Dissertation de Lamennais (Méd. M. A. Didier.)Il y a un phénomène bien étrange dans l'homme, c'est ce que j'appellerai
le phénomène des contrastes ; nous parlons avant tout des natures
d'élite ; voici le fait : Vous rencontrez dans le monde des esprits dont
les oeuvres puissantes contrastent étrangement avec la vie privée et
les habitudes de leurs auteurs. M. de Buffon a dit : Le style, c'est
l'homme ; malheureusement, ce grand seigneur du style et de l'élégance a
trop vu tous les auteurs par lui-même. Ce qui pouvait parfaitement
s'appliquer à lui est loin d'être applicable à tous les autres
écrivains. Nous prendrons ici le mot style dans le sens le plus étendu
et dans sa plus large acception. Le style, selon nous, sera la manière
grande, la forme la plus pure par laquelle l'homme rendra ses idées.
Tout le génie humain est donc ici devant nous, et nous contemplons d'un
coup d'œil toutes les œuvres de l'intelligence humaine : poésie dans
l'art, dans la littérature et dans la science. Loin de dire comme Buffon
: Le style, c'est l'homme, nous dirons, peut-être d'une manière moins
concise, moins formulée, que l'homme, par sa nature changeante, diffuse,
contrariante et révoltée, écrit souvent contrairement à sa nature
première, à ses primitives inspirations, je dirai même plus, à ses
croyances.
Souvent, en lisant les œuvres de plus d'un grand
génie d'un siècle ou d'un autre, nous nous disons : Quelle pureté !
quelle sensibilité ! quelle croyance profonde au progrès ! quelle
grandeur ! Puis on apprend que l'auteur, loin d'être l'auteur moral de
ses œuvres, n'en est que l'auteur matériel, imbu de préjugés et d'idées
préconçues. Il y a là un grand phénomène, non seulement humain, mais
spirite.
Très souvent donc l'homme ne se reflète pas dans ses
œuvres ; nous dirons aussi combien de poètes usés, abrutis ; combien
d'artistes désillusionnés sentent tout à coup une étincelle divine
illuminer parfois leur intelligence ! Ah ! c'est qu'ici l'homme écoute
autre chose que lui-même ; il écoute ce que le prophète Isaïe appelait
le petit souffle, et que nous, nous appelons les Esprits. Oui, ils
sentent en eux cette voix sacrée, mais oubliant Dieu et sa lumière, ils
se l'attribuent à eux-mêmes ; ils reçoivent la grâce dans l'art comme
d'autres la reçoivent dans la foi, et elle touche quelquefois ceux qui
prétendent la renier.
Lamennais.