seront d'un grand secours, car des cas semblables pourront se multiplier, et où vous aurez à intervenir.
Cette obsession, toute physique, d'abord, sera, je le crois, suivie de quelque obsession morale, mais sans danger. Vous verrez bientôt des moments de joie au milieu de ces tortures exercées par ce mauvais Esprit : Reconnaissez-y la présence et la main des bons Esprits. Si les tortures durent encore, vous remarquerez, après la crise, la paralysation complète du corps, et, après cette paralysation, une joie sereine et une extase qui adouciront la douleur de l'obsession.
Observez beaucoup ; d'autres symptômes se manifesteront, et vous y trouverez de nouveaux sujets d'étude.
Le Seigneur a dit à ses anges : Allez porter ma parole aux enfants des hommes. Nous avons frappé la terre de la verge, et la terre enfante des prodiges. Courbez-vous, enfants : C'est la toute-puissance de l'Éternel qui se manifeste à vous.
Amis, veillez et priez ; nous sommes près de vous et près du lit des souffrances pour sécher les larmes.
Petite Carita. »
L'Esprit de Jules évoqué a été moins intraitable que la veille ; à la vérité, nous avons répondu à ses facéties par des facéties, ce qui lui plaisait. Avant de nous quitter, nous lui avons fait promettre d'être moins dur à l'égard de sa victime. « Je tâcherai de me modérer, » a-t-il dit ; et comme nous lui promettions à notre tour de faire pour lui des prières, il nous a répondu : « J'accepte, bien que je ne connaisse pas la valeur de cette marchandise. »
(A l'Esprit). Puisque vous ne connaissez pas la prière, voulez-vous apprendre à la connaître, et en écrire une sous ma dictée ? ‑ R. Je le veux bien.
L'Esprit écrivit sous la dictée la prière suivante : « O mon Dieu ! je promets d'ouvrir mon âme au repentir ; veuillez faire pénétrer dans mon cœur un rayon d'amour pour mes frères, qui, seul, peut me purifier ; et, comme garantie de ce désir, je fais ici la promesse de… » (la fin de la phrase était : Cesser mon obsession ; mais l'Esprit n'a pas écrit ces trois derniers mots.) « Halte là ! a-t-il ajouté ; vous voudriez m'engager sans m'avertir ; prenez garde ! je n'aime pas les pièges ; vous marchez trop vite. » Et, comme nous voulions savoir l'origine de sa jalousie et de la vengeance qu'il exerçait, il reprit : « Ne me parlez jamais de l'enfant ; vous ne feriez que m'éloigner de vous. »
La crise du 13 ne dura qu'une demi-heure, et la lutte avec l'Esprit fut suivie de sourires de bonheur, d'extase et de larmes de joie ; l'enfant, les yeux grand-ouverts, joignant ses deux mains, se soulevait sur son lit, et, regardant le ciel, présentait un tableau ravissant. Les prédictions de petite Carita se trouvaient en tous points réalisées.
Dans l'évocation qui eut lieu le soir, comme les jours précédents, l'Esprit de Jules se montra plus doux, plus soumis, et promit de nouveau de se modérer dans ses attaques contre l'enfant, dont il ne voulut jamais nous dire l'histoire ; il promit même de prier.
Le guide du médium nous dit : « Ne vous fiez pas trop à ses paroles ; elles peuvent être sincères, mais il pourrait bien aussi vous donner le change pour se débarrasser de vous ; restez sur vos gardes ; tenez-lui compte de ses promesses, et si vous aviez plus tard des reproches à lui adresser, faites-le avec douceur, afin qu'il sente les bons sentiments que vous avez à son égard.
Louis David. »
Le 14, la crise fut aussi courte que la veille et encore moins vive ; elle fut également suivie d'extase et de manifestations de joie ; les larmes qui coulaient le long des joues de l'enfant, causaient chez tous les assistants une émotion qu'ils ne pouvaient cacher.
Réunis le soir à huit heures, comme d'habitude, nous reçûmes au début la communication suivante :
« Comme vous avez dû le remarquer, un mieux sensible s'est produit aujourd'hui chez l'enfant. Nous devons vous dire que notre présence influe beaucoup sur l'Esprit ; nous lui avons rappelé sa promesse d'hier. La jeune fille a puisé de nouvelles connaissances dans l'extase, et elle a essayé de repousser les attaques de son obsesseur. Dans l'évocation de Jules, ne mettez pas de détours ; évitez les détails qui fatiguent les uns et les autres ; soyez francs et bienveillants avec lui, vous l'aurez plus tôt. Il a fait un grand pas vers son avancement, ce que nous avons pu remarquer dans cette dernière crise.
Petite Carita. »
Évocation de Jules. ‑ R. Me voilà, messieurs.
D. Comment sont vos dispositions aujourd'hui ? ‑ R. Elles sont bonnes.
D. Vous avez dû ressentir l'effet de nos prières ? ‑ R. Pas trop.
D. Pardonnez à votre victime, et vous éprouverez une satisfaction que vous ne connaissez pas ; c'est ce que nous éprouvons dans le pardon des injures. ‑ R. Moi, c'est tout le contraire ; je trouvais ma satisfaction dans la vengeance d'une injure ; j'appelle cela payer ses dettes.
D. Mais le sentiment de haine que vous conservez dans votre âme est un sentiment pénible qui est loin de vous laisser la tranquillité ? ‑ R. Si je vous disais que c'est de l'attachement, me croiriez-vous ?
D. Nous vous croyons ; cependant, faites-nous le plaisir de nous expliquer comment vous conciliez cet attachement avec la vengeance que vous exercez. Qu'était pour vous l'Esprit de cet enfant dans une autre existence, et que vous a-t-elle fait pour mériter cette rigueur ? ‑ R. Inutile que vous me le demandiez ; je vous l'ai déjà dit : ne me parlez pas de cette enfant.
D. Eh bien ! il n'en sera plus question ; mais nous devons vous féliciter du changement qui s'est opéré en vous ; nous en sommes heureux. ‑ R. J'ai fait des progrès à votre école… Que vont dire les autres ?… Il vont me siffler et me crier : Ah ! tu te fais ermite !
D. Que vous importe leur persiflage, si vous avez les louanges des bons Esprits ? ‑ R. C'est vrai.
D. Tenez ! pour prouver aux mauvais Esprits, vos anciens compagnons, que vous rompez complètement avec eux, vous devriez pardonner tout à fait, à compter de ce jour ; vous montrer généreux et bon en délaissant d'une manière absolue la jeune fille à laquelle nous nous intéressons. ‑ R. Mon cher monsieur, c'est impossible ; cela ne peut venir d'une manière si prompte. Laissez-moi me défaire peu à peu de ce qui est un besoin pour moi. Savez-vous ce que vous risqueriez, si je cessais subitement ? de m'y voir revenir tout à coup. Cependant, je veux vous promettre une chose, c'est de ménager l'enfant et de le torturer demain encore moins qu'aujourd'hui ; mais j'y mets une condition : c'est de n'être point amené ici par force ; je veux me rendre à votre appel librement, et si je manque à ma parole, je consens à perdre cette faveur. Je dois vous dire que ce changement en moi est dû à cette figure riante qui est là, près de vous, et que je vois aussi près du lit de la jeune fille, tous les jours, au moment de la lutte. On est touché malgré soi ; sans cela, vous et vos saints, vous auriez du fil à retordre pour quelques jours. (L'Esprit voulait parler de la petite Carita.)
D. Elle est donc belle ? ‑ R. Belle, bien belle, oh oui !
D. Mais elle n'est pas seule auprès de vous pendant les luttes ? ‑ R. Oh non ! Il y a les autres, les anciens du corps, les amis ; ça ne rit jamais, ça ; mais je me moque bien d'eux, maintenant.
Remarque. ‑ L'interrogateur voulait sans doute parler des autres bons Esprits, mais Jules fait allusion aux Esprits mauvais, ses compagnons.
D. Allons ! avant de nous quitter, nous vous promettons de dire pour vous ce soir une prière.
R. J'en demande dix, et dites de bon cœur, et vous serez contents de moi demain.
D. Eh bien ! soit, dix. Et puisque vous êtes en si bonnes dispositions, voulez-vous écrire de cœur une prière de trois mots, sous ma dictée ? ‑ R. Volontiers.
L'Esprit écrivit : « O mon Dieu, donnez-moi la force de pardonner. »
Le 15 janvier, la crise eut lieu, comme toujours, à cinq heures de l'après-midi, mais ne dura qu'un quart d'heure. La lutte fut faible, et fut suivie d'extase, de sourires et de larmes qui exprimaient la joie et le bonheur.
Dans la réunion du soir, petite Carita nous donna la communication suivante :
« Mes chers protégés, comme nous vous l'avions fait espérer, le phénomène spirite qui se passe sous vos yeux se modifie, s'améliore chaque jour en perdant son caractère de gravité. Un conseil d'abord : Que ce soit pour vous un sujet d'étude, au point de vue des tortures physiques, et d'études morales. Ne faites point aux yeux du monde de signes extérieurs ; ne dites point de paroles inutiles. Que vous importe ce que l'on dira ! Laissez la discussion aux oisifs. Que le but pratique, c'est-à-dire la délivrance de cette jeune enfant et l'amélioration de l'Esprit qui l'obsède, soit l'élément de vos entretiens intimes et sérieux ; ne parlez pas de guérison à haute voix ; demandez-la à Dieu dans le recueillement de la prière.
Cette obsession, je suis heureuse de vous le dire, touche à sa fin. L'Esprit de Jules s'est sensiblement amélioré. J'ai aussi, de tout mon pouvoir, agi sur l'Esprit de l'enfant, afin que ces deux natures si opposées fussent plus compatibles entre elles. La combinaison des fluides n'offrira plus aucun danger réel par rapport à l'organisme ; l'ébranlement que ressentait ce jeune corps au contact fluidique disparaît sensiblement. Votre travail n'est pas fini ; la prière de tous doit toujours précéder et suivre l'évocation.
Petite Carita. »
Après l'évocation de Jules, et la prière où il est qualifié d'Esprit mauvais, il dit :
« Me voilà ! Je demande, au nom de la justice, la réforme de certains mots dans votre prière. J'ai reformé mes actes, réformez les qualifications que vous m'adressez. »
D. Vous avez raison ; nous n'y manquerons pas. Êtes-vous venu sans contrainte aujourd'hui ?
R. Oui, je suis venu librement ; j'avais tenu mes promesses.
D. Maintenant que vous êtes calme et dans de bons sentiments, vous convient-il de nous confier les motifs de votre rigueur à l'égard de cette entant ?
R. Laissez donc le passé, s'il vous plaît ; quand le mal est cautérisé, à quoi bon raviver la plaie ? Ah ! je sens que l'homme doit devenir meilleur. J'ai horreur de mon passé et regarde l'avenir avec espérance. Quand une bouche d'ange vous dit : La vengeance est une torture pour celui qui l'exerce ; l'amour est le bonheur pour celui qui le prodigue ; eh bien ! ce levain qui aigrit et flétrit le cœur s'évanouit : il faut aimer.
Vous êtes étonnés de mes paroles ? elles ne sont point de mon cru ; on me les a apprises, et j'ai du plaisir à vous les redire. Ah ! que vous seriez heureux d'apercevoir seulement une minute cet ange, rayonnante comme un soleil, bonne, douce comme une rosée rafraîchissante qui tombe en gouttelettes fines sur une plante brûlée par les feux du jour ! Comme vous le voyez, je ne suis point en peine de causer, je puise à la source.
Un coup d'œil rapide sur ma vie vagabonde :
Né au sein de la misère soudée au vice, je goûtai de bonne heure les amours grossiers de la vie. Je suçai avec le lait le breuvage empoisonné que m'offraient toutes les passions. J'errais sans foi, sans loi, sans honneur. Quand on doit vivre au hasard, tout est bon. La poule du paysan, comme le mouton du châtelain, servait à nos repas. La maraude était mon occupation, lorsque le hasard sans doute, car je ne crois pas que la Providence veille sur de pareils scélérats, me prit et m'équipa. Fier du costume râpé qui remplaçait mes haillons, la hallebarde au bras, je me rangeai dans une bande de… de mauvais compagnons, vivant aux dépens d'un seigneur peureux qui, à son tour, prélevait la taille sur les campagnards ; mais que nous importait, à nous, la source d'où coulaient dans nos mains la monnaie et les provisions ! Je n'entrerai pas dans le détail des faits qui me sont personnels : ils sont méchants, hideux et indignes d'être racontés. Comprenez-vous qu'élevé à une pareille école on puisse devenir un homme de bien ?
La bande, divisée par la mort, alla se reconstituer dans le monde des Esprits. Loin d'éviter les occasions de faire le mal, nous les recherchions ; dans mes promenades errantes, j'ai rencontré une prise à faire ; je l'ai faite : vous savez le reste.
Priez aussi pour la bande, messieurs, s'il vous plaît. Vous vous étonnez souvent qu'un pays recèle plus de malfaiteurs que d'autres pays ; c'est tout simple. Ne voulant point se séparer, ils s'abattent sur une contrée comme une nuée de sauterelles : aux loups les forêts, aux pigeons les colombiers.
J'avais vécu de cette existence terrestre sous Louis XIII. Ma dernière existence se passa sous l'empire. Je fus guérillas ; le tromblon et le chapeau conique enrubanné me plaisaient fort. J'aimais le danger, le vol et les prises hasardeuses. Triste goût, direz-vous ; mais que faire ailleurs ? J'étais habitué à vivre dans les bandes. Vous devez être étonnés de ce changement subit : c'est l'ouvrage d'un ange.
Je ne vous promets rien pour demain ; vous me jugerez à mes actes. Une prière, s'il vous plaît ; je vais de mon côté en faire une :
Petit ange, ouvre tes ailes ; prends ton essor vers le trône du Seigneur ; demande-lui mon pardon en mettant à ses pieds mon repentir.
Jules. »
D. Puisque vous êtes en si bonne voie, priez Dieu pour la pauvre enfant… ‑ R. Je ne puis… ce serait de la dérision ou de la cruauté que le bourreau embrassât sa victime.
Le lendemain 16 janvier, l'enfant n'eut point de crise, mais seulement des langueurs d'estomac. A nos yeux, la délivrance était opérée.
Le soir, à huit heures, l'Esprit de Jules, répondant à notre appel, nous donna la communication suivante :
« Mes amis, permettez-moi ce nom ; moi, l'Esprit obsesseur, l'Esprit méchant, rusé et pervers ; moi qui, il y a encore bien peu de jours, croupissais dans le mal et m'y plaisais, je vais, avec l'aide de l'ange, vous faire de la morale. Je me trouve moi-même surpris de ce changement ; je me demande si c'est bien moi qui parle.
Je croyais tout sentiment éteint dans mon âme ; une fibre vibrait encore ; l'ange l'a devinée et l'a touchée ; je commence à voir et à sentir. Le mal me fait horreur. J'ai jeté un regard sur mon passé, je n'y ai vu que crimes. Une voix douce m'a dit : Espère ; contemple la joie et le bonheur des bons Esprits ; purifie-toi ; pardonne au lieu de te venger ; aime au lieu de haïr. Je t'aimerai aussi, moi, si tu veux aimer, si tu te rends meilleur. Je me suis senti attendri. Je comprends maintenant le bonheur qu'éprouveront les hommes, lorsqu'ils sauront pratiquer la charité.
Jeune enfant (il s'adresse à sa victime présente à la séance), toi que j'avais choisie pour ma proie, comme le vautour la douce colombe, prie pour moi, et que le nom de réprouvé s'efface de ta mémoire. J'ai reçu le baptême d'amour des mains de l'ange du Seigneur, et aujourd'hui je revêts la robe d'innocence. Pauvre enfant, je désire que tes prières adressées pour moi au Seigneur me délivrent bientôt du remords qui va me suivre comme une expiation justement méritée.
Mes amis, veuillez continuer aussi vos prières pour mes misérables compagnons qui me poursuivent de leur jalousie méchante, parce que je leur échappe. Hier encore, je me demandais ce qu'ils diraient de moi ; aujourd'hui je leur dis : J'ai vaincu ; mon passé m'est pardonné, parce que j'ai su me repentir. Faites comme moi, livrez bataille au mal qui vous retient captifs dans ce lieu de tourments et de désespoir ; sortez-en vainqueurs. Si ma main criminelle a trempé comme la vôtre dans le sang, elle vous portera l'eau sainte de la prière qui lave les stigmates du réprouvé. Mon Dieu, pardon !
Merci, mes amis, pour le bien que vous m'avez fait. Je vous demanderai à rester près de vous, à compter d'aujourd'hui, à assister à vos réunions. J'ai besoin de puiser à bonne source des conseils pour remplir une nouvelle existence que je demanderai à Dieu quand j'aurai subi l'expiation de mon passé infâme que ma conscience me reproche.
Jules. »
Le 17 janvier, selon la promesse de Jules, la jeune fille n'éprouva absolument aucun malaise ni aucune langueur d'estomac. Petite Carita nous annonça qu'elle subirait une épreuve morale, soit à cinq heures du soir, pendant quelques jours, soit pendant son sommeil, épreuve qui n'aurait rien de pénible pour elle, et dont les seuls symptômes seraient des sourires et de douces larmes, ce qui eut lieu, en effet, pendant deux jours. Les jours suivants il y eut absence complète du plus petit indice de crise. Nous n'en continuâmes pas moins à observer l'enfant et à prier.
Le 18 février, Petite Carita nous dicta l'instruction suivante :
« Mes bons amis, bannissez toute crainte ; l'obsession est finie et bien finie ; un ordre de choses étranges pour vous, mais qui vous paraîtront bientôt toutes naturelles, sera peut-être la conséquence de cette obsession, mais non l'ouvrage de Jules. Quelques développements sont nécessaires ici comme enseignement.
L'obsession ou la subjugation de l'être matériel se présente à vos yeux, aujourd'hui que vous connaissez la doctrine, non comme un phénomène surnaturel, mais simplement avec un caractère différent des maladies organiques.
L'Esprit qui subjugue pénètre le périsprit de l'être sur lequel il veut agir. Le périsprit de l'obsédé reçoit comme une enveloppe le corps fluidique de l'Esprit étranger, et, par ce moyen, est atteint dans tout son être ; le corps matériel éprouve la pression exercée sur lui d'une manière indirecte.
Il a paru étonnant que l'âme pût agir physiquement sur la matière animée ; c'est elle pourtant qui est l'auteur de tous ces faits. Elle a pour attributs l'intelligence et la volonté ; par sa volonté elle dirige, et le périsprit, d'une nature semi-matérielle, est l'instrument dont elle se sert.
Le mal physique est apparent, mais la combinaison fluidique que vos sens ne peuvent saisir recèle un nombre infini de mystères qui se révéleront avec le progrès de la doctrine considérée au point de vue scientifique.
Lorsque l'Esprit abandonne sa victime, sa volonté n'agit plus sur le corps, mais l'empreinte qu'a reçue le périsprit par le fluide étranger dont il a été chargé, ne s'efface pas tout à coup, et continue encore quelque temps d'influer sur l'organisme. Dans le cas de votre jeune malade : tristesses, larmes, langueurs, insomnies, troubles vagues, tels sont les effets qui pourront se produire à la suite de cette délivrance, mais rassurez-vous, rassurez l'enfant et sa famille, car ces conséquences seront pour elle sans danger.
Mon devoir m'appelle d'une manière spéciale à mener à bonne fin le travail que j'ai commencé avec vous ; il faut maintenant agir sur l'Esprit même de l'enfant, par une douce et salutaire influence moralisatrice.
Quant à vous, mes amis, continuez de prier et d'observer attentivement tous ces phénomènes ; étudiez sans cesse ; le champ est ouvert, il est vaste. Faites connaître et comprendre toutes ces choses, et les idées spirites se glisseront peu à peu dans l'esprit de vos frères que l'apparition de la doctrine a trouvés incrédules ou indifférents.
Petite Carita. »
Remarque. ‑ Nous devons un juste tribut d'éloges à nos frères de Marmande, pour le tact, la prudence et le dévouement éclairé dont ils ont fait preuve en cette circonstance. Par cet éclatant succès, Dieu a récompensé leur foi, leur persévérance et leur désintéressement moral, car ils n'y ont cherché aucune satisfaction d'amour-propre ; il n'en aurait probablement point été de même si l'orgueil eût terni leur bonne action. Dieu retire ces dons à quiconque n'en use pas avec humilité ; sous l'empire de l'orgueil, les plus éminentes facultés médianimiques se pervertissent, s'altèrent et s'éteignent, parce que les bons Esprits retirent leur concours ; les déceptions, les déboires, les malheurs effectifs dès cette vie, sont souvent la conséquence du détournement de la faculté de son but providentiel ; nous en pourrions citer plus d'un triste exemple parmi les médiums qui donnaient les plus belles espérances.
A ce sujet, on ne saurait trop se pénétrer des instructions contenues dans l'Imitation de l'Evangile, nos 285, 326 et suiv., 333, 392 et suiv.
Nous recommandons aux prières de tous les bons Spirites l'Esprit ci-devant obsesseur de Jules, afin de le fortifier dans ses bonnes résolutions, et de lui faire comprendre ce que l'on gagne à faire le bien.
Quelques réfutations
L'histoire enregistrera la singulière logique des contradicteurs du
Spiritisme, dont nous allons donner quelques autres échantillons.
On nous adresse du département de la Haute-Marne le mandement de Mgr l'évêque de Langres, où l'on remarque le passage suivant :
« … Et voilà ce (la foi) que les hommes qui se disent les amis de l'humanité, de la liberté et du progrès, mais que, dans la réalité, la société doit compter au nombre de ses plus dangereux ennemis, s'efforcent, par toutes sortes de moyens, d'arracher du cœur des populations chrétiennes. Car, il faut le dire, nos très chers frères, et c'est notre devoir de vous en avertir, à nous qui sommes chargé de veiller à la garde de vos âmes, afin que nos avertissements vous rendent prudents et précautionnés : Jamais peut-être on ne vit une conspiration plus odieuse, plus vaste, plus dangereuse, plus savamment, c'est-à-dire plus sataniquement organisée contre la foi catholique, que celle qui existe aujourd'hui. Conspiration des sociétés secrètes, qui travaillent dans l'ombre à anéantir, si elles le pouvaient, le catholicisme ; conspiration du protestantisme qui, par une propagande active, cherche à s'insinuer partout ; conspiration des philosophes rationalistes et antichrétiens, qui rejettent, sans raison et contre toute raison, le surnaturel et la religion révélée, et qui s'efforcent de faire prévaloir dans le monde lettré leur fausse et funeste doctrine ; conspiration des sociétés spirites qui, par la superstition pratique de l'évocation des Esprits, se livrent et incitent les autres à se livrer à la perfide méchanceté de l'esprit de mensonge et d'erreur ; conspiration d'une littérature impie ou corruptrice ; conspiration des mauvais journaux et des mauvais livres, qui se propagent d'une manière effrayante, à l'ombre d'une tolérance ou d'une liberté que l'on vante comme un progrès du siècle, comme une conquête de ce que l'on appelle l'esprit moderne, et qui n'en est pas moins un encouragement pour le génie du mal, un juste sujet de douleur pour une nation catholique, un piège et un danger trop évident pour tous les fidèles, à quelque classe qu'ils appartiennent, qui ne sont pas suffisamment instruits de la religion, et le nombre en est grand, malheureusement ; conspiration, enfin, de ce matérialisme pratique qui ne voit, qui ne cherche, qui ne poursuit que ce qui intéresse le corps et le bien-être physique ; qui ne s'occupe pas plus de l'âme et de ses destinées que s'il n'y en avait point, et dont l'exemple pernicieux séduit et entraîne facilement les masses. Tels sont, par aperçu, nos très chers frères, les dangers que court aujourd'hui la foi… etc. »
Nous sommes parfaitement d'accord avec monseigneur en ce qui touche les funestes conséquences du matérialisme ; mais on peut s'étonner de le voir confondre dans la même réprobation le matérialisme qui nie tout : l'âme, l'avenir, Dieu, la Providence, avec le Spiritisme qui vient le combattre et en triomphe par les preuves matérielles qu'il donne de l'existence de l'âme, précisément à l'aide de ces mêmes évocations prétendues superstitieuses. Serait-ce parce qu'il réussit là où l'Église est impuissante ? Monseigneur partagerait-il l'opinion de cet ecclésiastique qui disait en chaire : « J'aime mieux vous savoir hors de l'Église que de vous y voir rentrer par le Spiritisme ! » Et de cet autre qui disait : « Je préfère un athée qui ne croit à rien à un Spirite qui croit à Dieu et à son âme. » C'est une opinion comme une autre, et l'on ne peut disputer des goûts. Quoi qu'il en soit de celle de monseigneur sur ce point, nous serions charmés qu'il voulût bien résoudre les deux questions suivantes : « Comment se fait-il qu'à l'aide des puissants moyens d'enseignement que possède l'Église pour faire luire la vérité à tous les yeux, elle n'ait pu arrêter le matérialisme, tandis que le Spiritisme, né d'hier, ramène chaque jour des incrédules endurcis ? – Le moyen par lequel on atteint un but est-il plus mauvais que celui à l'aide duquel on ne l'atteint pas ? »
Monseigneur étale un luxe de conspirations qui se dressent menaçantes contre la religion ; il n'a sans doute pas réfléchi que, par ce tableau peu rassurant pour les fidèles, il va précisément contre son but, et peut provoquer chez ces derniers mêmes de fâcheuses réflexions. A l'entendre, les conspirateurs seraient bientôt les plus nombreux.
Or, qu'adviendrait-il dans un État si toute la nation conspirait ? Si la religion se voit attaquée par de si nombreuses cohortes, cela ne prouverait pas en faveur des sympathies qu'elle rencontre. Dire que la foi orthodoxe est menacée, c'est avouer la faiblesse de ses arguments. Si elle est fondée sur la vérité absolue, elle ne peut craindre aucun argument contraire. Sonner l'alarme en pareil cas, c'est de la maladresse.
On nous adresse du département de la Haute-Marne le mandement de Mgr l'évêque de Langres, où l'on remarque le passage suivant :
« … Et voilà ce (la foi) que les hommes qui se disent les amis de l'humanité, de la liberté et du progrès, mais que, dans la réalité, la société doit compter au nombre de ses plus dangereux ennemis, s'efforcent, par toutes sortes de moyens, d'arracher du cœur des populations chrétiennes. Car, il faut le dire, nos très chers frères, et c'est notre devoir de vous en avertir, à nous qui sommes chargé de veiller à la garde de vos âmes, afin que nos avertissements vous rendent prudents et précautionnés : Jamais peut-être on ne vit une conspiration plus odieuse, plus vaste, plus dangereuse, plus savamment, c'est-à-dire plus sataniquement organisée contre la foi catholique, que celle qui existe aujourd'hui. Conspiration des sociétés secrètes, qui travaillent dans l'ombre à anéantir, si elles le pouvaient, le catholicisme ; conspiration du protestantisme qui, par une propagande active, cherche à s'insinuer partout ; conspiration des philosophes rationalistes et antichrétiens, qui rejettent, sans raison et contre toute raison, le surnaturel et la religion révélée, et qui s'efforcent de faire prévaloir dans le monde lettré leur fausse et funeste doctrine ; conspiration des sociétés spirites qui, par la superstition pratique de l'évocation des Esprits, se livrent et incitent les autres à se livrer à la perfide méchanceté de l'esprit de mensonge et d'erreur ; conspiration d'une littérature impie ou corruptrice ; conspiration des mauvais journaux et des mauvais livres, qui se propagent d'une manière effrayante, à l'ombre d'une tolérance ou d'une liberté que l'on vante comme un progrès du siècle, comme une conquête de ce que l'on appelle l'esprit moderne, et qui n'en est pas moins un encouragement pour le génie du mal, un juste sujet de douleur pour une nation catholique, un piège et un danger trop évident pour tous les fidèles, à quelque classe qu'ils appartiennent, qui ne sont pas suffisamment instruits de la religion, et le nombre en est grand, malheureusement ; conspiration, enfin, de ce matérialisme pratique qui ne voit, qui ne cherche, qui ne poursuit que ce qui intéresse le corps et le bien-être physique ; qui ne s'occupe pas plus de l'âme et de ses destinées que s'il n'y en avait point, et dont l'exemple pernicieux séduit et entraîne facilement les masses. Tels sont, par aperçu, nos très chers frères, les dangers que court aujourd'hui la foi… etc. »
Nous sommes parfaitement d'accord avec monseigneur en ce qui touche les funestes conséquences du matérialisme ; mais on peut s'étonner de le voir confondre dans la même réprobation le matérialisme qui nie tout : l'âme, l'avenir, Dieu, la Providence, avec le Spiritisme qui vient le combattre et en triomphe par les preuves matérielles qu'il donne de l'existence de l'âme, précisément à l'aide de ces mêmes évocations prétendues superstitieuses. Serait-ce parce qu'il réussit là où l'Église est impuissante ? Monseigneur partagerait-il l'opinion de cet ecclésiastique qui disait en chaire : « J'aime mieux vous savoir hors de l'Église que de vous y voir rentrer par le Spiritisme ! » Et de cet autre qui disait : « Je préfère un athée qui ne croit à rien à un Spirite qui croit à Dieu et à son âme. » C'est une opinion comme une autre, et l'on ne peut disputer des goûts. Quoi qu'il en soit de celle de monseigneur sur ce point, nous serions charmés qu'il voulût bien résoudre les deux questions suivantes : « Comment se fait-il qu'à l'aide des puissants moyens d'enseignement que possède l'Église pour faire luire la vérité à tous les yeux, elle n'ait pu arrêter le matérialisme, tandis que le Spiritisme, né d'hier, ramène chaque jour des incrédules endurcis ? – Le moyen par lequel on atteint un but est-il plus mauvais que celui à l'aide duquel on ne l'atteint pas ? »
Monseigneur étale un luxe de conspirations qui se dressent menaçantes contre la religion ; il n'a sans doute pas réfléchi que, par ce tableau peu rassurant pour les fidèles, il va précisément contre son but, et peut provoquer chez ces derniers mêmes de fâcheuses réflexions. A l'entendre, les conspirateurs seraient bientôt les plus nombreux.
Or, qu'adviendrait-il dans un État si toute la nation conspirait ? Si la religion se voit attaquée par de si nombreuses cohortes, cela ne prouverait pas en faveur des sympathies qu'elle rencontre. Dire que la foi orthodoxe est menacée, c'est avouer la faiblesse de ses arguments. Si elle est fondée sur la vérité absolue, elle ne peut craindre aucun argument contraire. Sonner l'alarme en pareil cas, c'est de la maladresse.
Dans un catéchisme de persévérance du diocèse de Langres, à l'occasion
du mandement relaté ci-dessus, une instruction fut faite sur le
Spiritisme et donnée comme sujet à traiter par les élèves.
Voici la narration textuelle de l'un d'eux :
« Le Spiritisme est l'œuvre du diable qui l'a inventé. Se livrer à cela, c'est se mettre en rapport direct avec le démon. Superstition diabolique ! Dieu a souvent permis ces choses pour ranimer la foi des fidèles. Le démon fait le bon, fait le saint ; il cite des paroles de l'Ecriture sainte. »
Ce moyen de ranimer la foi nous semble assez mal choisi.
« Tertullien, qui vivait au deuxième siècle, nous rapporte qu'on faisait parler des chèvres, des tables ; c'est l'essence de l'idolâtrie. Ces opérations sataniques étaient rares dans certains pays chrétiens, et aujourd'hui elles sont très communes. Cette puissance du démon s'est montrée dans tout son éclat à l'apparition du protestantisme.
Voilà des enfants bien convaincus de la grande puissance du démon ; ne serait-il pas à craindre que cela leur fît douter un peu de celle de Dieu, quand on voit le premier l'emporter si souvent sur le second ?
Le Spiritisme est né en Amérique, au sein d'une famille protestante appelée Fox. Le démon apparut d'abord par des coups qui réveillaient en sursaut ; enfin, impatienté des coups, on chercha ce que ce pouvait être. La fille de M. Fox se mit à dire un jour : Frappe ici, frappe là, et on frappait où elle voulait. »
Toujours l'excitation contre les protestants ! Voilà donc des enfants instruits par la religion dans la haine contre une partie de leurs concitoyens, souvent contre des membres de leur propre famille ! Heureusement l'esprit de tolérance qui règne à notre époque y fait contrepoids, sans cela on verrait se renouveler les scènes sanglantes des siècles passés.
« Cette hérésie devint bientôt vulgaire ; elle compta bientôt cinq cent mille sectaires. Les Esprits invisibles se prenaient à faire toutes sortes de choses. A la simple demande d'un individu, des tables chargées de plusieurs centaines de livres se mouvaient ; des mains sans corps se faisaient voir. Voilà ce qui se passa en Amérique, et cela est venu en France par l'Espagne. D'abord, l'Esprit a été forcé par Dieu et les anges de dire qu'il était le diable, pour qu'il ne prenne pas dans ses pièges les honnêtes gens. »
Nous croyons être assez au courant de la marche du Spiritisme, et nous n'avons jamais ouï dire qu'il fût venu en France par l'Espagne. Serait-ce un point de l'histoire du Spiritisme à rectifier ?
On voit, de l'aveu des adversaires du Spiritisme, avec quelle rapidité l'idée nouvelle gagnait du terrain ; une idée qui, à peine éclose, conquiert cinq cent mille partisans n'est pas sans valeur et prouve le chemin qu'elle fera plus tard ; aussi, à dix ans de là, un d'eux en porte le chiffre à vingt millions en France seulement, et prédit qu'avant peu l'hérésie aura gagné les vingt autres millions. (Voir la Revue Spirite de juin 1863.) Mais alors, si tout le monde est hérétique, que restera-t-il à l'orthodoxie ? Ne serait-ce pas le cas d'appliquer la maxime : Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ? Qu'aurait répondu l'instructeur, si un enfant terrible de son jeune auditoire lui eût fait cette question : « Comment se fait-il qu'à la première prédication de saint Pierre il n'y eut que trois mille Juifs convertis, tandis que le Spiritisme, qui est l'œuvre de Satan, a fait tout de suite cinq cent mille adeptes ? Est-ce que Satan est plus puissant que Dieu ? » ‑ Il lui eût peut-être répondu : « C'est parce que c'étaient des protestants. »
Satan dit qu'il est un bon Esprit ; mais c'est un menteur. Un jour on voulut faire parler une table ; elle ne voulut pas répondre ; on crut que c'était la présence des ecclésiastiques qui étaient là qui l'en empêchait. Enfin, deux coups vinrent avertir que l'Esprit était là. On lui demanda : ‑ Jésus-Christ est-il fils de Dieu ? ‑ Non. – Reconnais-tu la sainte Eucharistie ? ‑ Oui. ‑ La mort de Jésus-Christ a-t-elle augmenté tes souffrances ? ‑ Oui. »
Il y a donc des ecclésiastiques qui assistent à ces réunions diaboliques. L'enfant terrible aurait pu demander pourquoi, lorsqu'ils y viennent, ils ne font pas fuir le diable ?
« Voilà une scène diabolique. » Voici ce que disait M. Allan Kardec : « La rouerie des Esprits mystificateurs dépasse tout ce qu'on peut imaginer : ils étaient deux Esprits, l'un faisait le bon et l'autre le mauvais ; au bout de quelques mois l'un dit : ‑ Je m'ennuie de vous répéter des paroles mielleuses que je ne pense pas. – Es-tu donc l'Esprit du mal ? ‑ Oui. ‑ Ne souffres-tu pas de nous parler de Dieu, de la sainte Vierge et des saints ? ‑ Oui. – Veux-tu le bien ou le mal ? ‑ Le mal. – Ce n'est pas toi, l'Esprit qui parlait tout à l'heure ? ‑ Non. ‑ Où es-tu ? – En enfer. – Souffres-tu ? ‑ Oui. – Toujours ? ‑ Oui. – Es-tu soumis à Jésus-Christ ? ‑ Non, à Lucifer. – Est-il éternel ? ‑ Non. – Aimes-tu ce que j'ai dans la main ? (c'étaient des médailles de la sainte Vierge) – Non ; j'ai cru vous inspirer de la confiance ; l'enfer me réclame, adieu ! »
Ce récit est très dramatique sans doute, mais celui qui prouvera que nous y sommes pour quelque chose sera bien habile. Il est triste de voir à quels expédients on est obligé d'avoir recours pour donner la foi. On oublie que ces enfants deviendront grands et réfléchiront. La foi qui repose sur de telles preuves a raison de craindre les conspirations.
« Nous venons de voir l'Esprit du mal forcé d'avouer qu'il était tel. Voici une autre phrase que le crayon écrivait chez un médium : « Si tu veux te livrer à moi, âme, esprit et corps, je comblerai tes désirs ; si tu veux être avec moi, écris ton nom sous le mien ; » et il écrivait : Giefle ou Satan. Le médium tremblait, il n'écrivait pas ; il avait raison. Toutes ces séances se terminent par ces mots : « Veux-tu t'engager ? » « Le démon voudrait qu'on fasse un pacte avec lui. Livre-moi ton âme ! dit-il un jour à quelqu'un. ‑ Qui es-tu ? répondit-on. ‑ Je suis le démon. ‑ Que veux-tu ? ‑ T'avoir. Le purgatoire n'est pas ; les scélérats, les méchants, tout cela au ciel. »
Que diront ces enfants quand ils seront témoins de quelques évocations, et qu'au lieu d'un pacte infernal, ils entendront les Esprits dire : « Aimez Dieu par-dessus toutes choses, et votre prochain comme vous-mêmes ; pratiquez la charité enseignée par le Christ ; soyez bons pour tout le monde, même pour vos ennemis ; priez Dieu, et suivez ses commandements pour être heureux en ce monde et en l'autre ?
« Tous ces prodiges, toutes ces choses extraordinaires, viennent des Esprits des ténèbres. M. Home, fervent Spirite, nous dit que quelquefois le sol tressaille sous les pieds, les appartements tremblent, on frissonne ; une invisible main vous palpe sur les genoux, les épaules ; une table qui saute. On lui demande : Es-tu là ? ‑ Oui. – Donnes-en des preuves. Et la table se lève deux fois ! »
Encore une fois, tout cela est très dramatique ; mais, parmi les jeunes auditeurs, plus d'un a sans doute désiré le voir et ne s'en fera pas faute à la première occasion. Il s'y trouvera aussi des jeunes filles impressionnables, à l'organisation délicate, qui, à la moindre démangeaison, croiront sentir la main du diable et se trouveront mal.
« Toutes ces choses sont ridicules ; la sainte Eglise, notre mère à tous, nous fait voir que cela n'est qu'un mensonge. »
Si tout cela est ridicule et mensonger, pourquoi donc y donner tant d'importance ? Pourquoi effrayer des enfants avec des tableaux qui n'ont aucune réalité ? S'il y a mensonge, n'est-ce pas dans ces tableaux eux-mêmes ?
« Par exemple, l'évocation des morts, il ne faut pas croire que ce soient nos parents qui nous parlent ; c'est Satan qui nous parle et qui se donne pour un mort. Certainement nous sommes en communication par la communion des saints. Nous avons, dans la vie des saints, des exemples d'apparitions de morts ; mais c'est un miracle de la sagesse divine, et ces miracles sont rares. Voici ce qu'on nous dit : Les démons se donnent quelquefois pour des morts ; ils se donnent aussi quelquefois pour des saints. »
Quelquefois n'est pas toujours ; donc il peut arriver que l'Esprit qui se communique ne soit pas un démon.
« Ils peuvent faire bien autre chose. Un jour, un médium qui ne savait pas le dessin, reproduisit, la main conduite par un Esprit, les images de Jésus-Christ et de la Sainte-Vierge, qui, présentées à quelques-uns de nos meilleurs artistes, furent jugées dignes d'être exposées. »
En entendant cela, un élève pourrait bien se dire : Si un Esprit pouvait me conduire la main pour faire mon devoir et me faire remporter un prix ! Essayons !
« Saül consulta la Pythonisse d'Endor, et Dieu permit que Samuel lui apparût pour lui dire : Pourquoi troubles-tu mon repos ? Demain tu seras avec moi dans le tombeau. Nos Saüls de salon devraient bien penser à cette histoire. Saint Philippe de Néri nous dit : Si la sainte Vierge vous apparaît, où même Notre-Seigneur Jésus-Christ, crachez-lui au visage, parce que ce ne serait qu'une tromperie du démon pour vous induire en erreur. »
Que devient alors l'apparition de Notre-Dame de la Salette à deux pauvres enfants ? Selon cette instruction de catéchisme, ils auraient dû lui cracher au visage.
« Notre saint père le pape Pie IX a défendu expressément de se livrer à ces choses. Mgr l'évêque de Langres, et beaucoup d'autres encore, en ont fait autant. Il y a danger pour sa vie : deux vieillard se suicidèrent, parce que les Esprits leur avaient dit qu'après leur mort ils jouiraient d'un bonheur infini ; danger pour la raison : plusieurs médiums sont devenus fous, et l'on comptait dans une maison d'aliénés plus de quarante individus que le Spiritisme avait rendus fous. »
Nous ne connaissons pas encore la bulle du pape qui défend expressément de s'occuper de ces choses-là ; si elle existait, Mgr de Langres et les autres n'auraient pas manqué de la mentionner. L'histoire des deux vieillards, auxquels il est fait allusion, est inexacte ; il a été prouvé, par des pièces officielles, déposées au tribunal, et notamment des lettres écrites par eux avant leur mort, qu'ils se sont suicidés par suite de pertes d'argent, et la crainte de tomber dans la misère (Voir la Revue spirite d'avril 1863). Celle de quarante individus enfermés dans une maison d'aliénés n'est pas plus véridique. On serait bien embarrassé de la justifier par les noms de ces prétendus fous dont un premier journal a porté le nombre à quatre, un second à quarante, un troisième à quatre cents, un cinquième a dit qu'on travaillait à l'agrandissement de l'hospice. Un instructeur de catéchisme devrait puiser ses renseignements historiques ailleurs que dans les canards des journaux. Les enfants auxquels on débite sérieusement de pareilles choses l'acceptent de confiance ; mais plus la confiance a été grande, plus forte est la réaction en sens inverse quand, plus tard, ils viennent à savoir la vérité. Ceci dit en général et non exclusivement pour le Spiritisme.
Si nous avons analysé ce travail d'un enfant, il est bien entendu que ce n'est pas l'opinion de l'enfant que nous réfutons, mais celle dont sa narration est le résumé. Si l'on scrutait avec soin toutes les instructions de cette nature, on serait moins étonné des fruits qu'on en récolte plus tard. Pour instruire l'enfance il faut un grand tact et beaucoup d'expérience, car on ne se figure pas la portée que peut avoir une seule parole imprudente qui, de même que la graine d'une mauvaise herbe, germe dans ces jeunes imaginations comme dans une terre vierge.
Il semble que les adversaires du Spiritisme ne trouvent pas que l'idée en soit assez répandue ; on les dirait poussés malgré eux à s'ingénier les moyens de la répandre encore davantage. Après les sermons, dont le résultat est connu, on n'en pouvait trouver un plus efficace que d'en faire le sujet des instructions et des devoirs du catéchisme. Les sermons agissent sur la génération qui s'en va ; ces instructions y disposent la génération qui arrive. Nous aurions donc bien tort de leur en savoir mauvais gré.
Voici la narration textuelle de l'un d'eux :
« Le Spiritisme est l'œuvre du diable qui l'a inventé. Se livrer à cela, c'est se mettre en rapport direct avec le démon. Superstition diabolique ! Dieu a souvent permis ces choses pour ranimer la foi des fidèles. Le démon fait le bon, fait le saint ; il cite des paroles de l'Ecriture sainte. »
Ce moyen de ranimer la foi nous semble assez mal choisi.
« Tertullien, qui vivait au deuxième siècle, nous rapporte qu'on faisait parler des chèvres, des tables ; c'est l'essence de l'idolâtrie. Ces opérations sataniques étaient rares dans certains pays chrétiens, et aujourd'hui elles sont très communes. Cette puissance du démon s'est montrée dans tout son éclat à l'apparition du protestantisme.
Voilà des enfants bien convaincus de la grande puissance du démon ; ne serait-il pas à craindre que cela leur fît douter un peu de celle de Dieu, quand on voit le premier l'emporter si souvent sur le second ?
Le Spiritisme est né en Amérique, au sein d'une famille protestante appelée Fox. Le démon apparut d'abord par des coups qui réveillaient en sursaut ; enfin, impatienté des coups, on chercha ce que ce pouvait être. La fille de M. Fox se mit à dire un jour : Frappe ici, frappe là, et on frappait où elle voulait. »
Toujours l'excitation contre les protestants ! Voilà donc des enfants instruits par la religion dans la haine contre une partie de leurs concitoyens, souvent contre des membres de leur propre famille ! Heureusement l'esprit de tolérance qui règne à notre époque y fait contrepoids, sans cela on verrait se renouveler les scènes sanglantes des siècles passés.
« Cette hérésie devint bientôt vulgaire ; elle compta bientôt cinq cent mille sectaires. Les Esprits invisibles se prenaient à faire toutes sortes de choses. A la simple demande d'un individu, des tables chargées de plusieurs centaines de livres se mouvaient ; des mains sans corps se faisaient voir. Voilà ce qui se passa en Amérique, et cela est venu en France par l'Espagne. D'abord, l'Esprit a été forcé par Dieu et les anges de dire qu'il était le diable, pour qu'il ne prenne pas dans ses pièges les honnêtes gens. »
Nous croyons être assez au courant de la marche du Spiritisme, et nous n'avons jamais ouï dire qu'il fût venu en France par l'Espagne. Serait-ce un point de l'histoire du Spiritisme à rectifier ?
On voit, de l'aveu des adversaires du Spiritisme, avec quelle rapidité l'idée nouvelle gagnait du terrain ; une idée qui, à peine éclose, conquiert cinq cent mille partisans n'est pas sans valeur et prouve le chemin qu'elle fera plus tard ; aussi, à dix ans de là, un d'eux en porte le chiffre à vingt millions en France seulement, et prédit qu'avant peu l'hérésie aura gagné les vingt autres millions. (Voir la Revue Spirite de juin 1863.) Mais alors, si tout le monde est hérétique, que restera-t-il à l'orthodoxie ? Ne serait-ce pas le cas d'appliquer la maxime : Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ? Qu'aurait répondu l'instructeur, si un enfant terrible de son jeune auditoire lui eût fait cette question : « Comment se fait-il qu'à la première prédication de saint Pierre il n'y eut que trois mille Juifs convertis, tandis que le Spiritisme, qui est l'œuvre de Satan, a fait tout de suite cinq cent mille adeptes ? Est-ce que Satan est plus puissant que Dieu ? » ‑ Il lui eût peut-être répondu : « C'est parce que c'étaient des protestants. »
Satan dit qu'il est un bon Esprit ; mais c'est un menteur. Un jour on voulut faire parler une table ; elle ne voulut pas répondre ; on crut que c'était la présence des ecclésiastiques qui étaient là qui l'en empêchait. Enfin, deux coups vinrent avertir que l'Esprit était là. On lui demanda : ‑ Jésus-Christ est-il fils de Dieu ? ‑ Non. – Reconnais-tu la sainte Eucharistie ? ‑ Oui. ‑ La mort de Jésus-Christ a-t-elle augmenté tes souffrances ? ‑ Oui. »
Il y a donc des ecclésiastiques qui assistent à ces réunions diaboliques. L'enfant terrible aurait pu demander pourquoi, lorsqu'ils y viennent, ils ne font pas fuir le diable ?
« Voilà une scène diabolique. » Voici ce que disait M. Allan Kardec : « La rouerie des Esprits mystificateurs dépasse tout ce qu'on peut imaginer : ils étaient deux Esprits, l'un faisait le bon et l'autre le mauvais ; au bout de quelques mois l'un dit : ‑ Je m'ennuie de vous répéter des paroles mielleuses que je ne pense pas. – Es-tu donc l'Esprit du mal ? ‑ Oui. ‑ Ne souffres-tu pas de nous parler de Dieu, de la sainte Vierge et des saints ? ‑ Oui. – Veux-tu le bien ou le mal ? ‑ Le mal. – Ce n'est pas toi, l'Esprit qui parlait tout à l'heure ? ‑ Non. ‑ Où es-tu ? – En enfer. – Souffres-tu ? ‑ Oui. – Toujours ? ‑ Oui. – Es-tu soumis à Jésus-Christ ? ‑ Non, à Lucifer. – Est-il éternel ? ‑ Non. – Aimes-tu ce que j'ai dans la main ? (c'étaient des médailles de la sainte Vierge) – Non ; j'ai cru vous inspirer de la confiance ; l'enfer me réclame, adieu ! »
Ce récit est très dramatique sans doute, mais celui qui prouvera que nous y sommes pour quelque chose sera bien habile. Il est triste de voir à quels expédients on est obligé d'avoir recours pour donner la foi. On oublie que ces enfants deviendront grands et réfléchiront. La foi qui repose sur de telles preuves a raison de craindre les conspirations.
« Nous venons de voir l'Esprit du mal forcé d'avouer qu'il était tel. Voici une autre phrase que le crayon écrivait chez un médium : « Si tu veux te livrer à moi, âme, esprit et corps, je comblerai tes désirs ; si tu veux être avec moi, écris ton nom sous le mien ; » et il écrivait : Giefle ou Satan. Le médium tremblait, il n'écrivait pas ; il avait raison. Toutes ces séances se terminent par ces mots : « Veux-tu t'engager ? » « Le démon voudrait qu'on fasse un pacte avec lui. Livre-moi ton âme ! dit-il un jour à quelqu'un. ‑ Qui es-tu ? répondit-on. ‑ Je suis le démon. ‑ Que veux-tu ? ‑ T'avoir. Le purgatoire n'est pas ; les scélérats, les méchants, tout cela au ciel. »
Que diront ces enfants quand ils seront témoins de quelques évocations, et qu'au lieu d'un pacte infernal, ils entendront les Esprits dire : « Aimez Dieu par-dessus toutes choses, et votre prochain comme vous-mêmes ; pratiquez la charité enseignée par le Christ ; soyez bons pour tout le monde, même pour vos ennemis ; priez Dieu, et suivez ses commandements pour être heureux en ce monde et en l'autre ?
« Tous ces prodiges, toutes ces choses extraordinaires, viennent des Esprits des ténèbres. M. Home, fervent Spirite, nous dit que quelquefois le sol tressaille sous les pieds, les appartements tremblent, on frissonne ; une invisible main vous palpe sur les genoux, les épaules ; une table qui saute. On lui demande : Es-tu là ? ‑ Oui. – Donnes-en des preuves. Et la table se lève deux fois ! »
Encore une fois, tout cela est très dramatique ; mais, parmi les jeunes auditeurs, plus d'un a sans doute désiré le voir et ne s'en fera pas faute à la première occasion. Il s'y trouvera aussi des jeunes filles impressionnables, à l'organisation délicate, qui, à la moindre démangeaison, croiront sentir la main du diable et se trouveront mal.
« Toutes ces choses sont ridicules ; la sainte Eglise, notre mère à tous, nous fait voir que cela n'est qu'un mensonge. »
Si tout cela est ridicule et mensonger, pourquoi donc y donner tant d'importance ? Pourquoi effrayer des enfants avec des tableaux qui n'ont aucune réalité ? S'il y a mensonge, n'est-ce pas dans ces tableaux eux-mêmes ?
« Par exemple, l'évocation des morts, il ne faut pas croire que ce soient nos parents qui nous parlent ; c'est Satan qui nous parle et qui se donne pour un mort. Certainement nous sommes en communication par la communion des saints. Nous avons, dans la vie des saints, des exemples d'apparitions de morts ; mais c'est un miracle de la sagesse divine, et ces miracles sont rares. Voici ce qu'on nous dit : Les démons se donnent quelquefois pour des morts ; ils se donnent aussi quelquefois pour des saints. »
Quelquefois n'est pas toujours ; donc il peut arriver que l'Esprit qui se communique ne soit pas un démon.
« Ils peuvent faire bien autre chose. Un jour, un médium qui ne savait pas le dessin, reproduisit, la main conduite par un Esprit, les images de Jésus-Christ et de la Sainte-Vierge, qui, présentées à quelques-uns de nos meilleurs artistes, furent jugées dignes d'être exposées. »
En entendant cela, un élève pourrait bien se dire : Si un Esprit pouvait me conduire la main pour faire mon devoir et me faire remporter un prix ! Essayons !
« Saül consulta la Pythonisse d'Endor, et Dieu permit que Samuel lui apparût pour lui dire : Pourquoi troubles-tu mon repos ? Demain tu seras avec moi dans le tombeau. Nos Saüls de salon devraient bien penser à cette histoire. Saint Philippe de Néri nous dit : Si la sainte Vierge vous apparaît, où même Notre-Seigneur Jésus-Christ, crachez-lui au visage, parce que ce ne serait qu'une tromperie du démon pour vous induire en erreur. »
Que devient alors l'apparition de Notre-Dame de la Salette à deux pauvres enfants ? Selon cette instruction de catéchisme, ils auraient dû lui cracher au visage.
« Notre saint père le pape Pie IX a défendu expressément de se livrer à ces choses. Mgr l'évêque de Langres, et beaucoup d'autres encore, en ont fait autant. Il y a danger pour sa vie : deux vieillard se suicidèrent, parce que les Esprits leur avaient dit qu'après leur mort ils jouiraient d'un bonheur infini ; danger pour la raison : plusieurs médiums sont devenus fous, et l'on comptait dans une maison d'aliénés plus de quarante individus que le Spiritisme avait rendus fous. »
Nous ne connaissons pas encore la bulle du pape qui défend expressément de s'occuper de ces choses-là ; si elle existait, Mgr de Langres et les autres n'auraient pas manqué de la mentionner. L'histoire des deux vieillards, auxquels il est fait allusion, est inexacte ; il a été prouvé, par des pièces officielles, déposées au tribunal, et notamment des lettres écrites par eux avant leur mort, qu'ils se sont suicidés par suite de pertes d'argent, et la crainte de tomber dans la misère (Voir la Revue spirite d'avril 1863). Celle de quarante individus enfermés dans une maison d'aliénés n'est pas plus véridique. On serait bien embarrassé de la justifier par les noms de ces prétendus fous dont un premier journal a porté le nombre à quatre, un second à quarante, un troisième à quatre cents, un cinquième a dit qu'on travaillait à l'agrandissement de l'hospice. Un instructeur de catéchisme devrait puiser ses renseignements historiques ailleurs que dans les canards des journaux. Les enfants auxquels on débite sérieusement de pareilles choses l'acceptent de confiance ; mais plus la confiance a été grande, plus forte est la réaction en sens inverse quand, plus tard, ils viennent à savoir la vérité. Ceci dit en général et non exclusivement pour le Spiritisme.
Si nous avons analysé ce travail d'un enfant, il est bien entendu que ce n'est pas l'opinion de l'enfant que nous réfutons, mais celle dont sa narration est le résumé. Si l'on scrutait avec soin toutes les instructions de cette nature, on serait moins étonné des fruits qu'on en récolte plus tard. Pour instruire l'enfance il faut un grand tact et beaucoup d'expérience, car on ne se figure pas la portée que peut avoir une seule parole imprudente qui, de même que la graine d'une mauvaise herbe, germe dans ces jeunes imaginations comme dans une terre vierge.
Il semble que les adversaires du Spiritisme ne trouvent pas que l'idée en soit assez répandue ; on les dirait poussés malgré eux à s'ingénier les moyens de la répandre encore davantage. Après les sermons, dont le résultat est connu, on n'en pouvait trouver un plus efficace que d'en faire le sujet des instructions et des devoirs du catéchisme. Les sermons agissent sur la génération qui s'en va ; ces instructions y disposent la génération qui arrive. Nous aurions donc bien tort de leur en savoir mauvais gré.
Le récit suivant est relaté dans une lettre dont l'original est entre nos mains, et que nous transcrivons textuellement.
« A Viviers, ce 10 avril 1741.
Personne au monde, mon cher de Noailles, ne peut mieux que moi vous instruire de tout ce qui s'est passé dans la cellule de la sœur Marie, et si le récit que vous en avez fait nous a donné un ridicule dans notre ville, je veux le partager avec vous ; la force de la vérité l'emportera touiours chez moi sur la crainte de passer pour un visionnaire et un homme trop crédule.
Voicy donc une petite relation de tout ce que j'ay vu et entendu pendant quatre nuits que j'y ai passées, et avec moi plus de quarante personnes toutes dignes de foi. Je ne vous rapporterai que les faits les plus remarquables.
Le 23 mars, jour de l'Annonciation, j'appris par la voix publique que depuis trois jours l'on entendoit toutes les nuits de grands bruits dans la chambre de la sœur Marie ; que les deux sœurs de Saint-Dominique qui habitent avec elle en avoient été si effrayées qu'elles avoient fait appeler M. Chambon, curé de Saint-Laurent, lequel s'étant rendu à une heure après minuit dans cette chambre avoit entendu des tableaux frapper contre la muraille, un bénitier de faÿence remuer avec bruit et avoit vu une chaise de bois placée au milieu de cette cellule se renverser pendant six fois. Je vous avoüe, monsieur, qu'à ce récit, je ne manquay pas de faire bien des plaisanteries ; les dévotes en gros et en détail furent suiettes à ma critique, et dès lors, je résolus d'aller passer la nuit suivante chez cette sœur Marie, bien persuadé qu'en ma présence tout seroit dans le silence ou que je découvrirois l'imposture. En effet, je me rendis ce jour-là même à neuf heures du soir dans cette maison. Je questionnay beaucoup ces sœurs, surtout la sœur Marie qui me parut instruite de la cause de tous ces bruits, mais qui ne voulut pas m'en faire part. Alors, je fis une recherche très-exacte dans cette chambre ; je regardai dessus, dessous le lit ; les murailles, les tableaux, tout fut examiné avec beaucoup de soin, et n'aÿant rien découvert qui pût occasionner tous ces bruits, je fis sortir tout le monde de cette chambre, avec ordre que personne n'y entreroit que moi. Je me plaçay auprès du feu dans la chambre suivante ; je laissay la porte de la cellule ouverte, et sur le seuil de la porte, j'y plaçay une chandelle au moyen de quoi je voÿois de ma place à un pas du lit la chaise que j'y avois placée et presque toute la chambre en entier. A 10 heures MM. d'Entrevaux et Archambaud vinrent me joindre, et avec eux deux artisans de notre ville.
Sur les onze heures et demi, j'entendis la chaise se remuer et j'accourus aussitôt, et l'aÿant trouver renversée, je la relevai, j'en pris une seconde que je plaçay dans un plus grand éloignement du lit de la malade ; je ne voulus point la perdre de vüe. MM. d'Entrevaux et Archambaud prirent la même précaution, et un moment après nous la vîmes se remuer une seconde fois, le bénitier placé dans le lit de la sœur Marie, mis à une hauteur qu'elle ne sauroit l'atteindre, tinta plusieurs coups, et un tableau frappa trois coups contre la muraille. Je fus dans le moment parler à notre malade ; je la trouvay extrêmement oppressée, et de cette oppression elle tomba dans un évanouissement ou elle perdit la connaissance et l'usage de tous ses sens qui se réduisent à l'ouÿe ; je fus moi-même son médecin ; au moÿen de l'eau de lavande, elle revint en peu de temps à elle-même. De quart d'heure en quart d'heure nous entendions le même bruit, et trouvant touiours les tableaux dans le même état, j'ordonnai à ce bruyant, quelqui fût, de frapper avec le tableau trois coups contre la muraille et de le tourner devant derrière : je fus obéi dans le moment ; un instant après je lui ordonnay de remettre le tableau dans la première situation, je reçus une seconde preuve de sa soumission à mes ordres.
« Comme je m'aperçus qu'il n'y avait rien de bruÿant dans cette chambre qu'une chaise, deux tableaux et un bénitier, je m'emparay de tous ces meubles, alors le bruit s'attacha à des images que nous entendîmes remüer plusieurs fois, et à un petit crucifix qui étoit pendu à un clou contre la muraille. Nous n'entendîmes ni ne vîmes rien de particulier cette nuit ; tout fut calme et tranquille à cinq heures du matin. Nous ne gardâmes pas le secret sur tout ce que nous avions vû et entendu et je vous laisse à penser si je ne fus pas badiné sur ma vision. J'engageay les plus incrédules à être de la partie ; nous y fûmes trois soirs de suitte, et voici ce qui m'a paru le plus surprenant. Je ne vous rapporterai que certains faits, ce seroit trop long si je voulois entrer dans ce détail ; il doit suffire de vous dire icy que MM. Digoine, Bonfils, d'Entrevaux, Chambon, Faure, Allier, Aoust, Grange, Bouron, Bonnier, Fontenès, Robert le hucanteur et beaucoup d'autres en ont été les témoins.
Le bruit s'étant répandu dans la ville que la sœur Marie pouvoit être l'actrice de cette comédie, je me départis delors de la bonne opinion que j'avois d'elle ; je voulus bien la soupçonner de fourberie, et quoiqu'elle soit paralitique de l'aveu de notre médecin et de tous ceux qui l'approchent qui nous assurent que depuis plus de trois ans elle n'a la liberté que de remuer la tête, je voulus bien supposer qu'elle pouvoit agir, et dans cette supposition voicy, monsieur, de quelle façon je m'y pris :
Je me rendis pendant trois jours consécutifs à neuf heures du soir dans la maison de la sœur. Je la prévins sur les expédiens que j'allois prendre pour n'être point trompé, en présence de cinq à six des messieurs que j'ay déià nommés. Je la fis coudre dans ses drapts ; elle étoit placée et enveloppée dans son lit comme un enfant d'un mois dans son berceau. Je pris de plus deux papillotes que je mis en forme de croix sur la poitrine de façon qu'elle ne pouvoit faire aucun mouvement sans que cette croix fût dérangée.
Elle avait ce jour-là même dévelopé le mistère à M. Chambon, qui la dirige à l'absence de M. l'Evêque et à M. David directeur de notre séminaire, ce premier la pria et lui permit de m'apprendre la cause de tous ces bruits ; j'entray delors dans la confidence, et elle m'apprit que c'étoit là une âme souffrante qu'elle me nomma et qui venait par la permission de Dieu pour qu'on la soulageât dans ses peines. Ainsi instruit et précautionné contre l'erreur, je ne laissai personne dans sa chambre. Nous étions huit ce soir-là et tous déterminés à ne rien croire. Sur les 11 heures, les tableaux et le bénitier se firent entendre. Alors M. Digoine et moi fûmes nous placer à la porte avec un flambeau à la main ; il faut observer que cette cellule est petite, que du milieu je pouvois atteindre les quatre murailles sans faire d'autres mouvemens que tendre les bras. A peine fûmes-nous placés que le tableau frappa contre la muraille ; nous accourûmes aussitôt, nous trouvâmes le tableau sans mouvement et la malade dans la même situation ; nous reprîmes notre même poste et le tableau aÿant frappé une seconde fois, nous accourûmes au premier coup et nous vîmes ce tableau tourner en l'air et tourner sur le lit. Je le plaçay à la fenêtre ; un moment après ce tableau frappa trois coups à la vüe de tous ces messieurs. Voulant de plus en plus me convaincre de la vérité du fait que m'avoit avancé la sœur Marie, j'ordonnai à cet Esprit souffrant de prendre le crucifix qui étoit contre la muraille et de le porter sur la poitrine de la malade ; il obéit dans le moment ; tous les messieurs qui étoient avec moi en furent les témoins. Je lui ordonnai de remettre le crucifix à sa place et de remüer le bénitier avec force ; il obéit également, et comme alors j'avois eu soin de mettre le bénitier en vüe de tout le monde, nous entendîmes le bruit et nous vîmes le mouvement. Tous ces signes n'étants pas capables de me convaincre, j'exijay des nouvelles preuves ; je plaçay une table au pied du lit de la malade, et je dis à cet Esprit souffrant que nous lui offrions volontiers nos vœux et nos prières, mais que le sacrifice de la messe étant le plus sur pour le soulagement de ses peines, je lui ordonnai de frapper autant de coups sur cette table qu'il vouloit que l'on dît des messes pour lui. Il frappa dans l'instant et nous comptâmes trente-trois coups ; alors nous prîmes des arrangements entre nous pour les acquitter au plutôt, et dans le tems que nous conferions à ce suiet les tableaux, le bénitier, le crucifix frappèrent tous ensemble et avec plus de bruit que jamais.
Il étoit deux heures après minuit et je fus faire lever M. Chambon qui fut témoin de tout ce que nous lui avions raconté, puisqu'en sa présence nous lui fimes répéter les 33 coups. M. Chambon lui ordonna de prendre le crucifix et de le porter sur une telle chaise ; aussitôt nous entendons frapper un coup sur cette chaise, nous accourons et nous trouvons le crucifix tout à fait au bas du lit à un pas de cette chaise. Je priay tour à tour M. le chanoine Digoine, M. Chambon et M. Robert de se cacher dans la cellule pour examiner s'ils ne verroient rien ; ils entendirent deux voix différentes dans le lit de la malade ; ils distinguèrent parfaitement celle de la malade qui faisoit plusieurs questions ; quand à l'autre ils ne purent discerner sa réponse, elle s'expliquoit d'un ton fort bas et très rapide ; ces messieurs m'en informèrent, je fus en conférer avec la sœur Marie qui m'avoüa le fait.
« Je proposai à ces messieurs de dire un De profundis pour le soulagement des peines de cette âme souffrante, et cette prière finie, la chaise se renversa, les tableaux frappèrent et le bénitier tinta. Je dis à cet Esprit que nous allions dire cinq Pater et cinq Ave à l'honneur des cinq plaÿes de Notre-Seigneur, et que je lui ordonnois, pour preuve que cette prière lui agréoit, de renverser une seconde fois la chaise, mais avec plus de force que la première. A peine eûmes nous fléchi le genouil que cette chaise, placée devant nos yeux et à deux pas de nous, se renversa en avant, se releva et tomba en arrière.
Voyant la docilité de cet Esprit et sa promptitude à obéir, je crus pouvoir tout tenter ; je mis sur le lit de la sœur 40 pièces d'argent et lui ordonnay de les compter ; sur le champ, nous les entendîmes compter dans un gobelet de verre que j'avais placé tout auprès ; je prends cette monnoye et la place sur la table ; je lui ordonne la même chose et il obéit dans le moment. J'y mets un écu de six francs et lui ordonne de me désigner avec cet écu le nombre des messes qui lui sont nécessaires ; il frappe avec l'écu 33 coups contre la muraille. Je fais entrer MM. Digoine, Bonfils, d'Entrevaux dans la chambre, nous tirons les rideaux du lit, nous plaçons la chandelle sur le lit et j'ordonne à cet Esprit de frapper et nous désigner le nombre des messes. Nous voyons tous les quatre la sœur Marie touiours dans le même état, sans mouvement et les deux papillottes en forme de croix nullement dérangées et nous comptons les 33 coups frapés contre la muraille. Il est à observer que dans la chambre voisine ou répond cette muraille, il n'y avait âme qui vive ; nous avions pris soin d'éloigner tout ce qui auroit pu faire naître en nous le moindre soupçon.
Enfin, monsieur, j'ay tenté une autre voye : j'écrivis sur du papier ces paroles : Je t'ordonne, âme souffrante, de nous dire qui tu es, tant pour notre consolation que pour l'entretien de notre foy. Ecris donc ton nom sur ce papier, ou du moins fais-y quelque marque, nous connoîtrons par là le besoin que tu as de nos prières. Je place cet écrit au bas du lit de la malade avec une écritoire et une plume ; un instant après j'entends tinter le bénitier ; nous accourons tous au bruit, nous trouvons le papier en même temps et le crucifix renversé dessus ; je lui ordonne de mettre le crucifix à sa place et de marquer le papier ; nous dîmes pour lors les litanies de la Vierge et notre prière finie nous trouvâmes le crucifix à sa place et au bas du papier deux croix formées avec la plume. M. Chambon qui étoit tout auprès du lit entendit le bruit de la plume sur le papier. Je pourois vous raconter bien d'autres faits également surprenans, mais ce détail me menerait trop loin.
Vous me demanderez sans doute, mon cher monsieur, ce que je pense de cette avanture ; je vais vous faire ma profession de foy. J'établis en premier lieu que le bruit que j'ai vu et entendu a été produit par une cause. Ces tableaux, cette chaise, ce bénitier, etc., sont des êtres inanimés qui ne peuvent se mouvoir d'eux-mêmes. Quelle est donc la cause qui leur a donné le mouvement ? Il faut qu'elle soit nécessairement ou naturelle ou surnaturelle ; si elle est naturelle, elle ne peut être que la sœur Marie puisqu'il n'y avoit qu'elle dans la chambre. On ne peut prétendre que ce bruit se soit fait par ressort ; nous avons examiné le tout avec la dernière attention, jusqu'à demonter les tableaux, et n'y eût-il eu qu'un cheveu de tête qui eût répondu au bénitier ou à la chaise nous l'aurions aperçu.
Or je dis que la sœur Marie n'en est pas la cause ; elle n'a pas voulu, je dis plus, elle n'a pas pu nous tromper. Elle ne l'a pas voulu, car seroit-il possible qu'une fille qui est en odeur de sainteté, une fille dont la vie est un miracle continuel, puisqu'il est avéré que depuis trois ans elle n'a mangé ni bû et qu'il n'est sorti de son corps autre chose qu'une quantité de pierres ; qu'une fille qui souffre depuis six ans tout ce qu'on peut souffrir et touiours avec une patience admirable ; qu'une fille qui n'ouvre la bouche que pour prier et qui fait paroître en tout ce qu'elle dit l'humilité la plus profonde ; est-il possible dis-je qu'elle aye voulu nous tromper en imposant ainsi à tout un public, à son évêque, à son confesseur et à quantité de prêtres l'ont questionnée à ce sujet ? Nous avons trouvé dans tout ce qu'elle a dit un accord merveilleux, jamais la moindre contradiction, caractère unique de la vérité, le mensonge ne sauroit se soutenir. Je ne crois pas que les martirs ayent souffert plus que souffre cette sainte fille ; il y a des tems dans l'année que tout son corps n'est qu'une playe ; on lui voit sortir le sang et le pus par les oreilles, et très souvent on arrache des vers d'une grande longueur qui sortent par les narines ; elle souffre et demande continuellement à Dieu de la faire souffrir. Une chose merveilleuse, c'est que toutes les années dans la quinzaine Pâques il lui prend un vomissement de sang ; ce vomissement passé, son gosier se débouche ; elle reçoit le saint viatique, et un instant après il se referme totalement, c'est ce qui lui arriva mercredi dernier.
Je dis en second lieu qu'elle n'a pas pu nous tromper ; elle est hors d'état d'agir ; elle est paralitique comme j'ai déjà dit, et une demoiselle de notre ville en fut pleinement convaincue lorsqu'elle lui enfonça une grosse aiguille dans le gras de la jambe. Vous voyez d'ailleurs les précautions que nous avons pris ; nous l'avons cousue dans ses drapts et très souvent gardée à vue ; ce n'est donc point elle. Qu'est-ce donc, me dites-vous ? La conséquence est aisée à tirer de tout ce que j'ai l'honneur de vous dire dans cette relation.
Signé : † l'abbé de Saint-Ponc, chanoine présenteur. »
Remarque. Il y a une analogie évidente entre ces faits et ceux de l'Esprit frappeur de Bergzabern et de Dibbelsdorf, rapportés dans la Revue Spirite de mai, juin, juillet et août 1858, sauf que, dans celui-ci, l'Esprit n'avait rien de malveillant. Il est constaté par un homme dont le caractère ne peut être suspect, et qui n'a pas observé légèrement. Si, comme le prétendent certaines personnes, le diable seul se manifeste, comment venait-il auprès d'une fille en odeur de sainteté ? Or, il est à remarquer qu'elle n'en était ni effrayée ni tourmentée ; elle savait elle-même, et les expériences ont constaté, que c'était une âme souffrante. Si ce n'est pas le diable, d'autres Esprits peuvent donc se communiquer ?
Deux circonstances ont une analogie particulière avec ce que nous voyons aujourd'hui ; c'est d'abord la première pensée qu'il y a supercherie de la part de la personne auprès de laquelle se produisent les phénomènes, malgré les impossibilités matérielles qui existent parfois. Dans la situation physique et morale de cette jeune fille, on ne comprend pas que le soupçon d'un jeu joué ait pu entrer dans l'esprit des autres religieuses.
Le second fait est plus important. Si quelques-uns des phénomènes ont eu lieu à la vue des personnes présentes, la plupart se produisaient quand elles étaient dans la pièce à côté, dès qu'elles avaient le dos tourné, et en l'absence de la lumière directe, ainsi qu'on l'a maintes fois observé de nos jours. A quoi cela tient-il ? C'est ce qui n'est pas encore suffisamment expliqué. Ces phénomènes ayant une cause matérielle, et non surnaturelle, il se pourrait que, ainsi que cela a lieu pour certaines opérations chimiques, la lumière diffuse fût plus favorable à l'action des fluides dont se sert l'Esprit. La physique spirituelle est encore dans l'enfance.
« A Viviers, ce 10 avril 1741.
Personne au monde, mon cher de Noailles, ne peut mieux que moi vous instruire de tout ce qui s'est passé dans la cellule de la sœur Marie, et si le récit que vous en avez fait nous a donné un ridicule dans notre ville, je veux le partager avec vous ; la force de la vérité l'emportera touiours chez moi sur la crainte de passer pour un visionnaire et un homme trop crédule.
Voicy donc une petite relation de tout ce que j'ay vu et entendu pendant quatre nuits que j'y ai passées, et avec moi plus de quarante personnes toutes dignes de foi. Je ne vous rapporterai que les faits les plus remarquables.
Le 23 mars, jour de l'Annonciation, j'appris par la voix publique que depuis trois jours l'on entendoit toutes les nuits de grands bruits dans la chambre de la sœur Marie ; que les deux sœurs de Saint-Dominique qui habitent avec elle en avoient été si effrayées qu'elles avoient fait appeler M. Chambon, curé de Saint-Laurent, lequel s'étant rendu à une heure après minuit dans cette chambre avoit entendu des tableaux frapper contre la muraille, un bénitier de faÿence remuer avec bruit et avoit vu une chaise de bois placée au milieu de cette cellule se renverser pendant six fois. Je vous avoüe, monsieur, qu'à ce récit, je ne manquay pas de faire bien des plaisanteries ; les dévotes en gros et en détail furent suiettes à ma critique, et dès lors, je résolus d'aller passer la nuit suivante chez cette sœur Marie, bien persuadé qu'en ma présence tout seroit dans le silence ou que je découvrirois l'imposture. En effet, je me rendis ce jour-là même à neuf heures du soir dans cette maison. Je questionnay beaucoup ces sœurs, surtout la sœur Marie qui me parut instruite de la cause de tous ces bruits, mais qui ne voulut pas m'en faire part. Alors, je fis une recherche très-exacte dans cette chambre ; je regardai dessus, dessous le lit ; les murailles, les tableaux, tout fut examiné avec beaucoup de soin, et n'aÿant rien découvert qui pût occasionner tous ces bruits, je fis sortir tout le monde de cette chambre, avec ordre que personne n'y entreroit que moi. Je me plaçay auprès du feu dans la chambre suivante ; je laissay la porte de la cellule ouverte, et sur le seuil de la porte, j'y plaçay une chandelle au moyen de quoi je voÿois de ma place à un pas du lit la chaise que j'y avois placée et presque toute la chambre en entier. A 10 heures MM. d'Entrevaux et Archambaud vinrent me joindre, et avec eux deux artisans de notre ville.
Sur les onze heures et demi, j'entendis la chaise se remuer et j'accourus aussitôt, et l'aÿant trouver renversée, je la relevai, j'en pris une seconde que je plaçay dans un plus grand éloignement du lit de la malade ; je ne voulus point la perdre de vüe. MM. d'Entrevaux et Archambaud prirent la même précaution, et un moment après nous la vîmes se remuer une seconde fois, le bénitier placé dans le lit de la sœur Marie, mis à une hauteur qu'elle ne sauroit l'atteindre, tinta plusieurs coups, et un tableau frappa trois coups contre la muraille. Je fus dans le moment parler à notre malade ; je la trouvay extrêmement oppressée, et de cette oppression elle tomba dans un évanouissement ou elle perdit la connaissance et l'usage de tous ses sens qui se réduisent à l'ouÿe ; je fus moi-même son médecin ; au moÿen de l'eau de lavande, elle revint en peu de temps à elle-même. De quart d'heure en quart d'heure nous entendions le même bruit, et trouvant touiours les tableaux dans le même état, j'ordonnai à ce bruyant, quelqui fût, de frapper avec le tableau trois coups contre la muraille et de le tourner devant derrière : je fus obéi dans le moment ; un instant après je lui ordonnay de remettre le tableau dans la première situation, je reçus une seconde preuve de sa soumission à mes ordres.
« Comme je m'aperçus qu'il n'y avait rien de bruÿant dans cette chambre qu'une chaise, deux tableaux et un bénitier, je m'emparay de tous ces meubles, alors le bruit s'attacha à des images que nous entendîmes remüer plusieurs fois, et à un petit crucifix qui étoit pendu à un clou contre la muraille. Nous n'entendîmes ni ne vîmes rien de particulier cette nuit ; tout fut calme et tranquille à cinq heures du matin. Nous ne gardâmes pas le secret sur tout ce que nous avions vû et entendu et je vous laisse à penser si je ne fus pas badiné sur ma vision. J'engageay les plus incrédules à être de la partie ; nous y fûmes trois soirs de suitte, et voici ce qui m'a paru le plus surprenant. Je ne vous rapporterai que certains faits, ce seroit trop long si je voulois entrer dans ce détail ; il doit suffire de vous dire icy que MM. Digoine, Bonfils, d'Entrevaux, Chambon, Faure, Allier, Aoust, Grange, Bouron, Bonnier, Fontenès, Robert le hucanteur et beaucoup d'autres en ont été les témoins.
Le bruit s'étant répandu dans la ville que la sœur Marie pouvoit être l'actrice de cette comédie, je me départis delors de la bonne opinion que j'avois d'elle ; je voulus bien la soupçonner de fourberie, et quoiqu'elle soit paralitique de l'aveu de notre médecin et de tous ceux qui l'approchent qui nous assurent que depuis plus de trois ans elle n'a la liberté que de remuer la tête, je voulus bien supposer qu'elle pouvoit agir, et dans cette supposition voicy, monsieur, de quelle façon je m'y pris :
Je me rendis pendant trois jours consécutifs à neuf heures du soir dans la maison de la sœur. Je la prévins sur les expédiens que j'allois prendre pour n'être point trompé, en présence de cinq à six des messieurs que j'ay déià nommés. Je la fis coudre dans ses drapts ; elle étoit placée et enveloppée dans son lit comme un enfant d'un mois dans son berceau. Je pris de plus deux papillotes que je mis en forme de croix sur la poitrine de façon qu'elle ne pouvoit faire aucun mouvement sans que cette croix fût dérangée.
Elle avait ce jour-là même dévelopé le mistère à M. Chambon, qui la dirige à l'absence de M. l'Evêque et à M. David directeur de notre séminaire, ce premier la pria et lui permit de m'apprendre la cause de tous ces bruits ; j'entray delors dans la confidence, et elle m'apprit que c'étoit là une âme souffrante qu'elle me nomma et qui venait par la permission de Dieu pour qu'on la soulageât dans ses peines. Ainsi instruit et précautionné contre l'erreur, je ne laissai personne dans sa chambre. Nous étions huit ce soir-là et tous déterminés à ne rien croire. Sur les 11 heures, les tableaux et le bénitier se firent entendre. Alors M. Digoine et moi fûmes nous placer à la porte avec un flambeau à la main ; il faut observer que cette cellule est petite, que du milieu je pouvois atteindre les quatre murailles sans faire d'autres mouvemens que tendre les bras. A peine fûmes-nous placés que le tableau frappa contre la muraille ; nous accourûmes aussitôt, nous trouvâmes le tableau sans mouvement et la malade dans la même situation ; nous reprîmes notre même poste et le tableau aÿant frappé une seconde fois, nous accourûmes au premier coup et nous vîmes ce tableau tourner en l'air et tourner sur le lit. Je le plaçay à la fenêtre ; un moment après ce tableau frappa trois coups à la vüe de tous ces messieurs. Voulant de plus en plus me convaincre de la vérité du fait que m'avoit avancé la sœur Marie, j'ordonnai à cet Esprit souffrant de prendre le crucifix qui étoit contre la muraille et de le porter sur la poitrine de la malade ; il obéit dans le moment ; tous les messieurs qui étoient avec moi en furent les témoins. Je lui ordonnai de remettre le crucifix à sa place et de remüer le bénitier avec force ; il obéit également, et comme alors j'avois eu soin de mettre le bénitier en vüe de tout le monde, nous entendîmes le bruit et nous vîmes le mouvement. Tous ces signes n'étants pas capables de me convaincre, j'exijay des nouvelles preuves ; je plaçay une table au pied du lit de la malade, et je dis à cet Esprit souffrant que nous lui offrions volontiers nos vœux et nos prières, mais que le sacrifice de la messe étant le plus sur pour le soulagement de ses peines, je lui ordonnai de frapper autant de coups sur cette table qu'il vouloit que l'on dît des messes pour lui. Il frappa dans l'instant et nous comptâmes trente-trois coups ; alors nous prîmes des arrangements entre nous pour les acquitter au plutôt, et dans le tems que nous conferions à ce suiet les tableaux, le bénitier, le crucifix frappèrent tous ensemble et avec plus de bruit que jamais.
Il étoit deux heures après minuit et je fus faire lever M. Chambon qui fut témoin de tout ce que nous lui avions raconté, puisqu'en sa présence nous lui fimes répéter les 33 coups. M. Chambon lui ordonna de prendre le crucifix et de le porter sur une telle chaise ; aussitôt nous entendons frapper un coup sur cette chaise, nous accourons et nous trouvons le crucifix tout à fait au bas du lit à un pas de cette chaise. Je priay tour à tour M. le chanoine Digoine, M. Chambon et M. Robert de se cacher dans la cellule pour examiner s'ils ne verroient rien ; ils entendirent deux voix différentes dans le lit de la malade ; ils distinguèrent parfaitement celle de la malade qui faisoit plusieurs questions ; quand à l'autre ils ne purent discerner sa réponse, elle s'expliquoit d'un ton fort bas et très rapide ; ces messieurs m'en informèrent, je fus en conférer avec la sœur Marie qui m'avoüa le fait.
« Je proposai à ces messieurs de dire un De profundis pour le soulagement des peines de cette âme souffrante, et cette prière finie, la chaise se renversa, les tableaux frappèrent et le bénitier tinta. Je dis à cet Esprit que nous allions dire cinq Pater et cinq Ave à l'honneur des cinq plaÿes de Notre-Seigneur, et que je lui ordonnois, pour preuve que cette prière lui agréoit, de renverser une seconde fois la chaise, mais avec plus de force que la première. A peine eûmes nous fléchi le genouil que cette chaise, placée devant nos yeux et à deux pas de nous, se renversa en avant, se releva et tomba en arrière.
Voyant la docilité de cet Esprit et sa promptitude à obéir, je crus pouvoir tout tenter ; je mis sur le lit de la sœur 40 pièces d'argent et lui ordonnay de les compter ; sur le champ, nous les entendîmes compter dans un gobelet de verre que j'avais placé tout auprès ; je prends cette monnoye et la place sur la table ; je lui ordonne la même chose et il obéit dans le moment. J'y mets un écu de six francs et lui ordonne de me désigner avec cet écu le nombre des messes qui lui sont nécessaires ; il frappe avec l'écu 33 coups contre la muraille. Je fais entrer MM. Digoine, Bonfils, d'Entrevaux dans la chambre, nous tirons les rideaux du lit, nous plaçons la chandelle sur le lit et j'ordonne à cet Esprit de frapper et nous désigner le nombre des messes. Nous voyons tous les quatre la sœur Marie touiours dans le même état, sans mouvement et les deux papillottes en forme de croix nullement dérangées et nous comptons les 33 coups frapés contre la muraille. Il est à observer que dans la chambre voisine ou répond cette muraille, il n'y avait âme qui vive ; nous avions pris soin d'éloigner tout ce qui auroit pu faire naître en nous le moindre soupçon.
Enfin, monsieur, j'ay tenté une autre voye : j'écrivis sur du papier ces paroles : Je t'ordonne, âme souffrante, de nous dire qui tu es, tant pour notre consolation que pour l'entretien de notre foy. Ecris donc ton nom sur ce papier, ou du moins fais-y quelque marque, nous connoîtrons par là le besoin que tu as de nos prières. Je place cet écrit au bas du lit de la malade avec une écritoire et une plume ; un instant après j'entends tinter le bénitier ; nous accourons tous au bruit, nous trouvons le papier en même temps et le crucifix renversé dessus ; je lui ordonne de mettre le crucifix à sa place et de marquer le papier ; nous dîmes pour lors les litanies de la Vierge et notre prière finie nous trouvâmes le crucifix à sa place et au bas du papier deux croix formées avec la plume. M. Chambon qui étoit tout auprès du lit entendit le bruit de la plume sur le papier. Je pourois vous raconter bien d'autres faits également surprenans, mais ce détail me menerait trop loin.
Vous me demanderez sans doute, mon cher monsieur, ce que je pense de cette avanture ; je vais vous faire ma profession de foy. J'établis en premier lieu que le bruit que j'ai vu et entendu a été produit par une cause. Ces tableaux, cette chaise, ce bénitier, etc., sont des êtres inanimés qui ne peuvent se mouvoir d'eux-mêmes. Quelle est donc la cause qui leur a donné le mouvement ? Il faut qu'elle soit nécessairement ou naturelle ou surnaturelle ; si elle est naturelle, elle ne peut être que la sœur Marie puisqu'il n'y avoit qu'elle dans la chambre. On ne peut prétendre que ce bruit se soit fait par ressort ; nous avons examiné le tout avec la dernière attention, jusqu'à demonter les tableaux, et n'y eût-il eu qu'un cheveu de tête qui eût répondu au bénitier ou à la chaise nous l'aurions aperçu.
Or je dis que la sœur Marie n'en est pas la cause ; elle n'a pas voulu, je dis plus, elle n'a pas pu nous tromper. Elle ne l'a pas voulu, car seroit-il possible qu'une fille qui est en odeur de sainteté, une fille dont la vie est un miracle continuel, puisqu'il est avéré que depuis trois ans elle n'a mangé ni bû et qu'il n'est sorti de son corps autre chose qu'une quantité de pierres ; qu'une fille qui souffre depuis six ans tout ce qu'on peut souffrir et touiours avec une patience admirable ; qu'une fille qui n'ouvre la bouche que pour prier et qui fait paroître en tout ce qu'elle dit l'humilité la plus profonde ; est-il possible dis-je qu'elle aye voulu nous tromper en imposant ainsi à tout un public, à son évêque, à son confesseur et à quantité de prêtres l'ont questionnée à ce sujet ? Nous avons trouvé dans tout ce qu'elle a dit un accord merveilleux, jamais la moindre contradiction, caractère unique de la vérité, le mensonge ne sauroit se soutenir. Je ne crois pas que les martirs ayent souffert plus que souffre cette sainte fille ; il y a des tems dans l'année que tout son corps n'est qu'une playe ; on lui voit sortir le sang et le pus par les oreilles, et très souvent on arrache des vers d'une grande longueur qui sortent par les narines ; elle souffre et demande continuellement à Dieu de la faire souffrir. Une chose merveilleuse, c'est que toutes les années dans la quinzaine Pâques il lui prend un vomissement de sang ; ce vomissement passé, son gosier se débouche ; elle reçoit le saint viatique, et un instant après il se referme totalement, c'est ce qui lui arriva mercredi dernier.
Je dis en second lieu qu'elle n'a pas pu nous tromper ; elle est hors d'état d'agir ; elle est paralitique comme j'ai déjà dit, et une demoiselle de notre ville en fut pleinement convaincue lorsqu'elle lui enfonça une grosse aiguille dans le gras de la jambe. Vous voyez d'ailleurs les précautions que nous avons pris ; nous l'avons cousue dans ses drapts et très souvent gardée à vue ; ce n'est donc point elle. Qu'est-ce donc, me dites-vous ? La conséquence est aisée à tirer de tout ce que j'ai l'honneur de vous dire dans cette relation.
Signé : † l'abbé de Saint-Ponc, chanoine présenteur. »
Remarque. Il y a une analogie évidente entre ces faits et ceux de l'Esprit frappeur de Bergzabern et de Dibbelsdorf, rapportés dans la Revue Spirite de mai, juin, juillet et août 1858, sauf que, dans celui-ci, l'Esprit n'avait rien de malveillant. Il est constaté par un homme dont le caractère ne peut être suspect, et qui n'a pas observé légèrement. Si, comme le prétendent certaines personnes, le diable seul se manifeste, comment venait-il auprès d'une fille en odeur de sainteté ? Or, il est à remarquer qu'elle n'en était ni effrayée ni tourmentée ; elle savait elle-même, et les expériences ont constaté, que c'était une âme souffrante. Si ce n'est pas le diable, d'autres Esprits peuvent donc se communiquer ?
Deux circonstances ont une analogie particulière avec ce que nous voyons aujourd'hui ; c'est d'abord la première pensée qu'il y a supercherie de la part de la personne auprès de laquelle se produisent les phénomènes, malgré les impossibilités matérielles qui existent parfois. Dans la situation physique et morale de cette jeune fille, on ne comprend pas que le soupçon d'un jeu joué ait pu entrer dans l'esprit des autres religieuses.
Le second fait est plus important. Si quelques-uns des phénomènes ont eu lieu à la vue des personnes présentes, la plupart se produisaient quand elles étaient dans la pièce à côté, dès qu'elles avaient le dos tourné, et en l'absence de la lumière directe, ainsi qu'on l'a maintes fois observé de nos jours. A quoi cela tient-il ? C'est ce qui n'est pas encore suffisamment expliqué. Ces phénomènes ayant une cause matérielle, et non surnaturelle, il se pourrait que, ainsi que cela a lieu pour certaines opérations chimiques, la lumière diffuse fût plus favorable à l'action des fluides dont se sert l'Esprit. La physique spirituelle est encore dans l'enfance.
Variétés
La date du 1er mai 1864 marquera dans
les annales du Spiritisme, comme celle du 9 octobre 1862 ; elle
rappellera la décision de la sacrée congrégation de l'Index concernant
nos ouvrages sur le Spiritisme. Si une chose a étonné les Spirites,
c'est que cette décision n'ait pas été prise plus tôt. Du reste, il n'y a
qu'une opinion sur les bons effets qu'elle doit produire, et qui sont
déjà confirmés par les renseignements qui nous arrivent de tous les
côtés. A cette nouvelle, la plupart des libraires se sont empressés de
mettre ces ouvrages plus en évidence. Quelques-uns, plus timorés,
croyant à une défense de les vendre, les ont retirés de l'étalage, mais
ne les vendaient pas moins par-dessous main. On les a rassurés en leur
faisant observer que la loi organique porte que : « Aucune bulle, bref,
décret, mandat, provision, signature servant de provision, ni autres
expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que des particuliers,
ne pourront être reçus, publiés, imprimés ni autrement mis à exécution
sans l'autorisation du gouvernement. »
Quant à nous, cette mesure, qui est une de celles que nous attendions, est un indice que nous mettrons à profit, et qui nous servira de guide pour nos travaux ultérieurs.
Quant à nous, cette mesure, qui est une de celles que nous attendions, est un indice que nous mettrons à profit, et qui nous servira de guide pour nos travaux ultérieurs.
Le Spiritisme compte de nombreux représentants dans l'armée, parmi les
officiers de tous grades, qui en constatent la bienfaisante influence
sur eux-mêmes et sur leurs inférieurs. Dans quelques régiments,
cependant, il trouve parmi les chefs supérieurs, non des négateurs, mais
des adversaires déclarés qui interdisent formellement à leurs
subordonnés de s'en occuper. Nous connaissons un officier qui a été rayé
du tableau des proposés pour la Légion d'honneur, et d'autres qui ont
été mis aux arrêts forcés, pour cause de Spiritisme. Nous leur avons
conseillé de se soumettre sans murmure à la discipline hiérarchique, et
d'attendre patiemment un temps meilleur qui ne peut tarder, parce qu'il
sera amené par la force de l'opinion. Nous les avons même engagés à
s'abstenir de toute manifestation spirite extérieure, s'il le faut
absolument, parce que nulle contrainte ne peut être exercée sur leur
croyance intime, ni leur enlever les consolations et les encouragements
qu'ils y puisent. Ces petites persécutions sont des épreuves pour leur
foi, et servent le Spiritisme au lieu de lui nuire. Ils doivent
s'estimer heureux de souffrir un peu pour une cause qui leur est chère.
Ne sont-ils pas fiers de laisser un membre sur le champ de bataille pour
la patrie terrestre ? Qu'est-ce donc que quelques ennuis et quelques
désagréments supportés pour la patrie éternelle et la cause de
l'humanité ?
Le dimanche 3 avril 1864 a été un jour
de grande fête pour la commune de Cempuis, près Grandvilliers (Oise).
Plusieurs milliers de personnes s'y trouvaient réunies pour une
touchante cérémonie qui laissera d'ineffables souvenirs dans le cœur de
tous ceux qui en ont été témoins. Notre collègue, M. Prévost, membre de
la Société spirite de Paris, fondateur de la maison de retraite de
Cempuis, et des sociétés de secours mutuels de l'arrondissement, en a
été le modeste héros. Un immense cortège, précédé de la musique de
Grandvilliers, l'a conduit à la mairie, où il a reçu des mains de
l'autorité départementale la médaille d'honneur que lui a méritée son
noble dévouement à la cause de l'humanité souffrante. Dans le discours
prononcé à cette occasion par le délégué de la préfecture, nous
remarquons le passage suivant :
« Si dans cette revue sommaire je suis parvenu, messieurs, à faire à chacun la part méritée qui lui revient dans la consécration de cette grande journée, qu'il me soit permis de m'en réjouir avec vous, comme de l'exécution d'un devoir qui m'était bien cher à tous les titres.
C'est donc avec une indicible joie et un légitime orgueil que tous verront sur la noble poitrine de M. Prévost ce signe honorifique que l'Empereur a voulu y voir attacher en son nom, en attendant, n'en doutons pas, que l'étoile de l'honneur y vienne briller de son plus vif éclat.
Avant de terminer cette belle cérémonie, à laquelle la jeunesse est à bon droit impatiente de faire succéder sa joyeuse animation, faisons remonter notre allégresse et notre gratitude, jusqu'à son auteur auguste, l'Empereur, ainsi qu'à son fidèle interprète, M. le préfet de l'Oise. »
La Société spirite de Paris est fière aussi de l'honneur rendu à l'un de ses membres hautement avoués. (Voir, pour les détails sur la maison de retraite de Cempuis, la Revue spirite d'octobre 1863, p. 303.)
« Si dans cette revue sommaire je suis parvenu, messieurs, à faire à chacun la part méritée qui lui revient dans la consécration de cette grande journée, qu'il me soit permis de m'en réjouir avec vous, comme de l'exécution d'un devoir qui m'était bien cher à tous les titres.
C'est donc avec une indicible joie et un légitime orgueil que tous verront sur la noble poitrine de M. Prévost ce signe honorifique que l'Empereur a voulu y voir attacher en son nom, en attendant, n'en doutons pas, que l'étoile de l'honneur y vienne briller de son plus vif éclat.
Avant de terminer cette belle cérémonie, à laquelle la jeunesse est à bon droit impatiente de faire succéder sa joyeuse animation, faisons remonter notre allégresse et notre gratitude, jusqu'à son auteur auguste, l'Empereur, ainsi qu'à son fidèle interprète, M. le préfet de l'Oise. »
La Société spirite de Paris est fière aussi de l'honneur rendu à l'un de ses membres hautement avoués. (Voir, pour les détails sur la maison de retraite de Cempuis, la Revue spirite d'octobre 1863, p. 303.)