Vous êtes ici:
Revue spirite — Journal d'études psychologiques — 1858 > Septembre
Septembre
Il se passe dans la propagation du Spiritisme un phénomène digne de remarque. Il y a quelques années à peine que, ressuscité des croyances antiques, il a fait sa réapparition parmi nous, non plus comme jadis, à l'ombre des mystères, mais au grand jour et à la vue de tout le monde. Pour quelques-uns il a été l'objet d'une curiosité passagère, un amusement que l'on quitte comme un jouet pour en prendre un autre ; chez beaucoup il n'a rencontré que de l'indifférence ; chez le plus grand nombre l'incrédulité, malgré l'opinion des philosophes dont on invoque à chaque instant le nom comme autorité. Cela n'a rien de surprenant : Jésus lui-même a-t-il convaincu tout le peuple juif par ses miracles ? Sa bonté et la sublimité de sa doctrine lui ont-elles fait trouver grâce devant ses juges ? N'a-t-il pas été traité de fourbe et d'imposteur ? et si on ne lui a pas appliqué l'épithète de charlatan, c'est qu'on ne connaissait pas alors ce terme de notre civilisation moderne. Cependant des hommes sérieux ont vu dans les phénomènes qui se passent de nos jours autre chose qu'un objet de frivolité ; ils ont étudié, approfondi avec l'oeil de l'observateur consciencieux, et ils y ont trouvé la clef d'une foule de mystères jusqu'alors incompris ; cela a été pour eux un trait de lumière, et voilà que de ces faits est sortie toute une doctrine, toute une philosophie, nous pouvons dire toute une science, divergente d'abord selon le point de vue ou l'opinion personnelle de l'observateur, mais tendant peu à peu à l'unité de principe. Malgré l'opposition intéressée chez quelques-uns, systématique chez ceux qui croient que la lumière ne peut sortir que de leur cerveau, cette doctrine trouve de nombreux adhérents, parce qu'elle éclaire l'homme sur ses véritables intérêts présents et futurs, qu'elle répond à son aspiration vers l'avenir, rendu en quelque sorte palpable ; enfin parce qu'elle satisfait à la fois sa raison et ses espérances, et qu'elle dissipe des doutes qui dégénéraient en incrédulité absolue. Or, avec le Spiritisme, toutes les philosophies matérialistes ou panthéistes tombent d'elles-mêmes ; le doute n'est plus possible touchant la Divinité, l'existence de l'âme, son individualité, son immortalité ; son avenir nous apparaît comme la lumière du jour, et nous savons que cet avenir, qui laisse toujours une porte ouverte à l'espérance, dépend de notre volonté et des efforts que nous faisons pour le bien.
Tant qu'on n'a vu dans le Spiritisme que des phénomènes matériels, on ne s'y est intéressé que comme à un spectacle, parce qu'il s'adressait aux yeux ; mais du moment qu'il s'est élevé au rang de science morale, il a été pris au sérieux, parce qu'il a parlé au coeur et à l'intelligence, et que chacun y a trouvé la solution de ce qu'il cherchait vaguement en lui-même ; une confiance basée sur l'évidence a remplacé l'incertitude poignante ; du point de vue si élevé où il nous place, les choses d'ici-bas apparaissent si petites et si mesquines, que les vicissitudes de ce monde ne sont plus que des incidents passagers que l'on supporte avec patience et résignation ; la vie corporelle n'est qu'une courte halte dans la vie de l'âme ; ce n'est plus, pour nous servir de l'expression de notre savant et spirituel confrère M. Jobard, qu'une mauvaise auberge où il n'est pas besoin de défaire sa malle. Avec la doctrine spirite tout est défini, tout est clair, tout parle à la raison ; en un mot, tout s'explique, et ceux qui l'ont approfondie dans son essence y puisent une satisfaction intérieure à laquelle ils ne veulent plus renoncer. Voilà pourquoi elle a trouvé en si peu de temps de si nombreuses sympathies, et ces sympathies elle les recrute non point dans le cercle restreint d'une localité, mais dans le monde entier. Si les faits n'étaient là pour le prouver, nous en jugerions par notre Revue, qui n'a que quelques mois d'existence, et dont les abonnés, quoique ne se comptant pas encore par milliers, sont disséminés sur tous les points du globe. Outre ceux de Paris et des départements, nous en avons en Angleterre, en Ecosse, en Hollande, en Belgique, en Prusse, à Saint-Pétersbourg, Moscou, Naples, Florence, Milan, Gênes, Turin, Genève, Madrid, Shang-haï en Chine, Batavia, Cayenne, Mexico, au Canada, aux Etats-Unis, etc. Nous ne le disons point par forfanterie, mais comme un fait caractéristique. Pour qu'un journal nouveau-né, aussi spécial, soit dès aujourd'hui demandé dans des contrées si diverses et si éloignées, il faut que l'objet qu'il traite y trouve des partisans, autrement on ne le ferait pas venir par simple curiosité de plusieurs milliers de lieues, fût-il du meilleur écrivain. C'est donc par son objet qu'il intéresse et non par son obscur rédacteur ; aux yeux de ses lecteurs, son objet est donc sérieux. Il demeure ainsi évident que le Spiritisme a des racines dans toutes les parties du monde, et, à ce point de vue, vingt abonnés répartis en vingt pays différents prouveraient plus que cent concentrés dans une seule localité, parce qu'on ne pourrait supposer que c'est l'oeuvre d'une coterie.
La manière dont s'est propagé le Spiritisme jusqu'à ce jour ne mérite pas une attention moins sérieuse. Si la presse eût fait retentir sa voix en sa faveur, si elle l'eût prôné, en un mot, si le monde en avait eu les oreilles rebattues, on pourrait dire qu'il s'est propagé comme toutes les choses qui trouvent du débit à la faveur d'une réputation factice, et dont on veut essayer, ne fût-ce que par curiosité. Mais rien de cela n'a eu lieu : la presse, en général, ne lui a prêté volontairement aucun appui ; elle l'a dédaigné, ou si, à de rares intervalles, elle en a parlé, c'était pour le tourner en ridicule et envoyer les adeptes aux Petites-Maisons, chose peu encourageante pour ceux qui auraient eu la velléité de s'initier. A peine M. Home lui-même a-t-il eu les honneurs de quelques mentions semi-sérieuses, tandis que les événements les plus vulgaires y trouvent une large place. Il est d'ailleurs aisé devoir, au langage des adversaires, que ceux-ci en parlent comme les aveugles des couleurs, sans connaissance de cause, sans examen sérieux et approfondi, et uniquement sur une première impression ; aussi leurs arguments se bornent-ils à une négation pure et simple, car nous n'honorons pas du nom d'arguments les quolibets facétieux ; des plaisanteries, quelque spirituelles qu'elles soient, ne sont pas des raisons. Il ne faut pourtant pas accuser d'indifférence ou de mauvais vouloir tout le personnel de la presse. Individuellement le Spiritisme y compte des partisans sincères, et nous en connaissons plus d'un parmi les hommes de lettres les plus distingués. Pourquoi donc gardent-ils le silence ? C'est qu'à côté de la question de croyance il y a celle de la personnalité, toute-puissante dans ce siècle-ci. La croyance, chez eux comme chez beaucoup d'autres, est concentrée et non expansive ; ils sont, en outre, obligés de suivre les errements de leur journal, et tel journaliste craint de perdre des abonnés en arborant franchement un drapeau dont la couleur pourrait déplaire à quelques-uns d'entre eux. Cet état de choses durera-t-il ? Non ; bientôt il en sera du Spiritisme comme du magnétisme dont jadis on ne parlait qu'à voix basse, et qu'on ne craint plus d'avouer aujourd'hui. Aucune idée nouvelle, quelque belle et juste qu'elle soit, ne s'implante instantanément dans l'esprit des masses, et celle qui ne rencontrerait pas d'opposition serait un phénomène tout à fait insolite. Pourquoi le Spiritisme ferait-il exception à la règle commune ? Il faut aux idées, comme aux fruits, le temps de mûrir ; mais la légèreté humaine fait qu'on les juge avant leur maturité, ou sans se donner la peine d'en sonder les qualités intimes. Ceci nous rappelle la spirituelle fable de la Jeune Guenon, le Singe et la Noix. Cette jeune guenon, comme on le sait, cueille une noix dans sa coque verte ; elle y porte la dent, fait la grimace et la rejette en s'étonnant qu'on trouve bonne une chose si amère : mais un vieux singe, moins superficiel, et sans doute profond penseur dans son espèce, ramasse la noix, la casse, l'épluche, la mange, et la trouve délicieuse, ce qu'il accompagne d'une belle morale à l'adresse de tous les gens qui jugent les choses nouvelles à l'écorce.
Le Spiritisme a donc dû marcher sans l'appui d'aucun secours étranger, et voilà qu'en cinq ou six ans il se vulgarise avec une rapidité qui tient du prodige. Où a-t-il puisé cette force, si ce n'est en lui-même ? Il faut donc qu'il y ait dans son principe quelque chose de bien puissant pour s'être ainsi propagé sans les moyens surexcitants de la publicité. C'est que, comme nous l'avons dit plus haut, quiconque se donne la peine de l'approfondir y trouve ce qu'il cherchait, ce que sa raison lui faisait entrevoir, une vérité consolante, et, en fin de compte, y puise l'espérance et une véritable jouissance. Aussi les convictions acquises sont-elles sérieuses et durables ; ce ne sont point de ces opinions légères qu'un souffle fait naître et qu'un autre souffle efface. Quelqu'un nous disait dernièrement : « Je trouve dans le Spiritisme une si suave espérance, j'y puise de si douces et si grandes consolations, que toute pensée contraire me rendrait bien malheureux, et je sens que mon meilleur ami me deviendrait odieux s'il tentait de m'arracher à cette croyance. » Lorsqu'une idée n'a pas de racines, elle peut jeter un éclat passager, comme ces fleurs que l'on fait pousser par force ; mais bientôt, faute de soutien, elle meurt et on n'en parle plus. Celles, au contraire, qui ont une base sérieuse, grandissent et persistent : elles finissent par s'identifier tellement aux habitudes qu'on s'étonne plus tard d'avoir jamais pu s'en passer.
Si le Spiritisme n'a pas été secondé par la presse d'Europe, il n'en est pas de même, dira-t-on, de celle d'Amérique. Cela est vrai jusqu'à un certain point. Il y a en Amérique, comme partout ailleurs, la presse générale et la presse spéciale. La première s'en est sans doute beaucoup plus occupée que parmi nous, quoique moins qu'on ne le pense ; elle a d'ailleurs aussi ses organes hostiles. La presse spéciale compte, aux Etats-Unis seuls, dix-huit journaux spirites, dont dix hebdomadaires et plusieurs de grand format. On voit que nous sommes encore bien en arrière sous ce rapport ; mais là, comme ici, les journaux spéciaux s'adressent aux gens spéciaux ; il est évident qu'une gazette médicale, par exemple, ne sera recherchée de préférence ni par des architectes, ni par des hommes de loi ; de même un journal spirite n'est lu, à peu d'exceptions près, que par les partisans du Spiritisme. Le grand nombre de journaux américains qui traitent cette matière prouve une chose, c'est qu'ils ont assez de lecteurs pour les alimenter. Ils ont beaucoup fait, sans doute, mais leur influence est, en général, purement locale ; la plupart sont inconnus du public européen, et les nôtres ne leur ont fait que de bien rares emprunts. En disant que le Spiritisme s'est propagé sans l'appui de la presse, nous avons entendu parler de la presse générale, qui s'adresse à tout le monde, de celle dont la voix frappe chaque jour des millions d'oreilles, qui pénètre dans les retraites les plus obscures ; de celle avec laquelle l'anachorète, au fond de son désert, peut être au courant de ce qui se passe aussi bien que le citadin, de celle enfin qui sème les idées à pleines mains. Quel est le journal spirite qui peut se flatter de faire ainsi retentir les échos du monde ? Il parle aux gens convaincus ; il n'appelle pas l'attention des indifférents. Nous sommes donc dans le vrai en disant que le Spiritisme a été livré à ses propres forces ; si par lui-même il a fait de si grands pas, que sera-ce quand il pourra disposer du puissant levier de la grande publicité ! En attendant ce moment il plante partout des jalons ; partout ses rameaux trouveront des points d'appui ; partout enfin il trouvera des voix dont l'autorité imposera silence à ses détracteurs.
La qualité des adeptes du Spiritisme mérite une attention particulière. Se recrute-t-il dans les rangs inférieurs de la société, parmi les gens illettrés ? Non ; ceux-là, s'en occupent peu ou point ; c'est à peine s'ils en ont entendu parler. Les tables tournantes même y ont trouvé peu de praticiens. Jusqu'à présent ses prosélytes sont dans les premiers rangs de la société, parmi les gens éclairés, les hommes de savoir et de raisonnement ; et, chose remarquable, les médecins qui ont fait pendant si longtemps une guerre acharnée au magnétisme, se rallient sans peine à cette doctrine ; nous en comptons un grand nombre, tant en France qu'à l'étranger, parmi nos abonnés, au nombre desquels se trouvent aussi en grande majorité des hommes supérieurs à tous égards, des notabilités scientifiques et littéraires, de hauts dignitaires, des fonctionnaires publics, des officiers généraux, des négociants, des ecclésiastiques, des magistrats, etc., tous gens trop sérieux pour prendre à titre de passe-temps un journal qui, comme le nôtre, ne se pique pas d'être amusant, et encore moins s'ils croyaient n'y trouver que des rêveries. La Société parisienne des Etudes spirites n'est pas une preuve moins évidente de cette vérité, par le choix des personnes qu'elle réunit ; ses séances sont suivies avec un intérêt soutenu, une attention religieuse, nous pouvons même dire avec avidité, et pourtant on ne s'y occupe que d'études graves, sérieuses, souvent très abstraites, et non d'expériences propres à exciter la curiosité. Nous parlons de ce qui se passe sous nos yeux, mais nous pouvons en dire autant de tous les centres où l'on s'occupe de Spiritisme au même point de vue, car presque partout (comme les Esprits l'avaient annoncé) la période de curiosité touche à son déclin. Ces phénomènes nous font pénétrer dans un ordre de choses si grand, si sublime, qu'auprès de ces graves questions un meuble qui tourne ou qui frappe est un joujou d'enfant : c'est l'a b c de la science.
On sait d'ailleurs à quoi s'en tenir maintenant sur la qualité des Esprits frappeurs, et, en général, de ceux qui produisent des effets matériels. Ils ont justement été nommés les saltimbanques du monde spirite ; c'est pourquoi on s'y attache moins qu'à ceux qui peuvent nous éclairer.
On peut assigner à la propagation du Spiritisme quatre phases ou périodes distinctes :
1° Celle de la curiosité, dans laquelle les Esprits frappeurs ont joué le principal rôle pour appeler l'attention et préparer les voies.
2° Celle de l'observation, dans laquelle nous entrons et qu'on peut aussi appeler la période philosophique. Le Spiritisme est approfondi et s'épure ; il tend à l'unité de doctrine et se constitue en science.
Viendront ensuite :
3° La période de l'admission, où le Spiritisme prendra un rang officiel parmi les croyances universellement reconnues.
4° La période d'influence sur l'ordre social. C'est alors que l'humanité, sous l'influence de ces idées, entrera dans une nouvelle voie morale. Cette influence, dès aujourd'hui, est individuelle ; plus lard, elle agira sur les masses pour le bien général.
Ainsi, d'un côté voilà une croyance qui se répand dans le monde entier d'elle-même et de proche en proche, et sans aucun des moyens usuels de propagande forcée ; de l'autre cette même croyance qui prend racine, non dans les bas-fonds de la société, mais dans sa partie la plus éclairée. N'y a-t-il pas dans ce double fait quelque chose de bien caractéristique et qui doit donner à réfléchir à tous ceux qui traitent encore le Spiritisme de rêve creux ? A l'encontre de beaucoup d'autres idées qui partent d'en bas, informes ou dénaturées, et ne pénètrent qu'à la longue dans les rangs supérieurs, où elles s'épurent, le Spiritisme part d'en haut, et n'arrivera aux masses que dégagé des idées fausses inséparables des choses nouvelles.
Il faut cependant en convenir, il n'y a encore chez beaucoup d'adeptes qn'une croyance latente ; la peur du ridicule chez les uns, chez d'autres la crainte de froisser à leur préjudice certaines susceptibilités, les empêchent d'afficher hautement lents opinions ; cela est puéril, sans doute, et pourtant nous le comprenons ; on ne peut demander à certains hommes ce que la nature ne leur a pas donné : le courage de braver le Qu'en dira-t-on ; mais quand le Spiritisme sera dans toutes les bouches, et ce temps n'est pas loin, ce courage viendra aux plus timides. Un changement notable s'est déjà opéré sous ce rapport depuis quelque temps ; on en parle plus ouvertement ; on se risque, et cela fait ouvrir les yeux aux antagonistes mêmes, qui se demandent s'il est prudent, dans l'intérêt de leur propre réputation, de battre en brèche une croyance qui, bon gré, mai gré, s'infiltre partout et trouve ses appuis au faîte de la société. Aussi l'épithète de fous, si largement prodiguée aux adeptes, commence à devenir ridicule ; c'est un lieu commun qui s'use et tourne au trivial, car bientôt les fous seront plus nombreux que les gens sensés, et déjà plus d'un critique s'est rangé de leur côté ; c'est, du reste, l'accomplissement de ce qu'ont annoncé les Esprits en disant que : les plus grands adversaires du Spiritisme en deviendront les plus chauds partisans et les plus ardents propagateurs.
Tant qu'on n'a vu dans le Spiritisme que des phénomènes matériels, on ne s'y est intéressé que comme à un spectacle, parce qu'il s'adressait aux yeux ; mais du moment qu'il s'est élevé au rang de science morale, il a été pris au sérieux, parce qu'il a parlé au coeur et à l'intelligence, et que chacun y a trouvé la solution de ce qu'il cherchait vaguement en lui-même ; une confiance basée sur l'évidence a remplacé l'incertitude poignante ; du point de vue si élevé où il nous place, les choses d'ici-bas apparaissent si petites et si mesquines, que les vicissitudes de ce monde ne sont plus que des incidents passagers que l'on supporte avec patience et résignation ; la vie corporelle n'est qu'une courte halte dans la vie de l'âme ; ce n'est plus, pour nous servir de l'expression de notre savant et spirituel confrère M. Jobard, qu'une mauvaise auberge où il n'est pas besoin de défaire sa malle. Avec la doctrine spirite tout est défini, tout est clair, tout parle à la raison ; en un mot, tout s'explique, et ceux qui l'ont approfondie dans son essence y puisent une satisfaction intérieure à laquelle ils ne veulent plus renoncer. Voilà pourquoi elle a trouvé en si peu de temps de si nombreuses sympathies, et ces sympathies elle les recrute non point dans le cercle restreint d'une localité, mais dans le monde entier. Si les faits n'étaient là pour le prouver, nous en jugerions par notre Revue, qui n'a que quelques mois d'existence, et dont les abonnés, quoique ne se comptant pas encore par milliers, sont disséminés sur tous les points du globe. Outre ceux de Paris et des départements, nous en avons en Angleterre, en Ecosse, en Hollande, en Belgique, en Prusse, à Saint-Pétersbourg, Moscou, Naples, Florence, Milan, Gênes, Turin, Genève, Madrid, Shang-haï en Chine, Batavia, Cayenne, Mexico, au Canada, aux Etats-Unis, etc. Nous ne le disons point par forfanterie, mais comme un fait caractéristique. Pour qu'un journal nouveau-né, aussi spécial, soit dès aujourd'hui demandé dans des contrées si diverses et si éloignées, il faut que l'objet qu'il traite y trouve des partisans, autrement on ne le ferait pas venir par simple curiosité de plusieurs milliers de lieues, fût-il du meilleur écrivain. C'est donc par son objet qu'il intéresse et non par son obscur rédacteur ; aux yeux de ses lecteurs, son objet est donc sérieux. Il demeure ainsi évident que le Spiritisme a des racines dans toutes les parties du monde, et, à ce point de vue, vingt abonnés répartis en vingt pays différents prouveraient plus que cent concentrés dans une seule localité, parce qu'on ne pourrait supposer que c'est l'oeuvre d'une coterie.
La manière dont s'est propagé le Spiritisme jusqu'à ce jour ne mérite pas une attention moins sérieuse. Si la presse eût fait retentir sa voix en sa faveur, si elle l'eût prôné, en un mot, si le monde en avait eu les oreilles rebattues, on pourrait dire qu'il s'est propagé comme toutes les choses qui trouvent du débit à la faveur d'une réputation factice, et dont on veut essayer, ne fût-ce que par curiosité. Mais rien de cela n'a eu lieu : la presse, en général, ne lui a prêté volontairement aucun appui ; elle l'a dédaigné, ou si, à de rares intervalles, elle en a parlé, c'était pour le tourner en ridicule et envoyer les adeptes aux Petites-Maisons, chose peu encourageante pour ceux qui auraient eu la velléité de s'initier. A peine M. Home lui-même a-t-il eu les honneurs de quelques mentions semi-sérieuses, tandis que les événements les plus vulgaires y trouvent une large place. Il est d'ailleurs aisé devoir, au langage des adversaires, que ceux-ci en parlent comme les aveugles des couleurs, sans connaissance de cause, sans examen sérieux et approfondi, et uniquement sur une première impression ; aussi leurs arguments se bornent-ils à une négation pure et simple, car nous n'honorons pas du nom d'arguments les quolibets facétieux ; des plaisanteries, quelque spirituelles qu'elles soient, ne sont pas des raisons. Il ne faut pourtant pas accuser d'indifférence ou de mauvais vouloir tout le personnel de la presse. Individuellement le Spiritisme y compte des partisans sincères, et nous en connaissons plus d'un parmi les hommes de lettres les plus distingués. Pourquoi donc gardent-ils le silence ? C'est qu'à côté de la question de croyance il y a celle de la personnalité, toute-puissante dans ce siècle-ci. La croyance, chez eux comme chez beaucoup d'autres, est concentrée et non expansive ; ils sont, en outre, obligés de suivre les errements de leur journal, et tel journaliste craint de perdre des abonnés en arborant franchement un drapeau dont la couleur pourrait déplaire à quelques-uns d'entre eux. Cet état de choses durera-t-il ? Non ; bientôt il en sera du Spiritisme comme du magnétisme dont jadis on ne parlait qu'à voix basse, et qu'on ne craint plus d'avouer aujourd'hui. Aucune idée nouvelle, quelque belle et juste qu'elle soit, ne s'implante instantanément dans l'esprit des masses, et celle qui ne rencontrerait pas d'opposition serait un phénomène tout à fait insolite. Pourquoi le Spiritisme ferait-il exception à la règle commune ? Il faut aux idées, comme aux fruits, le temps de mûrir ; mais la légèreté humaine fait qu'on les juge avant leur maturité, ou sans se donner la peine d'en sonder les qualités intimes. Ceci nous rappelle la spirituelle fable de la Jeune Guenon, le Singe et la Noix. Cette jeune guenon, comme on le sait, cueille une noix dans sa coque verte ; elle y porte la dent, fait la grimace et la rejette en s'étonnant qu'on trouve bonne une chose si amère : mais un vieux singe, moins superficiel, et sans doute profond penseur dans son espèce, ramasse la noix, la casse, l'épluche, la mange, et la trouve délicieuse, ce qu'il accompagne d'une belle morale à l'adresse de tous les gens qui jugent les choses nouvelles à l'écorce.
Le Spiritisme a donc dû marcher sans l'appui d'aucun secours étranger, et voilà qu'en cinq ou six ans il se vulgarise avec une rapidité qui tient du prodige. Où a-t-il puisé cette force, si ce n'est en lui-même ? Il faut donc qu'il y ait dans son principe quelque chose de bien puissant pour s'être ainsi propagé sans les moyens surexcitants de la publicité. C'est que, comme nous l'avons dit plus haut, quiconque se donne la peine de l'approfondir y trouve ce qu'il cherchait, ce que sa raison lui faisait entrevoir, une vérité consolante, et, en fin de compte, y puise l'espérance et une véritable jouissance. Aussi les convictions acquises sont-elles sérieuses et durables ; ce ne sont point de ces opinions légères qu'un souffle fait naître et qu'un autre souffle efface. Quelqu'un nous disait dernièrement : « Je trouve dans le Spiritisme une si suave espérance, j'y puise de si douces et si grandes consolations, que toute pensée contraire me rendrait bien malheureux, et je sens que mon meilleur ami me deviendrait odieux s'il tentait de m'arracher à cette croyance. » Lorsqu'une idée n'a pas de racines, elle peut jeter un éclat passager, comme ces fleurs que l'on fait pousser par force ; mais bientôt, faute de soutien, elle meurt et on n'en parle plus. Celles, au contraire, qui ont une base sérieuse, grandissent et persistent : elles finissent par s'identifier tellement aux habitudes qu'on s'étonne plus tard d'avoir jamais pu s'en passer.
Si le Spiritisme n'a pas été secondé par la presse d'Europe, il n'en est pas de même, dira-t-on, de celle d'Amérique. Cela est vrai jusqu'à un certain point. Il y a en Amérique, comme partout ailleurs, la presse générale et la presse spéciale. La première s'en est sans doute beaucoup plus occupée que parmi nous, quoique moins qu'on ne le pense ; elle a d'ailleurs aussi ses organes hostiles. La presse spéciale compte, aux Etats-Unis seuls, dix-huit journaux spirites, dont dix hebdomadaires et plusieurs de grand format. On voit que nous sommes encore bien en arrière sous ce rapport ; mais là, comme ici, les journaux spéciaux s'adressent aux gens spéciaux ; il est évident qu'une gazette médicale, par exemple, ne sera recherchée de préférence ni par des architectes, ni par des hommes de loi ; de même un journal spirite n'est lu, à peu d'exceptions près, que par les partisans du Spiritisme. Le grand nombre de journaux américains qui traitent cette matière prouve une chose, c'est qu'ils ont assez de lecteurs pour les alimenter. Ils ont beaucoup fait, sans doute, mais leur influence est, en général, purement locale ; la plupart sont inconnus du public européen, et les nôtres ne leur ont fait que de bien rares emprunts. En disant que le Spiritisme s'est propagé sans l'appui de la presse, nous avons entendu parler de la presse générale, qui s'adresse à tout le monde, de celle dont la voix frappe chaque jour des millions d'oreilles, qui pénètre dans les retraites les plus obscures ; de celle avec laquelle l'anachorète, au fond de son désert, peut être au courant de ce qui se passe aussi bien que le citadin, de celle enfin qui sème les idées à pleines mains. Quel est le journal spirite qui peut se flatter de faire ainsi retentir les échos du monde ? Il parle aux gens convaincus ; il n'appelle pas l'attention des indifférents. Nous sommes donc dans le vrai en disant que le Spiritisme a été livré à ses propres forces ; si par lui-même il a fait de si grands pas, que sera-ce quand il pourra disposer du puissant levier de la grande publicité ! En attendant ce moment il plante partout des jalons ; partout ses rameaux trouveront des points d'appui ; partout enfin il trouvera des voix dont l'autorité imposera silence à ses détracteurs.
La qualité des adeptes du Spiritisme mérite une attention particulière. Se recrute-t-il dans les rangs inférieurs de la société, parmi les gens illettrés ? Non ; ceux-là, s'en occupent peu ou point ; c'est à peine s'ils en ont entendu parler. Les tables tournantes même y ont trouvé peu de praticiens. Jusqu'à présent ses prosélytes sont dans les premiers rangs de la société, parmi les gens éclairés, les hommes de savoir et de raisonnement ; et, chose remarquable, les médecins qui ont fait pendant si longtemps une guerre acharnée au magnétisme, se rallient sans peine à cette doctrine ; nous en comptons un grand nombre, tant en France qu'à l'étranger, parmi nos abonnés, au nombre desquels se trouvent aussi en grande majorité des hommes supérieurs à tous égards, des notabilités scientifiques et littéraires, de hauts dignitaires, des fonctionnaires publics, des officiers généraux, des négociants, des ecclésiastiques, des magistrats, etc., tous gens trop sérieux pour prendre à titre de passe-temps un journal qui, comme le nôtre, ne se pique pas d'être amusant, et encore moins s'ils croyaient n'y trouver que des rêveries. La Société parisienne des Etudes spirites n'est pas une preuve moins évidente de cette vérité, par le choix des personnes qu'elle réunit ; ses séances sont suivies avec un intérêt soutenu, une attention religieuse, nous pouvons même dire avec avidité, et pourtant on ne s'y occupe que d'études graves, sérieuses, souvent très abstraites, et non d'expériences propres à exciter la curiosité. Nous parlons de ce qui se passe sous nos yeux, mais nous pouvons en dire autant de tous les centres où l'on s'occupe de Spiritisme au même point de vue, car presque partout (comme les Esprits l'avaient annoncé) la période de curiosité touche à son déclin. Ces phénomènes nous font pénétrer dans un ordre de choses si grand, si sublime, qu'auprès de ces graves questions un meuble qui tourne ou qui frappe est un joujou d'enfant : c'est l'a b c de la science.
On sait d'ailleurs à quoi s'en tenir maintenant sur la qualité des Esprits frappeurs, et, en général, de ceux qui produisent des effets matériels. Ils ont justement été nommés les saltimbanques du monde spirite ; c'est pourquoi on s'y attache moins qu'à ceux qui peuvent nous éclairer.
On peut assigner à la propagation du Spiritisme quatre phases ou périodes distinctes :
1° Celle de la curiosité, dans laquelle les Esprits frappeurs ont joué le principal rôle pour appeler l'attention et préparer les voies.
2° Celle de l'observation, dans laquelle nous entrons et qu'on peut aussi appeler la période philosophique. Le Spiritisme est approfondi et s'épure ; il tend à l'unité de doctrine et se constitue en science.
Viendront ensuite :
3° La période de l'admission, où le Spiritisme prendra un rang officiel parmi les croyances universellement reconnues.
4° La période d'influence sur l'ordre social. C'est alors que l'humanité, sous l'influence de ces idées, entrera dans une nouvelle voie morale. Cette influence, dès aujourd'hui, est individuelle ; plus lard, elle agira sur les masses pour le bien général.
Ainsi, d'un côté voilà une croyance qui se répand dans le monde entier d'elle-même et de proche en proche, et sans aucun des moyens usuels de propagande forcée ; de l'autre cette même croyance qui prend racine, non dans les bas-fonds de la société, mais dans sa partie la plus éclairée. N'y a-t-il pas dans ce double fait quelque chose de bien caractéristique et qui doit donner à réfléchir à tous ceux qui traitent encore le Spiritisme de rêve creux ? A l'encontre de beaucoup d'autres idées qui partent d'en bas, informes ou dénaturées, et ne pénètrent qu'à la longue dans les rangs supérieurs, où elles s'épurent, le Spiritisme part d'en haut, et n'arrivera aux masses que dégagé des idées fausses inséparables des choses nouvelles.
Il faut cependant en convenir, il n'y a encore chez beaucoup d'adeptes qn'une croyance latente ; la peur du ridicule chez les uns, chez d'autres la crainte de froisser à leur préjudice certaines susceptibilités, les empêchent d'afficher hautement lents opinions ; cela est puéril, sans doute, et pourtant nous le comprenons ; on ne peut demander à certains hommes ce que la nature ne leur a pas donné : le courage de braver le Qu'en dira-t-on ; mais quand le Spiritisme sera dans toutes les bouches, et ce temps n'est pas loin, ce courage viendra aux plus timides. Un changement notable s'est déjà opéré sous ce rapport depuis quelque temps ; on en parle plus ouvertement ; on se risque, et cela fait ouvrir les yeux aux antagonistes mêmes, qui se demandent s'il est prudent, dans l'intérêt de leur propre réputation, de battre en brèche une croyance qui, bon gré, mai gré, s'infiltre partout et trouve ses appuis au faîte de la société. Aussi l'épithète de fous, si largement prodiguée aux adeptes, commence à devenir ridicule ; c'est un lieu commun qui s'use et tourne au trivial, car bientôt les fous seront plus nombreux que les gens sensés, et déjà plus d'un critique s'est rangé de leur côté ; c'est, du reste, l'accomplissement de ce qu'ont annoncé les Esprits en disant que : les plus grands adversaires du Spiritisme en deviendront les plus chauds partisans et les plus ardents propagateurs.
Nous avons vu, par les curieux documents celtiques que nous avons publiés dans notre numéro d'avril, la doctrine de la réincarnation professée par les druides, selon le principe de la marche ascendante de l'âme humaine à laquelle ils faisaient parcourir les divers degrés de notre échelle spirite. Tout le monde sait que l'idée de la réincarnation remonte à la plus haute antiquité, et que Pythagore lui-même l'a puisée chez les Indiens et les Egyptiens. Il n'est donc pas étonnant que Platon, Socrate et autres partageassent une opinion admise par les plus illustres philosophes du temps ; mais ce qui est plus remarquable peut-être, c'est de trouver, dès cette époque, le principe de la doctrine du choix des épreuves enseignée aujourd'hui par les Esprits, doctrine qui présuppose la réincarnation, sans laquelle elle n'aurait aucune raison d'être. Nous ne discuterons point aujourd'hui cette théorie, qui était si loin de notre pensée lorsque les Esprits nous l'ont révélée, qu'elle nous surprit étrangement, car, nous l'avouons en toute humilité, ce que Platon avait écrit sur ce sujet spécial, nous était alors totalement inconnu, preuve nouvelle, entre mille, que les communications qui nous ont été faites ne sont point le reflet de notre opinion personnelle. Quant à celle de Platon, nous constatons simplement l'idée principale, chacun pouvant aisément faire la part de la forme sous laquelle elle est présentée, et juger les points de contact qu'elle peut avoir, dans certains détails, avec notre théorie actuelle. Dans son allégorie du Fuseau de la Nécessité, il suppose un entretien entre Socrate et Glaucon, et prête au premier le discours suivant sur les révélations de l'Arménien Er, personnage fictif, selon toute probabilité, quoique quelques-uns le prennent pour Zoroastre.
On comprendra facilement que ce récit n'est qu'un cadre imaginé pour amener le développement de l'idée principale : l'immortalité de l'âme, la succession des existences, le choix de ces existences par l'effet du libre arbitre, enfin les conséquences heureuses ou malheureuses de ce choix, souvent imprudent, propositions qui se trouvent toutes dans le Livre des Esprits, et que viennent confirmer les faits nombreux cités dans cette Revue.
« Le récit que je vais vous rappeler, dit Socrate à Glaucon, est celui d'un homme de coeur, Er, l'Arménien, originaire de Pamphylie. Il avait été tué dans une bataille. Dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà défigurés de ceux qui étaient tombés avec lui, le sien fut trouvé sain et entier. On le porta chez lui pour faire ses funérailles, et le deuxième jour, lorsqu'il était sur le bûcher, il revécut et raconta ce qu'il avait vu dans l'autre vie.
« Aussitôt que son âme était sortie de son corps, il s'était mis en route avec une foule d'autres âmes et était arrivé en un lieu merveilleux, où se voyaient dans la terre deux ouvertures voisines l'une de l'autre, et deux autres ouvertures au ciel qui répondaient à celles-là. Entre ces deux régions étaient assis des juges. Dès qu'ils avaient prononcé une sentence, ils ordonnaient aux justes de prendre leur route à droite, par une des ouvertures du ciel, après leur avoir attaché par-devant un écriteau contenant le jugement rendu en leur faveur, et aux méchants de prendre leur route à gauche, dans les abîmes, ayant derrière le dos un semblable écrit, où étaient marquées toutes leurs actions. Lorsqu'il se présenta à son tour, les juges déclarèrent qu'il devait porter aux hommes la nouvelle de ce qui passait en cet autre monde, et lui ordonnèrent d'écouter et d'observer tout ce qui s'offrirait à lui.
« Il vit d'abord les âmes jugées disparaître, les unes montant au ciel, les autres descendant sous la terre par les deux ouvertures qui se répondaient : tandis que par la seconde ouverture de la terre il vit sortir des âmes couvertes de poussière et d'ordures, en même temps que par la seconde ouverture du ciel descendaient d'autres âmes pures et sans tache. Elles paraissaient toutes venir d'un long voyage et s'arrêter avec plaisir dans la prairie comme dans un lieu d'assemblée. Celles qui se connaissaient se saluaient les unes les autres et se demandaient des nouvelles de ce qui se passait aux lieux d'où elles venaient : le ciel et la terre. Ici, parmi les gémissements et les larmes, on rappelait tout ce qu'on avait souffert ou vu souffrir en voyageant sous terre ; là, on racontait les joies du ciel et le bonheur de contempler les merveilles divines.
« Il serait trop long de suivre le discours entier de l'Arménien, mais voici, en somme, ce qu'il disait. Chacune des âmes portait dix fois la peine des injustices qu'elle avait commises dans la vie. La durée de chaque punition était de cent ans, durée naturelle de la vie humaine, afin que le châtiment fût toujours décuple pour chaque crime. Ainsi, ceux qui ont fait périr en foule leurs semblables, trahi des villes, des armées, réduit leurs concitoyens en esclavage ou commis d'autres forfaits, étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux, au contraire, qui ont fait du bien autour d'eux, qui ont été justes et vertueux, recevaient, dans la même proportion, la récompense de leurs bonnes actions. Ce qu'il disait des enfants que la mort enlève peu de temps après leur naissance mérite moins d'être répété ; mais il assurait que l'impie, le fils dénaturé, l'homicide, étaient réservés à de plus cruelles peines, et l'homme religieux et le bon fils à de plus grandes félicités.
« Il avait été présent lorsqu'une âme avait demandé à une autre où était le grand Ardiée. Cet Ardiée avait été un tyran d'une ville de Pamphylie mille ans auparavant ; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, disait-on, plusieurs autres crimes énormes. « Il ne vient pas, avait répondu l'âme, et il ne viendra jamais ici. Nous avons tous été témoins, à son sujet, d'un affreux spectacle. Lorsque nous étions sur le point de sortir de l'abîme, après avoir accompli nos peines, nous vîmes Ardiée et un grand nombre d'autres, dont la plupart étaient des tyrans comme lui ou des êtres qui, dans une condition privée, avaient commis de grands crimes : ils faisaient pour monter de vains efforts, et toutes les fois que ces coupables, dont les crimes étaient sans remède ou n'avaient pas été suffisamment expiés, essayaient de sortir, l'abîme les repoussait en mugissant. Alors des personnages hideux, au corps enflammé, qui se trouvaient là, accoururent à ces gémissements. Ils emmenèrent d'abord de vive force un certain nombre de ces criminels ; quant à Ardiée et aux autres, ils leur lièrent les pieds, les mains et la tête, et, les ayant jetés à terre et écorchés à force de coups, ils les traînèrent hors de la route, à travers des ronces sanglantes, répétant aux ombres, à mesure qu'il en passait quelqu'une : « Voilà des tyrans et des homicides, nous les emportons pour les jeter dans le Tartare. » Cette âme ajoutait que, parmi tant d'objets terribles, rien ne leur causait plus d'effroi que le mugissement du gouffre, et que c'était une extrême joie pour elles d'en sortir en silence.
« Tels étaient à peu près les jugements des âmes, leurs châtiments et leurs récompenses.
« Après sept jours de repos dans cette prairie, les âmes durent en partir le huitième, et se remirent en route. Au bout de quatre jours de chemin elles aperçurent d'en haut, sur toute la surface du ciel et de la terre, une immense lumière, droite comme une colonne et semblable à l'iris, mais plus éclatante et plus pure. Un seul jour leur suffit pour l'atteindre, et elles virent alors, vers le milieu de cette muraille, l'extrémité des chaînes qui y rattachent les cieux. C'est là ce qui les soutient, c'est l'enveloppe du vaisseau du monde, c'est la vaste ceinture qui l'environne. Au sommet, était suspendu le Fuseau de la Nécessité, autour duquel se formaient toutes les circonférences[1].
« Autour du fuseau, et à des distances égales, siégeaient sur des trônes les trois Parques, filles de la Nécessité : Lachésis, Clotho et Atropos, vêtues de blanc et la tête couronnée d'une bandelette. Elles chantaient, en s'unissant au concert des Sirènes : Lachésis le passé, Clotho le présent, Atropos l'avenir. Clotho touchait par intervalles, de la main droite, l'extérieur du fuseau ; Atropos, de la main gauche, imprimait le mouvement aux cercles intérieurs, et Lachésis, de l'une et l'autre main, touchait tour à tour, tantôt le fuseau, tantôt les pesons intérieurs.
« Aussitôt que les âmes étaient arrivées, il leur avait fallu se présenter devant Lachésis. D'abord un hiérophante les avait fait ranger par ordre, l'une auprès de l'autre. Ensuite, ayant pris sur les genoux de Lachésis les sorts ou numéros dans l'ordre desquels chaque âme devait être appelée, ainsi que les diverses conditions humaines offertes à leur choix, il était monté sur une estrade et avait parlé ainsi : « Voici ce que dit la vierge Lachésis, fille de la Nécessité : Ames passagères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. On ne vous assignera pas votre génie, c'est vous qui le choisirez vous-mêmes. Celle que le sort appellera la première choisira, et son choix sera irrévocable. La vertu n'est à personne : elle s'attache à qui l'honore et abandonne qui la néglige. On est responsable de son choix, Dieu est innocent. » A ces mots, il avait répandu les numéros, et chaque âme ramassa celui qui tomba devant elle, excepté l'Arménien, à qui on ne le permit pas. Ensuite l'hiérophante étala sur terre, devant elles, des genres de vie de toute espèce, en beaucoup plus grand nombre qu'il n'y avait d'âmes assemblées. La variété en était infinie ; il s'y trouvait à la fois toutes les conditions des hommes ainsi que des animaux. Il y avait des tyrannies : les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres brusquement interrompues et finissant par la pauvreté, l'exil et l'abandon. L'illustration se montrait sous plusieurs faces : on pouvait choisir la beauté, l'art de plaire, les combats, la victoire ou la noblesse de race. Des états tout à fait obscurs par tous ces endroits, ou intermédiaires, des mélanges de richesse et de pauvreté, de santé et de maladie, étaient offerts au choix : il y avait aussi des conditions de femme de la même variété.
« C'est évidemment là, cher Glaucon, l'épreuve redoutable pour l'humanité. Que chacun de nous y songe, et qu'il laisse toutes les vaines études pour ne se livrer qu'à la science qui fait le sort de l'homme. Cherchons un maître qui nous apprenne à discerner la bonne et la mauvaise destinée, et à choisir tout le bien que le ciel nous abandonne. Examinons avec lui quelles situations humaines, séparées ou réunies, conduisent aux bonnes actions : si la beauté, par exemple, jointe à la pauvreté ou à la richesse, ou à telle disposition de l'âme, doit produire la vertu ou le vice ; de quel avantage peuvent être une naissance brillante ou commune, la vie privée ou publique, la force ou la faiblesse, l'instruction ou l'ignorance, enfin tout ce que l'homme reçoit de la nature et tout ce qu'il tient de lui-même. Eclairés par la conscience, décidons quel lot notre âme doit préférer. Oui, le pire des destins est celui qui la rendrait injuste, et le meilleur celui qui la formera sans cesse à la vertu : tout le reste n'est rien pour nous. Irions-nous oublier qu'il n'y a point de choix plus salutaire après la mort comme pendant la vie ! Ah ! que ce dogme sacré s'identifie pour jamais avec notre âme, afin qu'elle ne se laisse éblouir, là-bas, ni par les richesses ni par les autres maux de cette nature, et qu'elle ne s'expose point, en se jetant avec avidité sur la condition du tyran ou sur quelque autre semblable, à commettre un grand nombre de maux sans remède et à en souffrir encore de plus grands.
« Selon le rapport de notre messager, l'hiérophante avait dit : « Celui qui choisira le dernier, pourvu qu'il le fasse avec discernement, et qu'ensuite il soit conséquent dans sa conduite, peut se promettre une vie heureuse. Que celui qui choisira le premier se garde de trop de confiance, et que le dernier ne désespère point. » Alors, celui que le sort nommait le premier s'avança avec empressement et choisit la tyrannie la plus considérable ; emporté par son imprudence et son avidité, et sans regarder suffisamment à ce qu'il faisait, il ne vit point cette fatalité attachée à l'objet de son choix d'avoir un jour à manger la chair de ses propres enfants et bien d'autres crimes horribles. Mais quand il eut considéré le sort qu'il avait choisi, il gémit, se lamenta, et, oubliant les leçons de l'hiérophante, il finit par accuser de ses maux la fortune, les génies, tout, excepté lui-même[2]. Cette âme était du nombre de celles qui venaient du ciel : elle avait vécu précédemment dans un Etat bien gouverné et avait fait le bien par la force de l'habitude plutôt que par philosophie. Voilà pourquoi, parmi celles qui tombaient en de semblables mécomptes, les âmes venues du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, faute d'avoir été éprouvées par les souffrances. Au contraire, celles qui, ayant passé par le séjour souterrain, avaient souffert et vu souffrir, ne choisissaient pas ainsi à la hâte. De là, indépendamment du hasard des rangs pour être appelées à choisir, une sorte d'échange des biens et des maux pour la plupart des âmes. Ainsi, un homme qui, à chaque renouvellement de sa vie d'ici-bas, s'appliquerait constamment à la saine philosophie et aurait le bonheur de ne pas avoir les derniers sorts, il y a grande apparence, d'après ce récit, que non-seulement il serait heureux en ce monde, mais encore que, dans son voyage d'ici là-bas et dans son retour, il marcherait par la voie unie du ciel et non par le sentier pénible de l'abîme souterrain.
« L'Arménien ajoutait que c'était un spectacle curieux de voir de quelle manière chaque âme faisait son choix. Rien de plus étrange et de plus digne à la fois de compassion et de risée. C'était, la plupart du temps, d'après les habitudes de la vie antérieure que l'on choisissait. Er avait vu l'âme qui avait appartenu à Orphée choisir l'âme d'un cygne, en haine des femmes, qui lui avaient donné la mort, ne voulant devoir sa naissance à aucune d'elles ; l'âme de Thomyris avait choisi la condition d'un rossignol ; et réciproquement un cygne, ainsi que d'autres musiciens comme lui, avaient adopté la nature de l'homme. Une autre âme, appelée la vingtième à choisir, avait pris la nature d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon. Il détestait l'humanité, en ressouvenir du jugement qui lui avait enlevé les armes d'Achille. Après celle-là vint l'âme d'Agamemnon, que ses malheurs rendaient aussi l'ennemi des hommes : il prit la condition d'aigle. L'âme d'Atalante, appelée à choisir vers la moitié, ayant considéré les grands honneurs rendus aux athlètes, n'avait pu résister au désir de devenir athlète. Epée, qui construisit le cheval de Troie, était devenue une femme industrieuse. L'âme du bouffon Thersite, qui se présenta des dernières, revêtit les formes d'un singe. L'âme d'Ulysse, à qui le hasard avait donné le dernier lot, vint aussi pour choisir : mais le souvenir de ses longs revers l'ayant désabusée de l'ambition, elle chercha longtemps et découvrit à grand-peine, dans un coin, la vie tranquille d'un homme privé que toutes les autres âmes avaient laissée à l'écart. En l'apercevant, elle dit que, quand elle aurait été la première à choisir, elle n'aurait pas fait d'autre choix. Les animaux, quels qu'ils soient, passent également les uns dans les autres ou dans le corps des hommes : ceux qui furent méchants deviennent des bêtes féroces, et les bons, des animaux apprivoisés.
« Après que toutes les âmes eurent fait choix d'une condition, elles s'approchèrent de Lachésis dans l'ordre suivant lequel elles avaient choisi. La Parque donna à chacune le génie qu'elle avait préféré, afin qu'il lui servît de gardien pendant sa vie et qu'il lui aidât à remplir sa destinée. Ce génie la conduisit d'abord à Clotho qui, de sa main et d'un tour de fuseau, confirmait la destinée choisie. Après avoir touché le fuseau, il la menait de là vers Atropos, qui roulait le fil pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clotho. Ensuite on s'avançait vers le trône de la Nécessité, sous lequel l'âme et son génie passaient ensemble. Aussitôt que toutes eurent passé, elles se rendirent dans la plaine du Léthé (l'Oubli)[3], où elles essuyèrent une chaleur insupportable, parce qu'il n'y avait ni arbre ni plante. Le soir venu, elles passèrent la nuit auprès du fleuve Amélès (absence de pensées sérieuses), fleuve dont aucun vase ne peut contenir l'eau : on est obligé d'en boire ; mais des imprudents en boivent trop. Ceux qui en boivent sans cesse perdent toute mémoire. On s'endormit après ; mais vers le milieu de la nuit il survint un éclat de tonnerre avec un tremblement de terre : aussitôt les âmes furent dispersées çà et là vers les divers points de leur naissance terrestre, comme des étoiles qui jailliraient tout à coup dans le ciel. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau du fleuve : cependant il ne savait pas où ni comment son âme s'était rejointe à son corps ; mais le matin, ayant tout à coup ouvert les yeux, il s'aperçut qu'il était étendu sur le bûcher.
« Tel est le mythe, cher Glaucon, que la tradition a fait vivre jusqu'à nous. Il peut nous préserver de notre perte : si nous y ajoutons foi, nous passerons heureusement le Léthé et nous maintiendrons notre âme pure de toute souillure. »
[1]Ce sont les diverses sphères des planètes ou les divers étages du ciel, tournant autour de la terre fixée à l'axe même du fuseau. (V. COUSIN.)
[2]Les Anciens n'attachaient pas au mot tyran la même idée que nous ; ils donnaient ce nom à tous ceux qui s'emparaient du pouvoir souverain, quelles que fussent leurs qualités bonnes ou mauvaises. L'histoire cite des tyrans qui ont fait le bien ; mais comme le contraire arrivait le plus souvent, et que pour satisfaire leur ambition ou se maintenir au pouvoir aucun crime ne leur coûtait, ce mot est devenu plus tard synonyme de cruel, et se dit de tout homme qui abuse de son autorité.
L'âme dont parle Er, en choisissant la tyrannie la plus considérable, n'avait point voulu la cruauté, mais simplement le pouvoir le plus étendu comme condition de sa nouvelle existence ; lorsque son choix fut irrévocable, elle s'aperçut que ce même pouvoir l'entraînerait au crime, et elle regretta de l'avoir fait, en accusant de ses maux tout, excepté elle-même ; c'est l'histoire de la plupart des hommes, qui sont les artisans de leur propre malheur sans vouloir se l'avouer.
[3]Allusion à l'oubli qui suit le passage d'une existence à l'autre.
On comprendra facilement que ce récit n'est qu'un cadre imaginé pour amener le développement de l'idée principale : l'immortalité de l'âme, la succession des existences, le choix de ces existences par l'effet du libre arbitre, enfin les conséquences heureuses ou malheureuses de ce choix, souvent imprudent, propositions qui se trouvent toutes dans le Livre des Esprits, et que viennent confirmer les faits nombreux cités dans cette Revue.
« Le récit que je vais vous rappeler, dit Socrate à Glaucon, est celui d'un homme de coeur, Er, l'Arménien, originaire de Pamphylie. Il avait été tué dans une bataille. Dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà défigurés de ceux qui étaient tombés avec lui, le sien fut trouvé sain et entier. On le porta chez lui pour faire ses funérailles, et le deuxième jour, lorsqu'il était sur le bûcher, il revécut et raconta ce qu'il avait vu dans l'autre vie.
« Aussitôt que son âme était sortie de son corps, il s'était mis en route avec une foule d'autres âmes et était arrivé en un lieu merveilleux, où se voyaient dans la terre deux ouvertures voisines l'une de l'autre, et deux autres ouvertures au ciel qui répondaient à celles-là. Entre ces deux régions étaient assis des juges. Dès qu'ils avaient prononcé une sentence, ils ordonnaient aux justes de prendre leur route à droite, par une des ouvertures du ciel, après leur avoir attaché par-devant un écriteau contenant le jugement rendu en leur faveur, et aux méchants de prendre leur route à gauche, dans les abîmes, ayant derrière le dos un semblable écrit, où étaient marquées toutes leurs actions. Lorsqu'il se présenta à son tour, les juges déclarèrent qu'il devait porter aux hommes la nouvelle de ce qui passait en cet autre monde, et lui ordonnèrent d'écouter et d'observer tout ce qui s'offrirait à lui.
« Il vit d'abord les âmes jugées disparaître, les unes montant au ciel, les autres descendant sous la terre par les deux ouvertures qui se répondaient : tandis que par la seconde ouverture de la terre il vit sortir des âmes couvertes de poussière et d'ordures, en même temps que par la seconde ouverture du ciel descendaient d'autres âmes pures et sans tache. Elles paraissaient toutes venir d'un long voyage et s'arrêter avec plaisir dans la prairie comme dans un lieu d'assemblée. Celles qui se connaissaient se saluaient les unes les autres et se demandaient des nouvelles de ce qui se passait aux lieux d'où elles venaient : le ciel et la terre. Ici, parmi les gémissements et les larmes, on rappelait tout ce qu'on avait souffert ou vu souffrir en voyageant sous terre ; là, on racontait les joies du ciel et le bonheur de contempler les merveilles divines.
« Il serait trop long de suivre le discours entier de l'Arménien, mais voici, en somme, ce qu'il disait. Chacune des âmes portait dix fois la peine des injustices qu'elle avait commises dans la vie. La durée de chaque punition était de cent ans, durée naturelle de la vie humaine, afin que le châtiment fût toujours décuple pour chaque crime. Ainsi, ceux qui ont fait périr en foule leurs semblables, trahi des villes, des armées, réduit leurs concitoyens en esclavage ou commis d'autres forfaits, étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux, au contraire, qui ont fait du bien autour d'eux, qui ont été justes et vertueux, recevaient, dans la même proportion, la récompense de leurs bonnes actions. Ce qu'il disait des enfants que la mort enlève peu de temps après leur naissance mérite moins d'être répété ; mais il assurait que l'impie, le fils dénaturé, l'homicide, étaient réservés à de plus cruelles peines, et l'homme religieux et le bon fils à de plus grandes félicités.
« Il avait été présent lorsqu'une âme avait demandé à une autre où était le grand Ardiée. Cet Ardiée avait été un tyran d'une ville de Pamphylie mille ans auparavant ; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, disait-on, plusieurs autres crimes énormes. « Il ne vient pas, avait répondu l'âme, et il ne viendra jamais ici. Nous avons tous été témoins, à son sujet, d'un affreux spectacle. Lorsque nous étions sur le point de sortir de l'abîme, après avoir accompli nos peines, nous vîmes Ardiée et un grand nombre d'autres, dont la plupart étaient des tyrans comme lui ou des êtres qui, dans une condition privée, avaient commis de grands crimes : ils faisaient pour monter de vains efforts, et toutes les fois que ces coupables, dont les crimes étaient sans remède ou n'avaient pas été suffisamment expiés, essayaient de sortir, l'abîme les repoussait en mugissant. Alors des personnages hideux, au corps enflammé, qui se trouvaient là, accoururent à ces gémissements. Ils emmenèrent d'abord de vive force un certain nombre de ces criminels ; quant à Ardiée et aux autres, ils leur lièrent les pieds, les mains et la tête, et, les ayant jetés à terre et écorchés à force de coups, ils les traînèrent hors de la route, à travers des ronces sanglantes, répétant aux ombres, à mesure qu'il en passait quelqu'une : « Voilà des tyrans et des homicides, nous les emportons pour les jeter dans le Tartare. » Cette âme ajoutait que, parmi tant d'objets terribles, rien ne leur causait plus d'effroi que le mugissement du gouffre, et que c'était une extrême joie pour elles d'en sortir en silence.
« Tels étaient à peu près les jugements des âmes, leurs châtiments et leurs récompenses.
« Après sept jours de repos dans cette prairie, les âmes durent en partir le huitième, et se remirent en route. Au bout de quatre jours de chemin elles aperçurent d'en haut, sur toute la surface du ciel et de la terre, une immense lumière, droite comme une colonne et semblable à l'iris, mais plus éclatante et plus pure. Un seul jour leur suffit pour l'atteindre, et elles virent alors, vers le milieu de cette muraille, l'extrémité des chaînes qui y rattachent les cieux. C'est là ce qui les soutient, c'est l'enveloppe du vaisseau du monde, c'est la vaste ceinture qui l'environne. Au sommet, était suspendu le Fuseau de la Nécessité, autour duquel se formaient toutes les circonférences[1].
« Autour du fuseau, et à des distances égales, siégeaient sur des trônes les trois Parques, filles de la Nécessité : Lachésis, Clotho et Atropos, vêtues de blanc et la tête couronnée d'une bandelette. Elles chantaient, en s'unissant au concert des Sirènes : Lachésis le passé, Clotho le présent, Atropos l'avenir. Clotho touchait par intervalles, de la main droite, l'extérieur du fuseau ; Atropos, de la main gauche, imprimait le mouvement aux cercles intérieurs, et Lachésis, de l'une et l'autre main, touchait tour à tour, tantôt le fuseau, tantôt les pesons intérieurs.
« Aussitôt que les âmes étaient arrivées, il leur avait fallu se présenter devant Lachésis. D'abord un hiérophante les avait fait ranger par ordre, l'une auprès de l'autre. Ensuite, ayant pris sur les genoux de Lachésis les sorts ou numéros dans l'ordre desquels chaque âme devait être appelée, ainsi que les diverses conditions humaines offertes à leur choix, il était monté sur une estrade et avait parlé ainsi : « Voici ce que dit la vierge Lachésis, fille de la Nécessité : Ames passagères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. On ne vous assignera pas votre génie, c'est vous qui le choisirez vous-mêmes. Celle que le sort appellera la première choisira, et son choix sera irrévocable. La vertu n'est à personne : elle s'attache à qui l'honore et abandonne qui la néglige. On est responsable de son choix, Dieu est innocent. » A ces mots, il avait répandu les numéros, et chaque âme ramassa celui qui tomba devant elle, excepté l'Arménien, à qui on ne le permit pas. Ensuite l'hiérophante étala sur terre, devant elles, des genres de vie de toute espèce, en beaucoup plus grand nombre qu'il n'y avait d'âmes assemblées. La variété en était infinie ; il s'y trouvait à la fois toutes les conditions des hommes ainsi que des animaux. Il y avait des tyrannies : les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres brusquement interrompues et finissant par la pauvreté, l'exil et l'abandon. L'illustration se montrait sous plusieurs faces : on pouvait choisir la beauté, l'art de plaire, les combats, la victoire ou la noblesse de race. Des états tout à fait obscurs par tous ces endroits, ou intermédiaires, des mélanges de richesse et de pauvreté, de santé et de maladie, étaient offerts au choix : il y avait aussi des conditions de femme de la même variété.
« C'est évidemment là, cher Glaucon, l'épreuve redoutable pour l'humanité. Que chacun de nous y songe, et qu'il laisse toutes les vaines études pour ne se livrer qu'à la science qui fait le sort de l'homme. Cherchons un maître qui nous apprenne à discerner la bonne et la mauvaise destinée, et à choisir tout le bien que le ciel nous abandonne. Examinons avec lui quelles situations humaines, séparées ou réunies, conduisent aux bonnes actions : si la beauté, par exemple, jointe à la pauvreté ou à la richesse, ou à telle disposition de l'âme, doit produire la vertu ou le vice ; de quel avantage peuvent être une naissance brillante ou commune, la vie privée ou publique, la force ou la faiblesse, l'instruction ou l'ignorance, enfin tout ce que l'homme reçoit de la nature et tout ce qu'il tient de lui-même. Eclairés par la conscience, décidons quel lot notre âme doit préférer. Oui, le pire des destins est celui qui la rendrait injuste, et le meilleur celui qui la formera sans cesse à la vertu : tout le reste n'est rien pour nous. Irions-nous oublier qu'il n'y a point de choix plus salutaire après la mort comme pendant la vie ! Ah ! que ce dogme sacré s'identifie pour jamais avec notre âme, afin qu'elle ne se laisse éblouir, là-bas, ni par les richesses ni par les autres maux de cette nature, et qu'elle ne s'expose point, en se jetant avec avidité sur la condition du tyran ou sur quelque autre semblable, à commettre un grand nombre de maux sans remède et à en souffrir encore de plus grands.
« Selon le rapport de notre messager, l'hiérophante avait dit : « Celui qui choisira le dernier, pourvu qu'il le fasse avec discernement, et qu'ensuite il soit conséquent dans sa conduite, peut se promettre une vie heureuse. Que celui qui choisira le premier se garde de trop de confiance, et que le dernier ne désespère point. » Alors, celui que le sort nommait le premier s'avança avec empressement et choisit la tyrannie la plus considérable ; emporté par son imprudence et son avidité, et sans regarder suffisamment à ce qu'il faisait, il ne vit point cette fatalité attachée à l'objet de son choix d'avoir un jour à manger la chair de ses propres enfants et bien d'autres crimes horribles. Mais quand il eut considéré le sort qu'il avait choisi, il gémit, se lamenta, et, oubliant les leçons de l'hiérophante, il finit par accuser de ses maux la fortune, les génies, tout, excepté lui-même[2]. Cette âme était du nombre de celles qui venaient du ciel : elle avait vécu précédemment dans un Etat bien gouverné et avait fait le bien par la force de l'habitude plutôt que par philosophie. Voilà pourquoi, parmi celles qui tombaient en de semblables mécomptes, les âmes venues du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, faute d'avoir été éprouvées par les souffrances. Au contraire, celles qui, ayant passé par le séjour souterrain, avaient souffert et vu souffrir, ne choisissaient pas ainsi à la hâte. De là, indépendamment du hasard des rangs pour être appelées à choisir, une sorte d'échange des biens et des maux pour la plupart des âmes. Ainsi, un homme qui, à chaque renouvellement de sa vie d'ici-bas, s'appliquerait constamment à la saine philosophie et aurait le bonheur de ne pas avoir les derniers sorts, il y a grande apparence, d'après ce récit, que non-seulement il serait heureux en ce monde, mais encore que, dans son voyage d'ici là-bas et dans son retour, il marcherait par la voie unie du ciel et non par le sentier pénible de l'abîme souterrain.
« L'Arménien ajoutait que c'était un spectacle curieux de voir de quelle manière chaque âme faisait son choix. Rien de plus étrange et de plus digne à la fois de compassion et de risée. C'était, la plupart du temps, d'après les habitudes de la vie antérieure que l'on choisissait. Er avait vu l'âme qui avait appartenu à Orphée choisir l'âme d'un cygne, en haine des femmes, qui lui avaient donné la mort, ne voulant devoir sa naissance à aucune d'elles ; l'âme de Thomyris avait choisi la condition d'un rossignol ; et réciproquement un cygne, ainsi que d'autres musiciens comme lui, avaient adopté la nature de l'homme. Une autre âme, appelée la vingtième à choisir, avait pris la nature d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon. Il détestait l'humanité, en ressouvenir du jugement qui lui avait enlevé les armes d'Achille. Après celle-là vint l'âme d'Agamemnon, que ses malheurs rendaient aussi l'ennemi des hommes : il prit la condition d'aigle. L'âme d'Atalante, appelée à choisir vers la moitié, ayant considéré les grands honneurs rendus aux athlètes, n'avait pu résister au désir de devenir athlète. Epée, qui construisit le cheval de Troie, était devenue une femme industrieuse. L'âme du bouffon Thersite, qui se présenta des dernières, revêtit les formes d'un singe. L'âme d'Ulysse, à qui le hasard avait donné le dernier lot, vint aussi pour choisir : mais le souvenir de ses longs revers l'ayant désabusée de l'ambition, elle chercha longtemps et découvrit à grand-peine, dans un coin, la vie tranquille d'un homme privé que toutes les autres âmes avaient laissée à l'écart. En l'apercevant, elle dit que, quand elle aurait été la première à choisir, elle n'aurait pas fait d'autre choix. Les animaux, quels qu'ils soient, passent également les uns dans les autres ou dans le corps des hommes : ceux qui furent méchants deviennent des bêtes féroces, et les bons, des animaux apprivoisés.
« Après que toutes les âmes eurent fait choix d'une condition, elles s'approchèrent de Lachésis dans l'ordre suivant lequel elles avaient choisi. La Parque donna à chacune le génie qu'elle avait préféré, afin qu'il lui servît de gardien pendant sa vie et qu'il lui aidât à remplir sa destinée. Ce génie la conduisit d'abord à Clotho qui, de sa main et d'un tour de fuseau, confirmait la destinée choisie. Après avoir touché le fuseau, il la menait de là vers Atropos, qui roulait le fil pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clotho. Ensuite on s'avançait vers le trône de la Nécessité, sous lequel l'âme et son génie passaient ensemble. Aussitôt que toutes eurent passé, elles se rendirent dans la plaine du Léthé (l'Oubli)[3], où elles essuyèrent une chaleur insupportable, parce qu'il n'y avait ni arbre ni plante. Le soir venu, elles passèrent la nuit auprès du fleuve Amélès (absence de pensées sérieuses), fleuve dont aucun vase ne peut contenir l'eau : on est obligé d'en boire ; mais des imprudents en boivent trop. Ceux qui en boivent sans cesse perdent toute mémoire. On s'endormit après ; mais vers le milieu de la nuit il survint un éclat de tonnerre avec un tremblement de terre : aussitôt les âmes furent dispersées çà et là vers les divers points de leur naissance terrestre, comme des étoiles qui jailliraient tout à coup dans le ciel. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau du fleuve : cependant il ne savait pas où ni comment son âme s'était rejointe à son corps ; mais le matin, ayant tout à coup ouvert les yeux, il s'aperçut qu'il était étendu sur le bûcher.
« Tel est le mythe, cher Glaucon, que la tradition a fait vivre jusqu'à nous. Il peut nous préserver de notre perte : si nous y ajoutons foi, nous passerons heureusement le Léthé et nous maintiendrons notre âme pure de toute souillure. »
[1]Ce sont les diverses sphères des planètes ou les divers étages du ciel, tournant autour de la terre fixée à l'axe même du fuseau. (V. COUSIN.)
[2]Les Anciens n'attachaient pas au mot tyran la même idée que nous ; ils donnaient ce nom à tous ceux qui s'emparaient du pouvoir souverain, quelles que fussent leurs qualités bonnes ou mauvaises. L'histoire cite des tyrans qui ont fait le bien ; mais comme le contraire arrivait le plus souvent, et que pour satisfaire leur ambition ou se maintenir au pouvoir aucun crime ne leur coûtait, ce mot est devenu plus tard synonyme de cruel, et se dit de tout homme qui abuse de son autorité.
L'âme dont parle Er, en choisissant la tyrannie la plus considérable, n'avait point voulu la cruauté, mais simplement le pouvoir le plus étendu comme condition de sa nouvelle existence ; lorsque son choix fut irrévocable, elle s'aperçut que ce même pouvoir l'entraînerait au crime, et elle regretta de l'avoir fait, en accusant de ses maux tout, excepté elle-même ; c'est l'histoire de la plupart des hommes, qui sont les artisans de leur propre malheur sans vouloir se l'avouer.
[3]Allusion à l'oubli qui suit le passage d'une existence à l'autre.
Le fait suivant est rapporté par la Patrie du 15 août 1858 :
« Mardi dernier, je me suis engagé, assez imprudemment peut-être, à vous conter une histoire émouvante. J'aurais dû songer à une chose : c'est qu'il n'y a pas d'histoires émouvantes, il n'y a que des histoires bien contées, et le même récit, fait par deux narrateurs différents, peut endormir un auditoire ou lui donner la chair de poule. Que ne me suis-je entendu avec mon compagnon de voyage de Cherbourg à Paris, M. B..., de qui je tiens l'anecdote merveilleuse ! si j'avais sténographié sa narration, j'aurais vraiment quelque chance de vous faire frissonner.
« Mais j'ai eu le tort de m'en rapporter à ma détestable mémoire, et je le regrette vivement. Enfin, vaille que vaille, voici l'aventure, et le dénouement vous prouvera qu'aujourd'hui, 15 août, elle est tout à l'ait de circonstance.
« M. de S... (un nom historique porté aujourd'hui encore avec honneur) était officier sous le Directoire. Pour son plaisir ou pour les besoins de son service il faisait route vers l'Italie.
« Dans un de nos départements du centre, il fut surpris par la nuit et s'estima heureux de trouver un gîte sous le toit d'une espèce de baraque de mine suspecte, où on lui offrit un mauvais souper et un grabat dans un grenier.
« Habitué à la vie d'aventures et au rude métier de la guerre, M. de S... mangea de bon appétit, se coucha sans murmurer et s'endormit profondément.
« Son sommeil fut troublé par une apparition redoutable. Il vit un spectre se dresser dans l'ombre, marcher d'un pas lourd vers son grabat et s'arrêter à la hauteur de son chevet. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, dont les cheveux gris et hérissés étaient rouges de sang ; il avait la poitrine nue, et sa gorge ridée était coupée de blessures béantes. Il resta un moment silencieux, fixant ses yeux noirs et profonds sur le voyageur endormi ; puis sa pâle figure s'anima, ses prunelles rayonnèrent comme deux charbons ardents ; il parut faire un violent effort, et, d'une voix sourde et tremblante, il prononça ces paroles étranges :
« - Je te connais, tu es soldat comme moi, comme moi homme de coeur et incapable de manquer à ta parole. Je viens te demander un service que d'autres m'ont promis et qu'ils ne m'ont point rendu. Il y a trois semaines que je suis mort ; l'hôte de cette maison, aidé par sa femme, m'a surpris pendant mon sommeil et m'a coupé la gorge. Mon cadavre est caché sous un tas de fumier, à droite, au fond de la basse-cour. Demain, va trouver l'autorité du lieu, amène deux gendarmes et fais-moi ensevelir. L'hôte et sa femme se trahiront d'eux-mêmes et tu les livreras à la justice. Adieu, je compte sur ta pitié ; n'oublie pas la prière d'un ancien compagnon d'armes.
« M. de S..., en s'éveillant, se souvint de son rêve. La tête appuyée sur le coude, il se prit à méditer ; son émotion était vive, mais elle se dissipa devant les premières clartés du jour, et il se dit comme Athalie :
Un songe ! me devrais-je inquiéter d'un songe ?
Il fit violence à son coeur, et, n'écoutant que sa raison, il boucla sa valise et continua sa route.
« Le soir, il arriva à sa nouvelle étape et s'arrêta pour passer la nuit dans une auberge. Mais à peine avait-il fermé les yeux, que le spectre lui apparut une seconde fois, triste et presque menaçant.
« - Je m'étonne et je m'afflige, dit le fantôme, de voir un homme comme toi se parjurer et faillir à son devoir. J'attendais mieux de ta loyauté. Mon corps est sans sépulture, mes assassins vivent en paix. Ami, ma vengeance est dans ta main ; au nom de l'honneur, je te somme de revenir sur tes pas.
« M. de S... passa le reste de la nuit dans une grande agitation ; le jour venu, il eut honte de sa frayeur et continua son voyage.
« Le soir, troisième halte, troisième apparition. Cette fois, le fantôme était plus livide et plus terrible ; un sourire amer errait sur ses lèvres blanches ; il parla d'une voix rude :
« - Il paraît que je t'avais mal jugé : il paraît que ton coeur, comme celui des autres, est insensible aux prières des infortunés. Une dernière fois je viens invoquer ton aide et faire appel à ta générosité. Retourne à X..., venge-moi, ou sois maudit.
« Cette fois, M. de S... ne délibéra plus : il rebroussa chemin jusqu'à l'auberge suspecte où il avait passé la première de ces nuits lugubres. Il se rendit chez le magistrat, et demanda deux gendarmes. A sa vue, à la vue des deux gendarmes, les assassins pâlirent, et avouèrent leur crime, comme si une force supérieure leur eût arraché cette confession fatale.
« Leur procès s'instruisit rapidement, et ils furent condamnés à mort. Quant au pauvre officier, dont on retrouva le cadavre sous le tas de fumier, à droite, au fond de la basse-cour, il fut enseveli en terre sainte, et les prêtres prièrent pour le repos de son âme.
« Ayant accompli sa mission, M. de S... se hâta de quitter le pays et courut vers les Alpes sans regarder derrière lui.
« La première fois qu'il se reposa dans un lit, le fantôme se dressa encore devant ses yeux, non plus farouche et irrité, mais doux et bienveillant.
« - Merci, dit-il, merci, frère. Je veux reconnaître le service que tu m'as rendu : je me montrerai à toi une fois encore, une seule ; deux heures avant ta mort, je viendrai t'avertir. Adieu.
« M. de S... avait alors trente ans environ ; pendant trente ans, aucune vision ne vint troubler la quiétude de sa vie. Mais en 182., le 14 août, veille de la fête de Napoléon, M. de S..., qui était resté fidèle au parti bonapartiste, avait réuni dans un grand dîner une vingtaine d'anciens soldats de l'empire. La fête avait été fort gaie, l'amphitryon, bien que vieux, était vert et bien portant. On était au salon et l'on prenait le café.
« M. de S... eut envie de priser et s'aperçut qu'il avait oublié sa tabatière dans sa chambre. Il avait l'habitude de se servir lui-même ; il quitta un moment ses hôtes et monta au premier étage de sa maison, où se trouvait sa chambre à coucher.
« Il n'avait point pris de lumière.
« Quand il entra dans un long couloir qui conduisait à sa chambre, il s'arrêta tout à coup, et fut forcé de s'appuyer contre la muraille. Devant lui, à l'extrémité de la galerie, se tenait le fantôme de l'homme assassiné ; le fantôme ne prononça aucune parole, ne fit aucun geste, et, après une seconde, disparut.
« C'était l'avertissement promis.
« M. de S..., qui avait l'âme forte, après un moment de défaillance, retrouva son courage et son sang-froid, marcha vers sa chambre, y prit sa tabatière et redescendit au salon.
« Quand il y entra, aucun signe d'émotion ne parut sur son visage. Il se mêla à la conversation, et, pendant une heure, montra tout son esprit et tout son enjouement ordinaires.
« A minuit, ses invités se retirèrent. Alors, il s'assit et passa trois quarts d'heure dans le recueillement ; puis, ayant mis ordre à ses affaires, bien qu'il ne se sentît aucun malaise, il regagna sa chambre à coucher.
« Quand il en ouvrit la porte, un coup de feu l'étendit raide mort, deux heures juste après l'apparition du fantôme.
« La balle qui lui fracassa le crâne était destinée à son domestique.
« HENRY D'AUDIGIER. »
L'auteur de l'article a-t-il voulu, à tout prix, tenir la promesse qu'il avait faite au journal de raconter quelque chose d'émouvant, et a-t-il à cet effet puisé l'anecdote qu'il rapporte dans sa féconde imagination, ou bien est-elle réelle ? C'est ce que nous ne saurions affirmer. Du reste, là n'est pas le plus important ; vrai ou supposé, l'essentiel est de savoir si le fait est possible. Eh bien ! nous n'hésitons pas à dire : Oui, les avertissements d'outre-tombe sont possibles, et de nombreux exemples, dont l'authenticité ne saurait être révoquée en doute, sont là pour l'attester. Si donc l'anecdote de M. Henry d'Audigier est apocryphe, beaucoup d'autres du même genre ne le sont pas, nous dirons même que celle-ci n'offre rien que d'assez ordinaire. L'apparition a eu lieu en rêve, circonstance très vulgaire, tandis qu'il est notoire qu'elles peuvent se produire à la vue pendant l'état de veille. L'avertissement de l'instant de la mort n'est point non plus insolite, mais les faits de ce genre sont beaucoup plus rares, parce que la Providence, dans sa sagesse, nous cache ce moment fatal. Ce n'est donc qu'exceptionnellement qu'il peut nous être révélé, et par des motifs qui nous sont inconnus. En voici un autre exemple plus récent, moins dramatique, il est vrai, mais dont nous pouvons garantir l'exactitude.
M. Watbled, négociant, président du tribunal de commerce de Boulogne, est mort le 12 juillet dernier dans les circonstances suivantes : Sa femme, qu'il avait perdue depuis douze ans, et dont la mort lui causait des regrets incessants, lui apparut pendant deux nuits consécutives dans les premiers jours de juin et lui dit : « Dieu prend pitié de nos peines et veut que nous soyons bientôt réunis. » Elle ajouta que le 12 juillet suivant était le jour marqué pour cette réunion, et qu'il devait en conséquence s'y préparer. De ce moment, en effet, un changement remarquable s'opéra en lui : il dépérissait de jour en jour, bientôt il prit le lit, et, sans souffrance aucune, au jour marqué, il rendit le dernier soupir entre les bras de ses amis.
Le fait en lui-même n'est pas contestable ; les sceptiques ne peuvent qu'argumenter sur la cause, qu'ils ne manqueront pas d'attribuer à l'imagination. On sait que de pareilles prédictions, faites par des diseurs de bonne aventure, ont été suivies d'un dénouement fatal ; on conçoit, dans ce cas, que l'imagination étant frappée de cette idée, les organes puissent en éprouver une altération radicale : la peur de mourir a plus d'une fois causé la mort ; mais ici les circonstances ne sont plus les mêmes. Ceux qui ont approfondi les phénomènes du Spiritisme peuvent parfaitement se rendre compte du fait ; quant aux sceptiques, ils n'ont qu'un argument : « Je ne crois pas, donc cela n'est pas. » Les Esprits, interrogés à ce sujet, ont répondu : « Dieu a choisi cet homme, qui était connu de tous, afin que cet événement s'étendît au loin et donnât à réfléchir. » - Les incrédules demandent sans cesse des preuves ; Dieu leur en donne à chaque instant par les phénomènes qui surgissent de toutes parts ; mais à eux s'appliquent ces paroles : « Ils ont des yeux et ne verront point ; ils ont des oreilles et n'entendront point. »
« Mardi dernier, je me suis engagé, assez imprudemment peut-être, à vous conter une histoire émouvante. J'aurais dû songer à une chose : c'est qu'il n'y a pas d'histoires émouvantes, il n'y a que des histoires bien contées, et le même récit, fait par deux narrateurs différents, peut endormir un auditoire ou lui donner la chair de poule. Que ne me suis-je entendu avec mon compagnon de voyage de Cherbourg à Paris, M. B..., de qui je tiens l'anecdote merveilleuse ! si j'avais sténographié sa narration, j'aurais vraiment quelque chance de vous faire frissonner.
« Mais j'ai eu le tort de m'en rapporter à ma détestable mémoire, et je le regrette vivement. Enfin, vaille que vaille, voici l'aventure, et le dénouement vous prouvera qu'aujourd'hui, 15 août, elle est tout à l'ait de circonstance.
« M. de S... (un nom historique porté aujourd'hui encore avec honneur) était officier sous le Directoire. Pour son plaisir ou pour les besoins de son service il faisait route vers l'Italie.
« Dans un de nos départements du centre, il fut surpris par la nuit et s'estima heureux de trouver un gîte sous le toit d'une espèce de baraque de mine suspecte, où on lui offrit un mauvais souper et un grabat dans un grenier.
« Habitué à la vie d'aventures et au rude métier de la guerre, M. de S... mangea de bon appétit, se coucha sans murmurer et s'endormit profondément.
« Son sommeil fut troublé par une apparition redoutable. Il vit un spectre se dresser dans l'ombre, marcher d'un pas lourd vers son grabat et s'arrêter à la hauteur de son chevet. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, dont les cheveux gris et hérissés étaient rouges de sang ; il avait la poitrine nue, et sa gorge ridée était coupée de blessures béantes. Il resta un moment silencieux, fixant ses yeux noirs et profonds sur le voyageur endormi ; puis sa pâle figure s'anima, ses prunelles rayonnèrent comme deux charbons ardents ; il parut faire un violent effort, et, d'une voix sourde et tremblante, il prononça ces paroles étranges :
« - Je te connais, tu es soldat comme moi, comme moi homme de coeur et incapable de manquer à ta parole. Je viens te demander un service que d'autres m'ont promis et qu'ils ne m'ont point rendu. Il y a trois semaines que je suis mort ; l'hôte de cette maison, aidé par sa femme, m'a surpris pendant mon sommeil et m'a coupé la gorge. Mon cadavre est caché sous un tas de fumier, à droite, au fond de la basse-cour. Demain, va trouver l'autorité du lieu, amène deux gendarmes et fais-moi ensevelir. L'hôte et sa femme se trahiront d'eux-mêmes et tu les livreras à la justice. Adieu, je compte sur ta pitié ; n'oublie pas la prière d'un ancien compagnon d'armes.
« M. de S..., en s'éveillant, se souvint de son rêve. La tête appuyée sur le coude, il se prit à méditer ; son émotion était vive, mais elle se dissipa devant les premières clartés du jour, et il se dit comme Athalie :
Un songe ! me devrais-je inquiéter d'un songe ?
Il fit violence à son coeur, et, n'écoutant que sa raison, il boucla sa valise et continua sa route.
« Le soir, il arriva à sa nouvelle étape et s'arrêta pour passer la nuit dans une auberge. Mais à peine avait-il fermé les yeux, que le spectre lui apparut une seconde fois, triste et presque menaçant.
« - Je m'étonne et je m'afflige, dit le fantôme, de voir un homme comme toi se parjurer et faillir à son devoir. J'attendais mieux de ta loyauté. Mon corps est sans sépulture, mes assassins vivent en paix. Ami, ma vengeance est dans ta main ; au nom de l'honneur, je te somme de revenir sur tes pas.
« M. de S... passa le reste de la nuit dans une grande agitation ; le jour venu, il eut honte de sa frayeur et continua son voyage.
« Le soir, troisième halte, troisième apparition. Cette fois, le fantôme était plus livide et plus terrible ; un sourire amer errait sur ses lèvres blanches ; il parla d'une voix rude :
« - Il paraît que je t'avais mal jugé : il paraît que ton coeur, comme celui des autres, est insensible aux prières des infortunés. Une dernière fois je viens invoquer ton aide et faire appel à ta générosité. Retourne à X..., venge-moi, ou sois maudit.
« Cette fois, M. de S... ne délibéra plus : il rebroussa chemin jusqu'à l'auberge suspecte où il avait passé la première de ces nuits lugubres. Il se rendit chez le magistrat, et demanda deux gendarmes. A sa vue, à la vue des deux gendarmes, les assassins pâlirent, et avouèrent leur crime, comme si une force supérieure leur eût arraché cette confession fatale.
« Leur procès s'instruisit rapidement, et ils furent condamnés à mort. Quant au pauvre officier, dont on retrouva le cadavre sous le tas de fumier, à droite, au fond de la basse-cour, il fut enseveli en terre sainte, et les prêtres prièrent pour le repos de son âme.
« Ayant accompli sa mission, M. de S... se hâta de quitter le pays et courut vers les Alpes sans regarder derrière lui.
« La première fois qu'il se reposa dans un lit, le fantôme se dressa encore devant ses yeux, non plus farouche et irrité, mais doux et bienveillant.
« - Merci, dit-il, merci, frère. Je veux reconnaître le service que tu m'as rendu : je me montrerai à toi une fois encore, une seule ; deux heures avant ta mort, je viendrai t'avertir. Adieu.
« M. de S... avait alors trente ans environ ; pendant trente ans, aucune vision ne vint troubler la quiétude de sa vie. Mais en 182., le 14 août, veille de la fête de Napoléon, M. de S..., qui était resté fidèle au parti bonapartiste, avait réuni dans un grand dîner une vingtaine d'anciens soldats de l'empire. La fête avait été fort gaie, l'amphitryon, bien que vieux, était vert et bien portant. On était au salon et l'on prenait le café.
« M. de S... eut envie de priser et s'aperçut qu'il avait oublié sa tabatière dans sa chambre. Il avait l'habitude de se servir lui-même ; il quitta un moment ses hôtes et monta au premier étage de sa maison, où se trouvait sa chambre à coucher.
« Il n'avait point pris de lumière.
« Quand il entra dans un long couloir qui conduisait à sa chambre, il s'arrêta tout à coup, et fut forcé de s'appuyer contre la muraille. Devant lui, à l'extrémité de la galerie, se tenait le fantôme de l'homme assassiné ; le fantôme ne prononça aucune parole, ne fit aucun geste, et, après une seconde, disparut.
« C'était l'avertissement promis.
« M. de S..., qui avait l'âme forte, après un moment de défaillance, retrouva son courage et son sang-froid, marcha vers sa chambre, y prit sa tabatière et redescendit au salon.
« Quand il y entra, aucun signe d'émotion ne parut sur son visage. Il se mêla à la conversation, et, pendant une heure, montra tout son esprit et tout son enjouement ordinaires.
« A minuit, ses invités se retirèrent. Alors, il s'assit et passa trois quarts d'heure dans le recueillement ; puis, ayant mis ordre à ses affaires, bien qu'il ne se sentît aucun malaise, il regagna sa chambre à coucher.
« Quand il en ouvrit la porte, un coup de feu l'étendit raide mort, deux heures juste après l'apparition du fantôme.
« La balle qui lui fracassa le crâne était destinée à son domestique.
« HENRY D'AUDIGIER. »
L'auteur de l'article a-t-il voulu, à tout prix, tenir la promesse qu'il avait faite au journal de raconter quelque chose d'émouvant, et a-t-il à cet effet puisé l'anecdote qu'il rapporte dans sa féconde imagination, ou bien est-elle réelle ? C'est ce que nous ne saurions affirmer. Du reste, là n'est pas le plus important ; vrai ou supposé, l'essentiel est de savoir si le fait est possible. Eh bien ! nous n'hésitons pas à dire : Oui, les avertissements d'outre-tombe sont possibles, et de nombreux exemples, dont l'authenticité ne saurait être révoquée en doute, sont là pour l'attester. Si donc l'anecdote de M. Henry d'Audigier est apocryphe, beaucoup d'autres du même genre ne le sont pas, nous dirons même que celle-ci n'offre rien que d'assez ordinaire. L'apparition a eu lieu en rêve, circonstance très vulgaire, tandis qu'il est notoire qu'elles peuvent se produire à la vue pendant l'état de veille. L'avertissement de l'instant de la mort n'est point non plus insolite, mais les faits de ce genre sont beaucoup plus rares, parce que la Providence, dans sa sagesse, nous cache ce moment fatal. Ce n'est donc qu'exceptionnellement qu'il peut nous être révélé, et par des motifs qui nous sont inconnus. En voici un autre exemple plus récent, moins dramatique, il est vrai, mais dont nous pouvons garantir l'exactitude.
M. Watbled, négociant, président du tribunal de commerce de Boulogne, est mort le 12 juillet dernier dans les circonstances suivantes : Sa femme, qu'il avait perdue depuis douze ans, et dont la mort lui causait des regrets incessants, lui apparut pendant deux nuits consécutives dans les premiers jours de juin et lui dit : « Dieu prend pitié de nos peines et veut que nous soyons bientôt réunis. » Elle ajouta que le 12 juillet suivant était le jour marqué pour cette réunion, et qu'il devait en conséquence s'y préparer. De ce moment, en effet, un changement remarquable s'opéra en lui : il dépérissait de jour en jour, bientôt il prit le lit, et, sans souffrance aucune, au jour marqué, il rendit le dernier soupir entre les bras de ses amis.
Le fait en lui-même n'est pas contestable ; les sceptiques ne peuvent qu'argumenter sur la cause, qu'ils ne manqueront pas d'attribuer à l'imagination. On sait que de pareilles prédictions, faites par des diseurs de bonne aventure, ont été suivies d'un dénouement fatal ; on conçoit, dans ce cas, que l'imagination étant frappée de cette idée, les organes puissent en éprouver une altération radicale : la peur de mourir a plus d'une fois causé la mort ; mais ici les circonstances ne sont plus les mêmes. Ceux qui ont approfondi les phénomènes du Spiritisme peuvent parfaitement se rendre compte du fait ; quant aux sceptiques, ils n'ont qu'un argument : « Je ne crois pas, donc cela n'est pas. » Les Esprits, interrogés à ce sujet, ont répondu : « Dieu a choisi cet homme, qui était connu de tous, afin que cet événement s'étendît au loin et donnât à réfléchir. » - Les incrédules demandent sans cesse des preuves ; Dieu leur en donne à chaque instant par les phénomènes qui surgissent de toutes parts ; mais à eux s'appliquent ces paroles : « Ils ont des yeux et ne verront point ; ils ont des oreilles et n'entendront point. »
De Saint-Foy, dans son Histoire de l'ordre du Saint-Esprit (édition de 1778), cite le passage suivant tiré d'un recueil écrit par le marquis Christophe Juvénal des Ursins, lieutenant général au gouvernement de Paris, vers la fin de l'année 1572, et imprimé en 1601.
« Le 31 août (1572), huit jours après le massacre de la Saint-Barthélemy, j'avais soupé au Louvre chez madame de Fiesque. La chaleur avait été très grande pendant toute la journée. Nous allâmes nous asseoir sous la petite treille du côté de la rivière pour respirer le frais ; nous entendîmes tout à coup dans l'air un bruit horrible de voix tumultueuses et de gémissements mêlés de cris de rage et de fureur ; nous restâmes immobiles, saisis d'effroi, nous regardant de temps en temps sans avoir la force de parler. Ce bruit dura, je crois, près d'une demi-heure. Il est certain que le roi (Charles IX) l'entendit, qu'il en fut épouvanté, qu'il ne dormit pas pendant tout le reste de la nuit ; que cependant il n'en parla point le lendemain, mais qu'on remarqua qu'il avait l'air sombre, pensif, égaré.
« Si quelque prodige doit ne pas trouver des incrédules, c'est celui-là, étant attesté par Henri IV. Ce prince, dit d'Aubigné, liv. I, chap. 6, p. 561, nous a raconté plusieurs fois entre ses plus familiers et privés courtisans (et j'ai plusieurs témoins vivants qu'il ne nous l'a jamais raconté sans se sentir encore saisi d'épouvante), que huit jours après le massacre de la Saint-Barthélemy, il vint une grande multitude de corbeaux se percher et croasser sur le pavillon du Louvre ; que la même nuit, Charles IX, deux heures après s'être couché, sauta de son lit, fit lever ceux de sa chambre, et l'envoya chercher pour ouïr en l'air un grand bruit de voix gémissantes, le tout semblable à ce qu'on entendait la nuit des massacres ; que tous ces différents cris étaient si frappants, si marqués et si distinctement articulés, que Charles IX, croyant que les ennemis des Montmorency et de leurs partisans les avaient surpris et les attaquaient, envoya un détachement de ses gardes pour empêcher ce nouveau massacre ; que ces gardes rapportèrent que Paris était tranquille, et que tout ce bruit qu'on entendait était dans l'air. »
Remarque. Le fait rapporté par de Saint-Foy et Juvénal des Ursins a beaucoup d'analogie avec l'histoire du revenant de Mlle Clairon, relatée dans notre numéro du mois de janvier, avec cette différence que chez celle-ci un seul Esprit s'est manifesté pendant deux ans et demi, tandis qu'après la Saint-Barthélemy il paraissait y en avoir une innombrable quantité qui firent retentir l'air pendant quelques instants seulement. Du reste, ces deux phénomènes ont évidemment le même principe que les autres faits contemporains de même nature que nous avons rapportés, et n'en diffèrent que par le détail de la forme. Plusieurs Esprits interrogés sur la cause de cette manifestation ont répondu que c'était une punition de Dieu, chose facile à concevoir.
« Le 31 août (1572), huit jours après le massacre de la Saint-Barthélemy, j'avais soupé au Louvre chez madame de Fiesque. La chaleur avait été très grande pendant toute la journée. Nous allâmes nous asseoir sous la petite treille du côté de la rivière pour respirer le frais ; nous entendîmes tout à coup dans l'air un bruit horrible de voix tumultueuses et de gémissements mêlés de cris de rage et de fureur ; nous restâmes immobiles, saisis d'effroi, nous regardant de temps en temps sans avoir la force de parler. Ce bruit dura, je crois, près d'une demi-heure. Il est certain que le roi (Charles IX) l'entendit, qu'il en fut épouvanté, qu'il ne dormit pas pendant tout le reste de la nuit ; que cependant il n'en parla point le lendemain, mais qu'on remarqua qu'il avait l'air sombre, pensif, égaré.
« Si quelque prodige doit ne pas trouver des incrédules, c'est celui-là, étant attesté par Henri IV. Ce prince, dit d'Aubigné, liv. I, chap. 6, p. 561, nous a raconté plusieurs fois entre ses plus familiers et privés courtisans (et j'ai plusieurs témoins vivants qu'il ne nous l'a jamais raconté sans se sentir encore saisi d'épouvante), que huit jours après le massacre de la Saint-Barthélemy, il vint une grande multitude de corbeaux se percher et croasser sur le pavillon du Louvre ; que la même nuit, Charles IX, deux heures après s'être couché, sauta de son lit, fit lever ceux de sa chambre, et l'envoya chercher pour ouïr en l'air un grand bruit de voix gémissantes, le tout semblable à ce qu'on entendait la nuit des massacres ; que tous ces différents cris étaient si frappants, si marqués et si distinctement articulés, que Charles IX, croyant que les ennemis des Montmorency et de leurs partisans les avaient surpris et les attaquaient, envoya un détachement de ses gardes pour empêcher ce nouveau massacre ; que ces gardes rapportèrent que Paris était tranquille, et que tout ce bruit qu'on entendait était dans l'air. »
Remarque. Le fait rapporté par de Saint-Foy et Juvénal des Ursins a beaucoup d'analogie avec l'histoire du revenant de Mlle Clairon, relatée dans notre numéro du mois de janvier, avec cette différence que chez celle-ci un seul Esprit s'est manifesté pendant deux ans et demi, tandis qu'après la Saint-Barthélemy il paraissait y en avoir une innombrable quantité qui firent retentir l'air pendant quelques instants seulement. Du reste, ces deux phénomènes ont évidemment le même principe que les autres faits contemporains de même nature que nous avons rapportés, et n'en diffèrent que par le détail de la forme. Plusieurs Esprits interrogés sur la cause de cette manifestation ont répondu que c'était une punition de Dieu, chose facile à concevoir.
Plusieurs journaux, d'après le Courrier des Etats-Unis, ont rapporté le fait suivant, qui nous a paru de nature à fournir le sujet d'une étude intéressante :
« Une famille allemande de Baltimore vient, dit le Courrier des Etats-Unis, d'être vivement émue par un singulier cas de mort apparente. Madame Schwabenhaus, malade depuis longtemps, paraissait avoir rendu le dernier soupir dans la nuit du lundi au mardi. Les personnes qui la soignaient purent observer sur elle tous les symptômes de la mort : son corps était glacé, ses membres raides. Après avoir rendu au cadavre les derniers devoirs, et quand tout fut prêt dans la chambre mortuaire pour l'enterrement, les assistants allèrent prendre quelque repos. M. Schwabenhaus, épuisé de fatigue, les suivit bientôt. Il était livré à un sommeil agité, quand, vers six heures du matin, la voix de sa femme vint frapper son oreille. Il crut d'abord être le jouet d'un rêve ; mais son nom, répété à plusieurs reprises, ne lui laissa bientôt aucun doute, et il se précipita dans la chambre de sa femme. Celle qu'on avait laissée pour morte était assise dans son lit, paraissant jouir de toutes ses facultés, et plus forte qu'elle ne l'avait jamais été depuis le commencement de sa maladie.
« Madame Schwabenhaus demanda de l'eau, puis désira ensuite boire du thé et du vin. Elle pria son mari d'aller endormir leur enfant, qui pleurait dans la chambre voisine. Mais il était trop ému pour cela, il courut réveiller tout le monde dans la maison. La malade accueillit en souriant ses amis, ses domestiques, qui ne s'approchaient de son lit qu'en tremblant. Elle ne paraissait pas surprise des apprêts funéraires qui frappaient son regard : « Je sais que vous me croyiez morte, dit-elle ; je n'étais qu'endormie, cependant. Mais pendant ce temps mon âme s'est envolée vers les régions célestes ; un ange est venu me chercher, et nous avons franchi l'espace en quelques instants. Cet ange qui me conduisait, c'était la petite fille que nous avons perdue l'année dernière... Oh ! j'irai bientôt la rejoindre... A présent que j'ai goûté des joies du ciel, je ne voudrais plus vivre ici-bas. J'ai demandé à l'ange de venir embrasser encore une fois mon mari et mes enfants ; mais bientôt il reviendra me chercher. »
« A huit heures, après qu'elle eut tendrement pris congé de son mari, de ses enfants et d'une foule de personnes qui l'entouraient, madame Schwabenhaus expira réellement cette fois, ainsi qu'il fut constaté par les médecins de façon à ne laisser subsister aucun doute.
« Cette scène a vivement ému les habitants de Baltimore. »
L'Esprit de madame Schwabenhaus ayant été évoqué, dans la séance de la Société parisienne des études spirites, le 27 avril dernier, l'entretien suivant s'est établi avec lui.
1. Nous désirerions, dans le but de nous instruire, vous adresser quelques questions concernant votre mort ; aurez-vous la bonté de nous répondre ? - R. Comment ne le ferais-je pas, maintenant que je commence à toucher aux vérités éternelles, et que je sais le besoin que vous en avez ?
2. Vous rappelez-vous la circonstance particulière qui a précédé votre mort ? - R. Oui, ce moment a été le plus heureux de mon existence terrestre.
3. Pendant votre mort apparente entendiez-vous ce qui se passait autour de vous et voyiez-vous les apprêts de vos funérailles ? - R. Mon âme était trop préoccupée de son bonheur prochain.
Remarque. On sait que généralement les léthargiques voient et entendent ce qui se passe autour d'eux et en conservent le souvenir au réveil. Le fait que nous rapportons offre cette particularité que le sommeil léthargique était accompagné d'extase, circonstance qui explique pourquoi l'attention de la malade fut détournée.
4. Aviez-vous la conscience de n'être pas morte ? - R. Oui, mais cela m'était plutôt pénible.
5. Pourriez-vous nous dire la différence que vous faites entre le sommeil naturel et le sommeil léthargique ? - R. Le sommeil naturel est le repos du corps ; le sommeil léthargique est l'exaltation de l'âme.
6. Souffriez-vous pendant votre léthargie ? - R. Non.
7. Comment s'est opéré votre retour à la vie ? - R. Dieu a permis que je revinsse consoler les coeurs affligés qui m'entouraient.
8. Nous désirerions une explication plus matérielle. - R. Ce que vous appelez le périsprit animait encore mon enveloppe terrestre.
9. Comment se fait-il que vous n'ayez pas été surprise à votre réveil des apprêts que l'on faisait pour vous enterrer ? - R. Je savais que je devais mourir, toutes ces choses m'importaient peu, puisque j'avais entrevu le bonheur des élus.
10. En revenant à vous, avez-vous été satisfaite d'être rendue à la vie ? - R. Oui, pour consoler.
11. Où avez-vous été pendant votre sommeil léthargique ? - R. Je ne puis vous dire tout le bonheur que j'éprouvais : les langues humaines n'expriment pas ces choses.
12. Vous sentiez-vous encore sur la terre ou dans l'espace ? - R. Dans les espaces.
13. Vous avez dit, en revenant à vous, que la petite fille que vous aviez perdue l'année précédente était venue vous chercher ; est-ce vrai ? - R. Oui, c'est un Esprit pur.
Remarque. Tout, dans les réponses de la mère, annonce en elle un Esprit élevé ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un Esprit plus élevé encore se soit uni au sien par sympathie. Toutefois, il est nécessaire de ne pas prendre à la lettre la qualification de Pur Esprit que les Esprits se donnent quelquefois entre eux. On sait qu'il faut entendre par là ceux de l'ordre le plus élevé, ceux qui étant complètement dématérialisés et épurés ne sont plus sujets à la réincarnation ; ce sont les anges qui jouissent de la vie éternelle. Or ceux qui n'ont pas atteint un degré suffisant ne comprennent pas encore cet état suprême ; ils peuvent donc employer le mot de Pur Esprit pour désigner une supériorité relative, mais non absolue. Nous en avons de nombreux exemples, et madame Schwabenhaus nous paraît être dans ce cas. Les Esprits moqueurs s'attribuent aussi quelquefois la qualité de purs Esprits pour inspirer plus de confiance aux personnes qu'ils veulent tromper, et qui n'ont pas assez de perspicacité pour les juger à leur langage, dans lequel se trahit toujours leur infériorité.
14. Quel âge avait cette enfant quand elle est morte ? - R. Sept ans.
15. Comment l'avez-vous reconnue ? - R. Les Esprits supérieurs se reconnaissent plus vite.
16. L'avez-vous reconnue sous une forme quelconque ? - R. Je ne l'ai vue que comme Esprit.
17. Que vous disait-elle ? - R. « Viens, suis-moi vers l'Eternel. »
18. Avez-vous vu d'autres Esprits que celui de votre fille ? - R. J'ai vu une quantité d'autres Esprits, mais la voix de mon enfant et le bonheur que je pressentais faisaient mes seules préoccupations.
19. Pendant votre retour à la vie, vous avez dit que vous iriez bientôt rejoindre votre fille ; vous aviez donc conscience de votre mort prochaine ? - R. C'était pour moi une espérance heureuse.
20. Comment le saviez-vous ? - R. Qui ne sait qu'il faut mourir ? Ma maladie me le disait bien.
21. Quelle était la cause de votre maladie ? - R. Les chagrins.
22. Quel âge aviez-vous ? - R. Quarante-huit ans.
23. En quittant la vie définitivement avez-vous eu immédiatement une conscience nette et lucide de votre nouvelle situation ? - R. Je l'ai eue au moment de ma léthargie.
24. Avez-vous éprouvé le trouble qui accompagne ordinairement le retour à la vie spirite ? - R. Non, j'ai été éblouie, mais pas troublée.
Remarque. On sait que le trouble qui suit la mort est d'autant moins grand et moins long que l'Esprit s'est plus épuré pendant la vie. L'extase qui a précédé la mort de cette femme était d'ailleurs un premier dégagement de l'âme des liens terrestres.
25. Depuis votre mort avez-vous revu votre fille ? - R. Je suis souvent avec elle.
26. Etes-vous réunie à elle pour l'éternité ? - R. Non, mais je sais qu'après mes dernières incarnations je serai dans le séjour où les Esprits purs habitent.
27. Vos épreuves ne sont donc pas finies ? - R. Non, mais elles seront heureuses maintenant ; elles ne me laissent plus qu'espérer, et l'espérance c'est presque le bonheur.
28. Votre fille avait-elle vécu dans d'autres corps avant celui par lequel elle était votre fille ? - R. Oui, dans bien d'autres.
29. Sous quelle forme êtes-vous parmi nous ? - R. Sous ma dernière forme de femme.
30. Nous voyez-vous aussi distinctement que vous l'auriez fait étant vivante ? - R. oui.
31. Puisque vous êtes ici sous la forme que vous aviez sur la terre, est-ce par les yeux que vous nous voyez ? - R. Mais non, l'Esprit n'a pas d'yeux ; je ne suis sous ma dernière forme que pour satisfaire aux lois qui régissent les Esprits quand ils sont évoqués et obligés de reprendre ce que vous appelez périsprit.
32. Pouvez-vous lire dans nos pensées ? - R. Oui, je le puis : j'y lirai si vos pensées sont bonnes.
33. Nous vous remercions des explications que vous avez bien voulu nous donner ; nous reconnaissons à la sagesse de vos réponses que vous êtes un Esprit élevé, et nous espérons que vous jouirez du bonheur que vous méritez. - R. Je suis heureuse de contribuer à votre oeuvre ; mourir est une joie quand on peut aider aux progrès comme je puis le faire.
« Une famille allemande de Baltimore vient, dit le Courrier des Etats-Unis, d'être vivement émue par un singulier cas de mort apparente. Madame Schwabenhaus, malade depuis longtemps, paraissait avoir rendu le dernier soupir dans la nuit du lundi au mardi. Les personnes qui la soignaient purent observer sur elle tous les symptômes de la mort : son corps était glacé, ses membres raides. Après avoir rendu au cadavre les derniers devoirs, et quand tout fut prêt dans la chambre mortuaire pour l'enterrement, les assistants allèrent prendre quelque repos. M. Schwabenhaus, épuisé de fatigue, les suivit bientôt. Il était livré à un sommeil agité, quand, vers six heures du matin, la voix de sa femme vint frapper son oreille. Il crut d'abord être le jouet d'un rêve ; mais son nom, répété à plusieurs reprises, ne lui laissa bientôt aucun doute, et il se précipita dans la chambre de sa femme. Celle qu'on avait laissée pour morte était assise dans son lit, paraissant jouir de toutes ses facultés, et plus forte qu'elle ne l'avait jamais été depuis le commencement de sa maladie.
« Madame Schwabenhaus demanda de l'eau, puis désira ensuite boire du thé et du vin. Elle pria son mari d'aller endormir leur enfant, qui pleurait dans la chambre voisine. Mais il était trop ému pour cela, il courut réveiller tout le monde dans la maison. La malade accueillit en souriant ses amis, ses domestiques, qui ne s'approchaient de son lit qu'en tremblant. Elle ne paraissait pas surprise des apprêts funéraires qui frappaient son regard : « Je sais que vous me croyiez morte, dit-elle ; je n'étais qu'endormie, cependant. Mais pendant ce temps mon âme s'est envolée vers les régions célestes ; un ange est venu me chercher, et nous avons franchi l'espace en quelques instants. Cet ange qui me conduisait, c'était la petite fille que nous avons perdue l'année dernière... Oh ! j'irai bientôt la rejoindre... A présent que j'ai goûté des joies du ciel, je ne voudrais plus vivre ici-bas. J'ai demandé à l'ange de venir embrasser encore une fois mon mari et mes enfants ; mais bientôt il reviendra me chercher. »
« A huit heures, après qu'elle eut tendrement pris congé de son mari, de ses enfants et d'une foule de personnes qui l'entouraient, madame Schwabenhaus expira réellement cette fois, ainsi qu'il fut constaté par les médecins de façon à ne laisser subsister aucun doute.
« Cette scène a vivement ému les habitants de Baltimore. »
L'Esprit de madame Schwabenhaus ayant été évoqué, dans la séance de la Société parisienne des études spirites, le 27 avril dernier, l'entretien suivant s'est établi avec lui.
1. Nous désirerions, dans le but de nous instruire, vous adresser quelques questions concernant votre mort ; aurez-vous la bonté de nous répondre ? - R. Comment ne le ferais-je pas, maintenant que je commence à toucher aux vérités éternelles, et que je sais le besoin que vous en avez ?
2. Vous rappelez-vous la circonstance particulière qui a précédé votre mort ? - R. Oui, ce moment a été le plus heureux de mon existence terrestre.
3. Pendant votre mort apparente entendiez-vous ce qui se passait autour de vous et voyiez-vous les apprêts de vos funérailles ? - R. Mon âme était trop préoccupée de son bonheur prochain.
Remarque. On sait que généralement les léthargiques voient et entendent ce qui se passe autour d'eux et en conservent le souvenir au réveil. Le fait que nous rapportons offre cette particularité que le sommeil léthargique était accompagné d'extase, circonstance qui explique pourquoi l'attention de la malade fut détournée.
4. Aviez-vous la conscience de n'être pas morte ? - R. Oui, mais cela m'était plutôt pénible.
5. Pourriez-vous nous dire la différence que vous faites entre le sommeil naturel et le sommeil léthargique ? - R. Le sommeil naturel est le repos du corps ; le sommeil léthargique est l'exaltation de l'âme.
6. Souffriez-vous pendant votre léthargie ? - R. Non.
7. Comment s'est opéré votre retour à la vie ? - R. Dieu a permis que je revinsse consoler les coeurs affligés qui m'entouraient.
8. Nous désirerions une explication plus matérielle. - R. Ce que vous appelez le périsprit animait encore mon enveloppe terrestre.
9. Comment se fait-il que vous n'ayez pas été surprise à votre réveil des apprêts que l'on faisait pour vous enterrer ? - R. Je savais que je devais mourir, toutes ces choses m'importaient peu, puisque j'avais entrevu le bonheur des élus.
10. En revenant à vous, avez-vous été satisfaite d'être rendue à la vie ? - R. Oui, pour consoler.
11. Où avez-vous été pendant votre sommeil léthargique ? - R. Je ne puis vous dire tout le bonheur que j'éprouvais : les langues humaines n'expriment pas ces choses.
12. Vous sentiez-vous encore sur la terre ou dans l'espace ? - R. Dans les espaces.
13. Vous avez dit, en revenant à vous, que la petite fille que vous aviez perdue l'année précédente était venue vous chercher ; est-ce vrai ? - R. Oui, c'est un Esprit pur.
Remarque. Tout, dans les réponses de la mère, annonce en elle un Esprit élevé ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un Esprit plus élevé encore se soit uni au sien par sympathie. Toutefois, il est nécessaire de ne pas prendre à la lettre la qualification de Pur Esprit que les Esprits se donnent quelquefois entre eux. On sait qu'il faut entendre par là ceux de l'ordre le plus élevé, ceux qui étant complètement dématérialisés et épurés ne sont plus sujets à la réincarnation ; ce sont les anges qui jouissent de la vie éternelle. Or ceux qui n'ont pas atteint un degré suffisant ne comprennent pas encore cet état suprême ; ils peuvent donc employer le mot de Pur Esprit pour désigner une supériorité relative, mais non absolue. Nous en avons de nombreux exemples, et madame Schwabenhaus nous paraît être dans ce cas. Les Esprits moqueurs s'attribuent aussi quelquefois la qualité de purs Esprits pour inspirer plus de confiance aux personnes qu'ils veulent tromper, et qui n'ont pas assez de perspicacité pour les juger à leur langage, dans lequel se trahit toujours leur infériorité.
14. Quel âge avait cette enfant quand elle est morte ? - R. Sept ans.
15. Comment l'avez-vous reconnue ? - R. Les Esprits supérieurs se reconnaissent plus vite.
16. L'avez-vous reconnue sous une forme quelconque ? - R. Je ne l'ai vue que comme Esprit.
17. Que vous disait-elle ? - R. « Viens, suis-moi vers l'Eternel. »
18. Avez-vous vu d'autres Esprits que celui de votre fille ? - R. J'ai vu une quantité d'autres Esprits, mais la voix de mon enfant et le bonheur que je pressentais faisaient mes seules préoccupations.
19. Pendant votre retour à la vie, vous avez dit que vous iriez bientôt rejoindre votre fille ; vous aviez donc conscience de votre mort prochaine ? - R. C'était pour moi une espérance heureuse.
20. Comment le saviez-vous ? - R. Qui ne sait qu'il faut mourir ? Ma maladie me le disait bien.
21. Quelle était la cause de votre maladie ? - R. Les chagrins.
22. Quel âge aviez-vous ? - R. Quarante-huit ans.
23. En quittant la vie définitivement avez-vous eu immédiatement une conscience nette et lucide de votre nouvelle situation ? - R. Je l'ai eue au moment de ma léthargie.
24. Avez-vous éprouvé le trouble qui accompagne ordinairement le retour à la vie spirite ? - R. Non, j'ai été éblouie, mais pas troublée.
Remarque. On sait que le trouble qui suit la mort est d'autant moins grand et moins long que l'Esprit s'est plus épuré pendant la vie. L'extase qui a précédé la mort de cette femme était d'ailleurs un premier dégagement de l'âme des liens terrestres.
25. Depuis votre mort avez-vous revu votre fille ? - R. Je suis souvent avec elle.
26. Etes-vous réunie à elle pour l'éternité ? - R. Non, mais je sais qu'après mes dernières incarnations je serai dans le séjour où les Esprits purs habitent.
27. Vos épreuves ne sont donc pas finies ? - R. Non, mais elles seront heureuses maintenant ; elles ne me laissent plus qu'espérer, et l'espérance c'est presque le bonheur.
28. Votre fille avait-elle vécu dans d'autres corps avant celui par lequel elle était votre fille ? - R. Oui, dans bien d'autres.
29. Sous quelle forme êtes-vous parmi nous ? - R. Sous ma dernière forme de femme.
30. Nous voyez-vous aussi distinctement que vous l'auriez fait étant vivante ? - R. oui.
31. Puisque vous êtes ici sous la forme que vous aviez sur la terre, est-ce par les yeux que vous nous voyez ? - R. Mais non, l'Esprit n'a pas d'yeux ; je ne suis sous ma dernière forme que pour satisfaire aux lois qui régissent les Esprits quand ils sont évoqués et obligés de reprendre ce que vous appelez périsprit.
32. Pouvez-vous lire dans nos pensées ? - R. Oui, je le puis : j'y lirai si vos pensées sont bonnes.
33. Nous vous remercions des explications que vous avez bien voulu nous donner ; nous reconnaissons à la sagesse de vos réponses que vous êtes un Esprit élevé, et nous espérons que vous jouirez du bonheur que vous méritez. - R. Je suis heureuse de contribuer à votre oeuvre ; mourir est une joie quand on peut aider aux progrès comme je puis le faire.
M. M... avait acheté chez un brocanteur une médaille qui lui a paru remarquable par sa singularité. Elle est de la grandeur d'un écu de six livres. Son aspect est argentin quoique un peu plombé. Sur les deux faces sont gravés en creux une foule de signes, parmi lesquels on remarque ceux des planètes, des cercles entrelacés, un triangle, des mots inintelligibles et des initiales en caractères vulgaires ; puis d'autres caractères bizarres, ayant quelque chose de l'arabe, le tout disposé d'une manière cabalistique dans le genre des grimoires.
M. M... ayant interrogé mademoiselle J..., somnambule-médium, sur cette médaille, il lui fut répondu qu'elle était composée de sept métaux, qu'elle avait appartenu à Cazotte, et avait un pouvoir particulier pour attirer les Esprits et faciliter les évocations. M. de Caudemberg, auteur d'une relation des communications qu'il a eues, dit-il, comme médium, avec la Vierge Marie, lui dit que c'était une mauvaise chose propre à attirer les démons. Mademoiselle de Guldenstube, médium, soeur du baron de Guldenstube, auteur d'un ouvrage sur la Pneumatographie ou écriture directe, lui dit qu'elle avait une vertu magnétique et pouvait provoquer le somnambulisme.
Peu satisfait de ces réponses contradictoires, M. M... nous a présenté cette médaille en nous demandant notre opinion personnelle à ce sujet, et en nous priant également d'interroger un Esprit supérieur sur sa valeur réelle au point de vue de l'influence qu'elle peut avoir. Voici notre réponse :
Les Esprits sont attirés ou repoussés par la pensée et non par des objets matériels qui n'ont aucun pouvoir sur eux. Les Esprits supérieurs ont de tout temps condamné l'emploi des signes et des formes cabalistiques, et tout Esprit qui leur attribue une vertu quelconque ou qui prétend donner des talismans qui sentent le grimoire, révèle par cela même son infériorité, soit qu'il agisse de bonne foi et par ignorance, par suite d'anciens préjugés terrestres dont il est encore imbu, soit qu'il veuille sciemment se jouer de la crédulité, comme Esprit moqueur. Les signes cabalistiques, quand ils ne sont pas de pure fantaisie, sont des symboles qui rappellent des croyances superstitieuses à la vertu de certaines choses, comme les nombres, les planètes et leur concordance avec les métaux, croyances écloses dans les temps d'ignorance, et qui reposent sur des erreurs manifestes dont la science a fait justice en montrant ce qu'il en est des prétendues sept planètes, des sept métaux, etc. La forme mystique et inintelligible de ces emblèmes avait pour but d'en imposer au vulgaire disposé à voir du merveilleux dans ce qu'il ne comprend pas. Quiconque a étudié la nature des Esprits ne peut admettre rationnellement sur eux l'influence de formes conventionnelles, ni de substances mélangées dans de certaines proportions ; ce serait renouveler les pratiques de la chaudière des sorcières, des chats noirs, des poules noires et autres diableries. Il n'en est pas de même d'un objet magnétisé qui, comme on le sait, a le pouvoir de provoquer le somnambulisme ou certains phénomènes nerveux sur l'économie ; mais alors la vertu de cet objet réside uniquement dans le fluide dont il est momentanément imprégné et qui se transmet ainsi par voie médiate, et non dans sa forme, dans sa couleur, ni surtout dans les signes dont il peut être surchargé.
Un Esprit peut dire : « Tracez tel signe, et à ce signe je reconnaîtrai que vous m'appelez, et je viendrai ; » mais dans ce cas le signe tracé n'est que l'expression de la pensée ; c'est une évocation traduite d'une manière matérielle ; or, les Esprits, quelle que soit leur nature, n'ont pas besoin de pareils moyens pour se communiquer ; les Esprits supérieurs ne les emploient jamais ; les Esprits inférieurs peuvent le faire en vue de fasciner l'imagination des personnes crédules qu'ils veulent tenir sous leur dépendance. Règle générale : Pour les Esprits supérieurs, la forme n'est rien, la pensée est tout ; tout Esprit qui attache plus d'importance à la forme qu'au fond est inférieur, et ne mérite aucune confiance, alors même que de temps à autre il dirait quelques bonnes choses ; car ces bonnes choses sont souvent un moyen de séduction.
Telle était notre pensée au sujet des talismans en général, comme moyens de relations avec les Esprits. Il va sans dire qu'elle s'applique également à ceux que la superstition emploie comme préservatifs de maladies ou d'accidents.
Néanmoins, pour l'édification du possesseur de la médaille, et pour mieux approfondir la question, dans la séance de la société du 17 juillet 1858, nous priâmes l'Esprit de saint Louis, qui veut bien se communiquer à nous toutes les fois qu'il s'agit de notre instruction, de nous donner son avis à ce sujet. Interrogé sur la valeur de cette médaille, voici quelle fut sa réponse :
« Vous faites bien de ne pas admettre que des objets matériels puissent avoir une vertu quelconque sur les manifestations, soit pour les provoquer, soit pour les empêcher. Assez souvent nous avons dit que les manifestations étaient spontanées, et qu'au surplus nous ne nous refusions jamais de répondre à votre appel. Pourquoi pensez-vous que nous puissions être obligés d'obéir à une chose fabriquée par des humains ?
D. - Dans quel but cette médaille a-t-elle été faite ? - R. Elle a été faite dans le but d'appeler l'attention des personnes qui voudraient bien y croire ; mais ce n'est que par des magnétiseurs qu'elle a pu être faite avec l'intention de la magnétiser pour endormir un sujet. Les signes ne sont que des choses de fantaisie.
D. - On dit qu'elle avait appartenu à Cazotte ; pourrions-nous l'évoquer afin d'avoir quelques renseignements de lui à cet égard ? - R. Ce n'est pas nécessaire ; occupez-vous préférablement de choses plus sérieuses. »
M. M... ayant interrogé mademoiselle J..., somnambule-médium, sur cette médaille, il lui fut répondu qu'elle était composée de sept métaux, qu'elle avait appartenu à Cazotte, et avait un pouvoir particulier pour attirer les Esprits et faciliter les évocations. M. de Caudemberg, auteur d'une relation des communications qu'il a eues, dit-il, comme médium, avec la Vierge Marie, lui dit que c'était une mauvaise chose propre à attirer les démons. Mademoiselle de Guldenstube, médium, soeur du baron de Guldenstube, auteur d'un ouvrage sur la Pneumatographie ou écriture directe, lui dit qu'elle avait une vertu magnétique et pouvait provoquer le somnambulisme.
Peu satisfait de ces réponses contradictoires, M. M... nous a présenté cette médaille en nous demandant notre opinion personnelle à ce sujet, et en nous priant également d'interroger un Esprit supérieur sur sa valeur réelle au point de vue de l'influence qu'elle peut avoir. Voici notre réponse :
Les Esprits sont attirés ou repoussés par la pensée et non par des objets matériels qui n'ont aucun pouvoir sur eux. Les Esprits supérieurs ont de tout temps condamné l'emploi des signes et des formes cabalistiques, et tout Esprit qui leur attribue une vertu quelconque ou qui prétend donner des talismans qui sentent le grimoire, révèle par cela même son infériorité, soit qu'il agisse de bonne foi et par ignorance, par suite d'anciens préjugés terrestres dont il est encore imbu, soit qu'il veuille sciemment se jouer de la crédulité, comme Esprit moqueur. Les signes cabalistiques, quand ils ne sont pas de pure fantaisie, sont des symboles qui rappellent des croyances superstitieuses à la vertu de certaines choses, comme les nombres, les planètes et leur concordance avec les métaux, croyances écloses dans les temps d'ignorance, et qui reposent sur des erreurs manifestes dont la science a fait justice en montrant ce qu'il en est des prétendues sept planètes, des sept métaux, etc. La forme mystique et inintelligible de ces emblèmes avait pour but d'en imposer au vulgaire disposé à voir du merveilleux dans ce qu'il ne comprend pas. Quiconque a étudié la nature des Esprits ne peut admettre rationnellement sur eux l'influence de formes conventionnelles, ni de substances mélangées dans de certaines proportions ; ce serait renouveler les pratiques de la chaudière des sorcières, des chats noirs, des poules noires et autres diableries. Il n'en est pas de même d'un objet magnétisé qui, comme on le sait, a le pouvoir de provoquer le somnambulisme ou certains phénomènes nerveux sur l'économie ; mais alors la vertu de cet objet réside uniquement dans le fluide dont il est momentanément imprégné et qui se transmet ainsi par voie médiate, et non dans sa forme, dans sa couleur, ni surtout dans les signes dont il peut être surchargé.
Un Esprit peut dire : « Tracez tel signe, et à ce signe je reconnaîtrai que vous m'appelez, et je viendrai ; » mais dans ce cas le signe tracé n'est que l'expression de la pensée ; c'est une évocation traduite d'une manière matérielle ; or, les Esprits, quelle que soit leur nature, n'ont pas besoin de pareils moyens pour se communiquer ; les Esprits supérieurs ne les emploient jamais ; les Esprits inférieurs peuvent le faire en vue de fasciner l'imagination des personnes crédules qu'ils veulent tenir sous leur dépendance. Règle générale : Pour les Esprits supérieurs, la forme n'est rien, la pensée est tout ; tout Esprit qui attache plus d'importance à la forme qu'au fond est inférieur, et ne mérite aucune confiance, alors même que de temps à autre il dirait quelques bonnes choses ; car ces bonnes choses sont souvent un moyen de séduction.
Telle était notre pensée au sujet des talismans en général, comme moyens de relations avec les Esprits. Il va sans dire qu'elle s'applique également à ceux que la superstition emploie comme préservatifs de maladies ou d'accidents.
Néanmoins, pour l'édification du possesseur de la médaille, et pour mieux approfondir la question, dans la séance de la société du 17 juillet 1858, nous priâmes l'Esprit de saint Louis, qui veut bien se communiquer à nous toutes les fois qu'il s'agit de notre instruction, de nous donner son avis à ce sujet. Interrogé sur la valeur de cette médaille, voici quelle fut sa réponse :
« Vous faites bien de ne pas admettre que des objets matériels puissent avoir une vertu quelconque sur les manifestations, soit pour les provoquer, soit pour les empêcher. Assez souvent nous avons dit que les manifestations étaient spontanées, et qu'au surplus nous ne nous refusions jamais de répondre à votre appel. Pourquoi pensez-vous que nous puissions être obligés d'obéir à une chose fabriquée par des humains ?
D. - Dans quel but cette médaille a-t-elle été faite ? - R. Elle a été faite dans le but d'appeler l'attention des personnes qui voudraient bien y croire ; mais ce n'est que par des magnétiseurs qu'elle a pu être faite avec l'intention de la magnétiser pour endormir un sujet. Les signes ne sont que des choses de fantaisie.
D. - On dit qu'elle avait appartenu à Cazotte ; pourrions-nous l'évoquer afin d'avoir quelques renseignements de lui à cet égard ? - R. Ce n'est pas nécessaire ; occupez-vous préférablement de choses plus sérieuses. »
Depuis sept ou huit mois, le nommé Louis G..., ouvrier cordonnier, faisait la cour à une demoiselle Victorine R..., piqueuse de bottines, avec laquelle il devait se marier très prochainement, puisque les bans étaient en cours de publication. Les choses en étant à ce point, les jeunes gens se considéraient presque comme définitivement unis, et, par mesure d'économie, le cordonnier venait chaque jour prendre ses repas chez sa future.
Mercredi dernier, Louis étant venu, comme à l'ordinaire, souper chez la piqueuse de bottines, une contestation survint à propos d'une futilité ; on s'obstina de part et d'autre, et les choses en vinrent au point que Louis quitta la table et partit en jurant de ne plus jamais revenir.
Le lendemain pourtant, le cordonnier, tout penaud, venait mettre les pouces et demander pardon : la nuit porte conseil, on le sait ; mais l'ouvrière, préjugeant peut-être, d'après la scène de la veille, ce qui pourrait survenir quand il ne serait plus temps de se dédire, refusa de se réconcilier, et, protestations, larmes, désespoir, rien ne put la fléchir. Avant-hier au soir, cependant, comme plusieurs jours s'étaient écoulés depuis celui de la brouille, Louis, espérant que sa bien-aimée serait plus traitable, voulut tenter une dernière démarche : il arrive donc et frappe de façon à se faire connaître, mais on refuse de lui ouvrir ; alors nouvelles supplications de la part du pauvre évincé, nouvelles protestations à travers la porte, mais rien ne put toucher l'implacable prétendue. « Adieu donc, méchante ! s'écrie enfin le pauvre garçon, adieu pour toujours ! Tâchez de rencontrer un mari qui vous aime autant que moi ! » En même temps la jeune fille entend une sorte de gémissement étouffé, puis comme le bruit d'un corps qui tombe en glissant le long de sa porte, et tout rentre dans le silence ; alors elle s'imagine que Louis s'est installé sur le seuil pour attendre sa première sortie, mais elle se promet bien de ne pas mettre le pied dehors tant qu'il sera là.
Il y avait à peine un quart d'heure que ceci avait eu lieu, lorsqu'un locataire qui passait sur le palier avec de la lumière, pousse une exclamation et demande du secours. Aussitôt les voisins arrivent, et Mlle Victorine, ayant également ouvert sa porte, jette un cri d'horreur en apercevant étendu sur le carreau son prétendu pâle et inanimé. Chacun s'empresse de lui porter secours, on s'enquiert d'un médecin, mais on s'aperçoit bientôt que tout est inutile, et qu'il a cessé d'exister. Le malheureux jeune homme s'était plongé son tranchet dans la région du coeur, et le fer était resté dans la plaie.
Ce fait, que nous trouvons dans le Siècle du 7 avril dernier, a suggéré la pensée d'adresser à un Esprit supérieur quelques questions sur ses conséquences morales. Les voici, ainsi que les réponses qui nous ont été données par l'Esprit de saint Louis dans la séance de la Société du 10 août 1858.
1. La jeune fille, cause involontaire de la mort de son amant, en a-t-elle la responsabilité ? - R. Oui, car elle ne l'aimait pas.
2. Pour prévenir ce malheur devait-elle l'épouser malgré sa répugnance ? - R. Elle cherchait une occasion pour se séparer de lui ; elle a fait au commencement de sa liaison ce qu'elle aurait fait plus tard.
3. Ainsi sa culpabilité consiste à avoir entretenu chez lui des sentiments qu'elle ne partageait pas, sentiments qui ont été la cause de la mort du jeune homme ? - R. Oui, c'est cela.
4. Sa responsabilité, dans ce cas, doit être proportionnée à sa faute ; elle ne doit pas être aussi grande que si elle eût provoqué volontairement la mort ? - R. Cela saute aux yeux.
5. Le suicide de Louis trouve-t-il une excuse dans l'égarement où l'a plongé l'obstination de Victorine ? - R. Oui, car son suicide, qui provient de l'amour, est moins criminel aux yeux de Dieu que le suicide de l'homme qui veut s'affranchir de la vie par un motif de lâcheté.
Remarque. En disant que ce suicide est moins criminel aux yeux de Dieu, cela signifie évidemment qu'il y a criminalité, quoique moins grande. La faute consiste dans la faiblesse qu'il n'a pas su vaincre. C'était sans doute une épreuve sous laquelle il a succombé ; or, les Esprits nous apprennent que le mérite consiste à lutter victorieusement contre les épreuves de toutes sortes qui sont l'essence même de notre vie terrestre.
L'Esprit de Louis C... ayant été évoqué une autre fois, on lui adressa les questions suivantes :
1. Que pensez-vous de l'action que vous avez commise ? - R. Victorine est une ingrate ; j'ai eu tort de me tuer pour elle, car elle ne le méritait pas.
2. Elle ne vous aimait donc pas ? - R. Non ; elle l'a cru d'abord ; elle se faisait illusion ; la scène que je lui ai faite lui a ouvert les yeux ; alors elle a été contente de ce prétexte pour se débarrasser de moi.
3. Et vous, l'aimiez-vous sincèrement ? - R. J'avais de la passion pour elle ; voilà tout, je crois ; si je l'avais aimée d'un amour pur, je n'aurais pas voulu lui faire de la peine.
4. Si elle avait su que vous vouliez réellement vous tuer, aurait-elle persisté dans son refus ? - R. Je ne sais ; je ne crois pas, car elle n'est pas méchante ; mais elle aurait été malheureuse ; il vaut encore mieux pour elle que cela se soit passé ainsi.
5. En arrivant à sa porte aviez-vous l'intention de vous tuer en cas de refus ? - R. Non ; je n'y pensais pas ; je ne croyais pas qu'elle serait si obstinée ; ce n'est que quand j'ai vu son obstination, qu'alors un vertige m'a pris.
6. Vous semblez ne regretter votre suicide que parce que Victorine ne le méritait pas ; est-ce le seul sentiment que vous éprouvez ? - R. En ce moment, oui ; je suis encore tout troublé ; il me semble être à sa porte ; mais je sens autre chose que je ne puis définir.
7. Le comprendrez-vous plus tard ? - R. Oui, quand je serai débrouillé... C'est mal ce que j'ai fait ; j'aurais dû la laisser tranquille... J'ai été faible et j'en porte la peine... Voyez-vous, la passion aveugle l'homme et lui fait faire bien des sottises. Il les comprend quand il n'est plus temps.
8. Vous dites que vous en portez la peine ; quelle peine souffrez-vous ? - R. J'ai eu tort d'abréger ma vie ; je ne le devais pas ; je devais tout supporter plutôt que d'en finir avant le temps ; et puis je suis malheureux ; je souffre ; c'est toujours elle qui me fait souffrir ; il me semble être encore là, à sa porte ; l'ingrate ! Ne m'en parlez plus ; je n'y veux plus penser ; cela me fait trop de mal. Adieu.
Mercredi dernier, Louis étant venu, comme à l'ordinaire, souper chez la piqueuse de bottines, une contestation survint à propos d'une futilité ; on s'obstina de part et d'autre, et les choses en vinrent au point que Louis quitta la table et partit en jurant de ne plus jamais revenir.
Le lendemain pourtant, le cordonnier, tout penaud, venait mettre les pouces et demander pardon : la nuit porte conseil, on le sait ; mais l'ouvrière, préjugeant peut-être, d'après la scène de la veille, ce qui pourrait survenir quand il ne serait plus temps de se dédire, refusa de se réconcilier, et, protestations, larmes, désespoir, rien ne put la fléchir. Avant-hier au soir, cependant, comme plusieurs jours s'étaient écoulés depuis celui de la brouille, Louis, espérant que sa bien-aimée serait plus traitable, voulut tenter une dernière démarche : il arrive donc et frappe de façon à se faire connaître, mais on refuse de lui ouvrir ; alors nouvelles supplications de la part du pauvre évincé, nouvelles protestations à travers la porte, mais rien ne put toucher l'implacable prétendue. « Adieu donc, méchante ! s'écrie enfin le pauvre garçon, adieu pour toujours ! Tâchez de rencontrer un mari qui vous aime autant que moi ! » En même temps la jeune fille entend une sorte de gémissement étouffé, puis comme le bruit d'un corps qui tombe en glissant le long de sa porte, et tout rentre dans le silence ; alors elle s'imagine que Louis s'est installé sur le seuil pour attendre sa première sortie, mais elle se promet bien de ne pas mettre le pied dehors tant qu'il sera là.
Il y avait à peine un quart d'heure que ceci avait eu lieu, lorsqu'un locataire qui passait sur le palier avec de la lumière, pousse une exclamation et demande du secours. Aussitôt les voisins arrivent, et Mlle Victorine, ayant également ouvert sa porte, jette un cri d'horreur en apercevant étendu sur le carreau son prétendu pâle et inanimé. Chacun s'empresse de lui porter secours, on s'enquiert d'un médecin, mais on s'aperçoit bientôt que tout est inutile, et qu'il a cessé d'exister. Le malheureux jeune homme s'était plongé son tranchet dans la région du coeur, et le fer était resté dans la plaie.
Ce fait, que nous trouvons dans le Siècle du 7 avril dernier, a suggéré la pensée d'adresser à un Esprit supérieur quelques questions sur ses conséquences morales. Les voici, ainsi que les réponses qui nous ont été données par l'Esprit de saint Louis dans la séance de la Société du 10 août 1858.
1. La jeune fille, cause involontaire de la mort de son amant, en a-t-elle la responsabilité ? - R. Oui, car elle ne l'aimait pas.
2. Pour prévenir ce malheur devait-elle l'épouser malgré sa répugnance ? - R. Elle cherchait une occasion pour se séparer de lui ; elle a fait au commencement de sa liaison ce qu'elle aurait fait plus tard.
3. Ainsi sa culpabilité consiste à avoir entretenu chez lui des sentiments qu'elle ne partageait pas, sentiments qui ont été la cause de la mort du jeune homme ? - R. Oui, c'est cela.
4. Sa responsabilité, dans ce cas, doit être proportionnée à sa faute ; elle ne doit pas être aussi grande que si elle eût provoqué volontairement la mort ? - R. Cela saute aux yeux.
5. Le suicide de Louis trouve-t-il une excuse dans l'égarement où l'a plongé l'obstination de Victorine ? - R. Oui, car son suicide, qui provient de l'amour, est moins criminel aux yeux de Dieu que le suicide de l'homme qui veut s'affranchir de la vie par un motif de lâcheté.
Remarque. En disant que ce suicide est moins criminel aux yeux de Dieu, cela signifie évidemment qu'il y a criminalité, quoique moins grande. La faute consiste dans la faiblesse qu'il n'a pas su vaincre. C'était sans doute une épreuve sous laquelle il a succombé ; or, les Esprits nous apprennent que le mérite consiste à lutter victorieusement contre les épreuves de toutes sortes qui sont l'essence même de notre vie terrestre.
L'Esprit de Louis C... ayant été évoqué une autre fois, on lui adressa les questions suivantes :
1. Que pensez-vous de l'action que vous avez commise ? - R. Victorine est une ingrate ; j'ai eu tort de me tuer pour elle, car elle ne le méritait pas.
2. Elle ne vous aimait donc pas ? - R. Non ; elle l'a cru d'abord ; elle se faisait illusion ; la scène que je lui ai faite lui a ouvert les yeux ; alors elle a été contente de ce prétexte pour se débarrasser de moi.
3. Et vous, l'aimiez-vous sincèrement ? - R. J'avais de la passion pour elle ; voilà tout, je crois ; si je l'avais aimée d'un amour pur, je n'aurais pas voulu lui faire de la peine.
4. Si elle avait su que vous vouliez réellement vous tuer, aurait-elle persisté dans son refus ? - R. Je ne sais ; je ne crois pas, car elle n'est pas méchante ; mais elle aurait été malheureuse ; il vaut encore mieux pour elle que cela se soit passé ainsi.
5. En arrivant à sa porte aviez-vous l'intention de vous tuer en cas de refus ? - R. Non ; je n'y pensais pas ; je ne croyais pas qu'elle serait si obstinée ; ce n'est que quand j'ai vu son obstination, qu'alors un vertige m'a pris.
6. Vous semblez ne regretter votre suicide que parce que Victorine ne le méritait pas ; est-ce le seul sentiment que vous éprouvez ? - R. En ce moment, oui ; je suis encore tout troublé ; il me semble être à sa porte ; mais je sens autre chose que je ne puis définir.
7. Le comprendrez-vous plus tard ? - R. Oui, quand je serai débrouillé... C'est mal ce que j'ai fait ; j'aurais dû la laisser tranquille... J'ai été faible et j'en porte la peine... Voyez-vous, la passion aveugle l'homme et lui fait faire bien des sottises. Il les comprend quand il n'est plus temps.
8. Vous dites que vous en portez la peine ; quelle peine souffrez-vous ? - R. J'ai eu tort d'abréger ma vie ; je ne le devais pas ; je devais tout supporter plutôt que d'en finir avant le temps ; et puis je suis malheureux ; je souffre ; c'est toujours elle qui me fait souffrir ; il me semble être encore là, à sa porte ; l'ingrate ! Ne m'en parlez plus ; je n'y veux plus penser ; cela me fait trop de mal. Adieu.
Un de nos abonnés nous écrit ce qui suit à propos du dessin que nous avons publié dans notre dernier numéro :
« L'auteur de l'article dit, page 231 : La clé de SOL y est fréquemment répétée, et, chose bizarre, jamais la clé de FA. Il paraîtrait que les yeux du médium n'auraient pas aperçu tous les détails du riche dessin que sa main a exécuté, car un musicien nous assure qu'il est facile de reconnaître, droite et renversée, la clé de fa dans l'ornementation du bas de l'édifice, au milieu de laquelle plonge la partie inférieure de l'archet, ainsi que dans le prolongement de cette ornementation à gauche de la pointe du téorbe. Le même musicien prétend en outre que la clé d'ut, ancienne forme, figure, elle aussi, sur les dalles qui avoisinent l'escalier de droite. »
Remarque. - Nous insérons d'autant plus volontiers cette observation, qu'elle prouve jusqu'à quel point la pensée du médium est restée étrangère à la confection du dessin. En examinant les détails des parties signalées, on y reconnaît en effet des clés de fa et d'ut dont l'auteur a orné son dessin sans s'en douter. Quand on le voit à l'oeuvre, on conçoit aisément l'absence de toute conception préméditée et de toute volonté ; sa main, entraînée par une force occulte, donne au crayon ou au burin la marche la plus irrégulière et la plus contraire aux préceptes les plus élémentaires de l'art, allant sans cesse avec une rapidité inouïe d'un bout à l'autre de la planche sans la quitter, pour revenir cent fois au même point ; toutes les parties sont ainsi commencées et continuées à la fois, sans qu'aucune soit achevée avant d'en entreprendre une autre. Il en résulte, au premier abord, un ensemble incohérent dont on ne comprend le but que lorsque tout est terminé. Cette marche singulière n'est point le propre de M. Sardou ; nous avons vu tous les médiums dessinateurs procéder de la même manière. Nous connaissons une dame, peintre de mérite et professeur de dessin, qui jouit de cette faculté. Quand elle dessine comme médium, elle opère, malgré elle, contre les règles, et par un procédé qu'il lui serait impossible de suivre lorsqu'elle travaille sous sa propre inspiration et dans son état normal. Ses élèves, nous disait-elle, riraient bien si elle leur enseignait à dessiner à la façon des Esprits.
ALLAN KARDEC
« L'auteur de l'article dit, page 231 : La clé de SOL y est fréquemment répétée, et, chose bizarre, jamais la clé de FA. Il paraîtrait que les yeux du médium n'auraient pas aperçu tous les détails du riche dessin que sa main a exécuté, car un musicien nous assure qu'il est facile de reconnaître, droite et renversée, la clé de fa dans l'ornementation du bas de l'édifice, au milieu de laquelle plonge la partie inférieure de l'archet, ainsi que dans le prolongement de cette ornementation à gauche de la pointe du téorbe. Le même musicien prétend en outre que la clé d'ut, ancienne forme, figure, elle aussi, sur les dalles qui avoisinent l'escalier de droite. »
Remarque. - Nous insérons d'autant plus volontiers cette observation, qu'elle prouve jusqu'à quel point la pensée du médium est restée étrangère à la confection du dessin. En examinant les détails des parties signalées, on y reconnaît en effet des clés de fa et d'ut dont l'auteur a orné son dessin sans s'en douter. Quand on le voit à l'oeuvre, on conçoit aisément l'absence de toute conception préméditée et de toute volonté ; sa main, entraînée par une force occulte, donne au crayon ou au burin la marche la plus irrégulière et la plus contraire aux préceptes les plus élémentaires de l'art, allant sans cesse avec une rapidité inouïe d'un bout à l'autre de la planche sans la quitter, pour revenir cent fois au même point ; toutes les parties sont ainsi commencées et continuées à la fois, sans qu'aucune soit achevée avant d'en entreprendre une autre. Il en résulte, au premier abord, un ensemble incohérent dont on ne comprend le but que lorsque tout est terminé. Cette marche singulière n'est point le propre de M. Sardou ; nous avons vu tous les médiums dessinateurs procéder de la même manière. Nous connaissons une dame, peintre de mérite et professeur de dessin, qui jouit de cette faculté. Quand elle dessine comme médium, elle opère, malgré elle, contre les règles, et par un procédé qu'il lui serait impossible de suivre lorsqu'elle travaille sous sa propre inspiration et dans son état normal. Ses élèves, nous disait-elle, riraient bien si elle leur enseignait à dessiner à la façon des Esprits.
ALLAN KARDEC