REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1869

Allan Kardec

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Février

Statistique du Spiritisme

Appréciation par le journal la Solidarité[1].

Le journal la Solidarité, du 15 janvier 1869, analyse la statistique du Spiritisme que nous avons publiée dans notre précédent numéro ; s'il en critique quelques chiffres, nous sommes heureux de son adhésion à l'ensemble du travail qu'il apprécie en ces termes :

« Nous regrettons de ne pouvoir reproduire, faute d'espace, les réflexions très sages dont M. Allan Kardec fait suivre cette statistique. Nous nous bornerons à constater avec lui qu'il y a des spirites à tous les degrés de l'échelle sociale ; que la grande majorité des spirites se trouve parmi les gens éclairés et non parmi les ignorants ; que le Spiritisme s'est propagé partout du haut en bas de l'échelle sociale ; que l'affliction et le malheur sont les grands recruteurs du Spiritisme, par suite des consolations et des espérances qu'il donne à ceux qui pleurent et regrettent ; que le Spiritisme trouve un plus facile accès parmi les incrédules en matières religieuses que parmi les gens qui ont une foi arrêtée ; enfin, qu'après les fanatiques, les plus réfractaires aux idées spirites sont les gens dont toutes les pensées sont concentrées sur les possessions et les jouissances matérielles, quelle que soit, d'ailleurs, leur condition. »

C'est un fait d'une importance capitale qu'il soit constaté que, partout, « la grande majorité des spirites se trouve parmi les gens éclairés et non parmi les ignorants. » En présence de ce fait matériel, que devient l'accusation de stupidité, ignorance, folie, ineptie, jetée si étourdiment contre les spirites par la malveillance ?

Le Spiritisme se propageant du haut en bas de l'échelle, prouve en outre que les classes favorisées comprennent son influence moralisatrice sur les masses, puisqu'elles s'efforcent de l'y faire pénétrer. C'est qu'en effet, les exemples que l'on a sous les yeux, quoique partiels et encore isolés, démontrent d'une manière péremptoire que l'esprit du prolétariat serait tout autre s'il étant imbu des principes de la doctrine spirite.

La principale objection de la Solidarité, et elle est très sérieuse, porte sur le nombre des spirites du monde entier. Voici ce qu'elle dit à ce sujet :

« La Revue spirite se trompe de beaucoup lorsqu'elle n'estime qu'à six ou sept millions le nombre des spirites pour le monde entier. Elle oublie évidemment de compter l'Asie.

Si par le terme spirite on entend les personnes qui croient à la vie d'outre-tombe et aux rapports des vivants avec l'âme des personnes mortes, c'est par centaines de millions qu'il faut les compter. La croyance aux Esprits existe chez tous les sectateurs du bouddhisme, et l'on peut dire qu'elle fait le fond de toutes les religions de l'extrême Orient. Elle est surtout générale en Chine. Les trois anciennes sectes qui depuis si longtemps se partagent les populations dans l'empire du Milieu, croient aux mânes, aux Esprits, et en professent le culte. - On peut même dire que c'est là pour elles un terrain commun. Les adorateurs du Tao et de Fo s'y rencontrent avec les sectateurs du philosophe Koung-fou-tseu.

Les prêtres de la secte de Lao-Tseu, et particulièrement les Tao-Tse, ou docteurs de la Raison, doivent aux pratiques spirites, une grande partie de leur influence sur les populations. - Ces religieux interrogent les Esprits et obtiennent des réponses écrites qui n'ont ni plus ni moins de valeur que celles de nos médiums. Ce sont des conseils et des avis regardés comme étant donnés aux vivants par l'Esprit d'un mort ; il s'y trouve des révélations de secrets connus uniquement de la personne qui interroge, quelquefois des prédictions qui se réalisent ou ne se réalisent pas, mais qui sont de nature à frapper les auditeurs et à flatter assez leurs désirs pour qu'ils se chargent d'accomplir eux-mêmes l'oracle.

Ces correspondances s'obtiennent par des procédés qui ne diffèrent pas beaucoup de ceux de nos spirites, mais qui cependant doivent être plus perfectionnés si l'on considère la longue expérience des opérateurs qui les pratiquent traditionnellement.

Voici comment ils nous ont été décrits par un témoin oculaire, M. D…, qui habite la Chine depuis longtemps et qui est familier avec la langue du pays.

Une tige de pêcher, longue de 50 à 60 centimètres, est maintenue à ses deux extrémités par deux personnes, dont l'une est le médium et l'autre l'interrogateur. Au milieu de cette tige, on a eu soin de sceller ou d'attacher une petite baguette de même bois, assez semblable à un crayon pour la longueur et la grosseur. Au-dessous de ce petit appareil, se trouve répandue une couche de sable, ou une boîte contenant du millet. La baguette, en se promenant machinalement sur ce sable ou sur ces graines, trace des caractères. Ces caractères, à mesure qu'ils se forment, sont lus et reproduits immédiatement sur le papier par un lettré présent à la séance. Il en résulte des phrases et des écrits plus ou moins longs, plus ou moins intéressants, mais ayant toujours une valeur logique.

Si l'on en croit les Tao-Tse, ces procédés leur viennent de Lao-Tseu lui-même. Or si, d'après l'histoire, Lao-Tseu vécut au sixième siècle avant Jésus-Christ, il est bon de rappeler que, d'après la légende, il est comme le Verbe des chrétiens, antérieur au commencement et contemporain de la grande non-entité, comme s'expriment les docteurs de la Raison.

On voit que le Spiritisme remonte à une assez jolie antiquité.

Cela ne prouve pas qu'il soit vrai ? - Non, sans doute, mais, s'il suffit à une croyance d'être ancienne pour être vénérable, et d'être forte par le nombre de ses partisans pour être respectée, je n'en connais pas qui ait plus de titres au respect et à la vénération de mes contemporains. »

Il va sans dire que nous adhérons complètement à cette rectification, et nous sommes heureux qu'elle émane d'une source étrangère, parce que cela prouve que nous n'avons pas cherché à enfler le tableau. Nos lecteurs apprécieront, comme nous, la manière dont ce journal, qui se recommande par son caractère sérieux, envisage le Spiritisme ; on voit que, de sa part, c'est une appréciation motivée.

Nous savions bien que les idées spirites sont très répandues chez les peuples de l'extrême Orient, et si nous ne les avons pas fait entrer en ligne de compte, c'est que, dans notre évaluation, nous ne nous sommes proposé de présenter, ainsi que nous l'avons dit, que le mouvement du Spiritisme moderne, nous réservant de faire plus tard une étude spéciale sur l'antériorité de ces idées. Nous remercions très sincèrement l'auteur de l'article de nous avoir devancé.

Ailleurs il dit : « Nous croyons que cette incertitude (sur le nombre réel des spirites, en France surtout) tient d'abord à l'absence de déclarations positives de la part des adeptes ; ensuite à l'état flottant des croyances. Il existe, - et nous pourrions en citer à Paris de nombreux exemples, - une foule de gens qui croient au Spiritisme et qui ne s'en vantent pas. »

Ceci est parfaitement juste ; aussi n'avons-nous parlé que des spirites de fait ; autrement, comme nous l'avons dit, si l'on comprenait les spirites d'intuition, en France seulement on les compterait par millions ; mais nous avons préféré être au-dessous qu'au-dessus de la vérité pour ne pas être taxé d'exagération. Il faut cependant que l'accroissement soit bien sensible, pour que certains adversaires l'aient porté à des chiffres hyperboliques, comme l'auteur de la brochure : le Budget du Spiritisme, qui, voyant sans doute les spirites avec un verre grossissant, les évaluait, en 1863, à vingt millions pour la France (Revue Spirite de juin 1863, page 175).

A propos de la proportion des savants officiels, dans la catégorie du degré d'instruction, l'auteur dit : « Nous aimerions bien de voir à l'œil nu ces 4 p. 100 de savants officiels : 40,000 pour l'Europe ; 24,000 pour la France seule ; c'est beaucoup de savants, et officiels encore ; 6 p. 100 d'illettrés, ce n'est guère. »

La critique serait fondée si, comme le suppose l'auteur, il s'agissait de 4 p. 100 sur le nombre approximatif de six cent mille spirites en France, ce qui ferait effectivement vingt-quatre mille ; ce serait beaucoup, en effet, car on aurait quelque peine à trouver ce chiffre de savants officiels dans toute la population de la France. Sur une telle base, le calcul serait évidemment ridicule, et l'on pourrait en dire autant des illettrés. Cette évaluation n'a donc pas pour but d'établir le nombre effectif des savants officiels spirites, mais la proportion relative dans laquelle ils se trouvent par rapport aux divers degrés d'instruction, parmi lesquels ils sont en minorité. Dans d'autres catégories, nous nous sommes bornés à une simple classification, sans évaluation numérique à tant pour cent. Lorsque nous avons usé de ce dernier procédé, c'était pour rendre la proportion plus sensible.

Pour mieux définir notre pensée, nous dirons que, par savants officiels, nous n'entendons pas tous ceux dont le savoir est constaté par un diplôme, mais uniquement ceux qui occupent des positions officielles, comme membres d'Académies, professeurs des Facultés, etc., qui se trouvent ainsi plus en évidence, et dont, par ce motif, le nom fait autorité dans la science ; à ce point de vue, un docteur en médecine peut être très savant, sans être un savant officiel.

La position officielle influe beaucoup sur la manière d'envisager certaines choses ; nous en citerons, comme preuve, l'exemple d'un médecin distingué, mort depuis plusieurs années, et que nous avons personnellement connu. Il était alors grand partisan du magnétisme, sur lequel il avait écrit, et ce fut ce qui nous mit en rapport avec lui. Sa réputation grandissant, il acquit successivement plusieurs positions officielles. A mesure qu'il montait, sa ferveur pour le magnétisme baissait ; si bien que quand il fut au plus haut de l'échelle, elle tomba au-dessous de zéro, car il renia ouvertement ses anciennes convictions. Des considérations de même nature peuvent expliquer le rang de certaines classes en ce qui concerne le Spiritisme.

La catégorie des affligés, gens sans inquiétude, heureux du monde, sensualistes, fournit à l'auteur de l'article la réflexion suivante :

« Il est dommage que ce soit là de la pure fantaisie. Pas de sensualistes, cela se comprend ; Spiritisme et matérialisme s'excluent. Soixante affligés sur cent spirites, cela se comprend encore. C'est pour ceux qui pleurent que les relations avec un monde meilleur sont précieuses. Mais trente personnes sur cent sans inquiétude, c'est trop beau ! Si le Spiritisme opérait de tels miracles, il ferait bien d'autres conquêtes. Il en ferait surtout parmi les heureux du monde, qui en sont aussi presque toujours les plus inquiets et les plus tourmentés. »

Il y a ici une erreur manifeste, car il semblerait que ce résultat est le fait du Spiritisme, tandis que c'est lui qui puise, dans ces catégories, plus ou moins d'adeptes selon les prédispositions qu'il y rencontre. Ces chiffres signifient simplement qu'il trouve le plus d'adhérents parmi les affligés ; un peu moins parmi les gens sans inquiétude ; mais moins encore parmi les heureux du monde, et point parmi les sensualistes.

Il faut d'abord s'entendre sur les mots. Matérialisme et sensualisme ne sont pas synonymes et ne marchent pas toujours de pair ; car on voit des gens, spiritualistes par profession et par devoir, qui sont très sensuels, tandis qu'il y a des matérialistes très modérés dans leur manière de vivre ; le matérialisme n'est souvent pour eux qu'une opinion qu'ils ont embrassée faute d'en trouver une plus rationnelle ; c'est pourquoi, lorsqu'ils reconnaissent que le Spiritisme comble le vide fait dans leur conscience par l'incrédulité, ils l'acceptent avec bonheur ; les sensualistes, au contraire, y sont les plus réfractaires.

Une chose assez bizarre, c'est que le Spiritisme trouve plus de résistance chez les panthéistes en général, que chez ceux qui sont franchement matérialistes. Cela tient sans doute à ce que le panthéiste se soit presque toujours fait un système ; il a quelque chose, tandis que le matérialiste n'a rien, et que ce vide l'inquiète.

Par les heureux du monde, nous entendons ceux qui passent pour tels aux yeux de la foule, parce qu'ils peuvent se donner largement toutes les jouissances de la vie. Il est vrai qu'ils sont souvent les plus inquiets et les plus tourmentés ; mais de quoi ? des soucis que leur causent la fortune et l'ambition. A côté de ces préoccupations incessantes, des anxiétés de la perte ou du gain, du tracas des affaires pour les uns, des plaisirs pour les autres, il leur reste trop peu de temps pour s'occuper de l'avenir.

Ne pouvant avoir la paix de l'âme qu'à la condition de renoncer à ce qui fait l'objet de leurs convoitises, le Spiritisme les touche peu, philosophiquement parlant. A l'exception des peines du cœur qui n'épargnent personne, si ce n'est les égoïstes, les tourments de la vie sont le plus souvent pour eux dans les déceptions de la vanité, du désir de posséder, de briller, de commander. On peut donc dire qu'ils se tourmentent eux-mêmes.

Le calme, la tranquillité, au contraire, se trouvent plus particulièrement dans les positions modestes, quand le bien-être de la vie y est assuré. Là, il n'y a que peu ou point d'ambition ; on se contente de ce que l'on a, sans se donner les tourments de l'augmenter en courant les chances aléatoires de l'agiotage ou de la spéculation. Ce sont ceux que nous appelons sans inquiétude, relativement parlant ; pour peu qu'il y ait en eux de l'élévation dans la pensée, ils s'occupent volontiers de choses sérieuses ; le Spiritisme leur offre un attrayant sujet de méditation, et ils l'acceptent plus facilement que ceux à qui le tourbillon du monde donne une fièvre continue.

Tels sont les motifs de cette classification qui n'est pas, comme on le voit, aussi fantaisiste que le suppose l'auteur de l'article. Nous le remercions de nous avoir fourni l'occasion de relever des erreurs que d'autres pourraient avoir commises, faute, par nous, d'avoir été assez explicite.

Dans notre statistique, nous avons omis deux fonctions importantes par leur nature, et parce qu'elles comptent un assez grand nombre d'adeptes sincères et dévoués ; ce sont les maires et les juges de paix, qui sont au cinquième rang, avec les huissiers et les commissaires de police.

Une autre omission contre laquelle il a été réclamé avec justice, et que l'on nous prie avec instance de réparer, c'est celle des Polonais, dans la catégorie des peuples. Elle est d'autant plus fondée que le Spiritisme compte dans cette nation de nombreux et fervents adeptes depuis l'origine. Comme rang, la Pologne vient en cinquième, entre la Russie et l'Allemagne.

Pour compléter la nomenclature, il aurait fallu y comprendre d'autres contrées comme la Hollande, par exemple, qui viendrait après l'Angleterre ; le Portugal, après la Grèce ; les provinces Danubiennes où il y a aussi des spirites, mais sur lesquelles nous n'avons pas de données assez positives pour leur assigner un rang. Quant à la Turquie, la presque totalité des adeptes se compose de Français, d'Italiens et de Grecs.

Une classification plus rationnelle, et plus exacte que celle par contrées territoriales, serait celles par races ou nationalités, qui ne sont pas confinées dans des limites circonscrites, et portent partout où elles sont répandues leur aptitude plus ou moins grande à s'assimiler les idées spirites. A ce point de vue, dans une même contrée, il y aurait souvent plusieurs distinctions à faire.

La communication suivante a été donnée dans un groupe de Paris, à propos du rang qu'occupent les tailleurs parmi les professions industrielles.

(Paris, 6 janvier 1869, groupe Desliens ; méd. M. Leymarie.)

Vous avez créé des catégories, cher maître, en tête desquels vous avez placé certains métiers. Savez-vous, selon nous, ce qui entraîne certaines personnes à se faire spirites ? Ce sont les mille persécutions qu'elles endurent dans leurs professions. Les premiers dont vous parlez doivent avoir de l'ordre, de l'économie, du soin, du goût, être un peu artistes, et puis encore être patients, savoir attendre, écouter, sourire et saluer avec une certaine élégance ; mais après toutes ces petites conventions, plus sérieuses qu'on ne le pense, il faut encore calculer, ordonner sa caisse par doit et avoir, et souffrir, souffrir continuellement.

En contact avec les hommes de toutes classes, commentant les plaintes, les confidences, les duperies, les faux visages, ils apprennent beaucoup ! En conduisant cette vie multiple, leur intelligence s'ouvre par la comparaison ; leur esprit se fortifie par la déception et la souffrance ; et voilà pourquoi certaines corporations comprennent et acclament tous les progrès ; elles aiment le théâtre français, la belle architecture, le dessin, la philosophie ; beaucoup la liberté et toutes ses conséquences. Toujours en avant et à l'affût de ce qui console et fait espérer, elles se donnent au Spiritisme qui est pour elles une force, une promesse ardente, une vérité qui grandit le sacrifice, et, plus que vous ne le croyez, la partie cotée n° 1 vit de sacrifices.

Sonnet.





[1] Le journal la Solidarité paraît deux fois par mois. Prix : 10 fr. par an. Paris, librairie des sciences sociales, rue des Saints-Pères, n° 13.



Puissance du ridicule

En lisant un journal, nous avons trouvé cette phrase proverbiale : En France, le ridicule tue toujours. Ceci nous a suggéré les réflexions suivantes :

Pourquoi en France plutôt qu'ailleurs ? c'est que là, plus qu'ailleurs, l'esprit à la fois fin, caustique et jovial, saisit de prime abord le côté plaisant ou ridicule des choses ; il le cherche par instinct, le sent, le devine, le flaire, pour ainsi dire ; il le découvre où d'autres ne l'apercevraient pas, et le met en relief avec adresse. Mais l'esprit français veut avant tout le bon goût, l'urbanité jusque dans la raillerie ; il rit volontiers d'une plaisanterie fine, délicate, spirituelle surtout, tandis que les charges sans sel, la critique lourde, grossière, à brûle pourpoint, semblable à la patte de l'ours ou au coup de poing du rustre, lui répugnent, parce qu'il a une répulsion instinctive pour la trivialité.

Peut-être dira-t-on que certains succès modernes semblent démentir ces qualités. Il y aurait beaucoup à dire sur les causes de cette déviation qui n'est que trop réelle, mais qui n'est que partielle, et ne peut prévaloir sur le fond du caractère national, ainsi que nous le démontrerons quelque jour. Nous dirons seulement en passant que ces succès qui étonnent les gens de bon goût, sont en grande partie dus à la curiosité très vivace aussi dans le caractère français. Mais écoutez la foule au sortir de certaines exhibitions ; le jugement qui domine, même dans la bouche du peuple, se résume en ces mots : C'est dégoûtant ! et cependant on y est allé, uniquement pour pouvoir dire qu'on a vu une excentricité ; on n'y revient pas, mais en attendant que la foule des curieux ait défilé, le succès est fait, et c'est tout ce que l'on demande. Il en est de même de certains succès soi-disant littéraires.

L'aptitude de l'esprit français à saisir le côté comique des choses, fait du ridicule une véritable puissance, plus grande en France qu'en d'autres pays ; mais est-il exact de dire qu'il y tue toujours ?

Il faut distinguer ce qu'on peut appeler le ridicule intrinsèque, c'est-à-dire inhérent à la chose même, et le ridicule extrinsèque, venant du dehors, et déversé sur une chose. Ce dernier peut sans doute être jeté sur tout, mais il ne blesse que ce qui est vulnérable ; lorsqu'il s'attaque aux choses qui n'y donnent aucune prise, il glisse sans y porter aucune atteinte. La caricature la plus grotesque d'une statue irréprochable ne lui enlève rien de son mérite, et ne la fait pas déchoir dans l'opinion, parce que chacun est à même de l'apprécier.

Le ridicule n'a de puissance qu'autant qu'il frappe juste, qu'il fait ressortir avec esprit et finesse des travers réels : c'est alors qu'il tue ; mais lorsqu'il tombe à faux, il ne tue rien du tout, ou plutôt il se tue lui-même. Pour que l'adage ci-dessus soit complètement vrai, il faudrait dire : « En France, le ridicule tue toujours ce qui est ridicule. » Ce qui est réellement vrai, bon et beau n'est jamais ridicule. Qu'on tourne en dérision une personnalité notoirement respectable, le curé Viannet, par exemple, on inspirera du dégoût, même aux incrédules, tant il est vrai que ce qui est respectable en soi est toujours respecté par l'opinion publique.

Tout le monde n'ayant ni le même goût ni la même manière de voir, ce qui est vrai, bon et beau pour les uns, peut ne pas l'être pour d'autres ; qui donc sera juge ? L'être collectif qu'on appelle tout le monde, et contre les décisions duquel les opinions isolées protestent en vain. Quelques individualités peuvent être momentanément égarées par la critique ignorante, malveillante ou inconsciente, mais non les masses, dont les jugements finissent toujours par triompher. Si la majorité des convives à un banquet trouve un mets de son goût, vous aurez beau dire qu'il est mauvais, vous n'empêcherez pas d'en manger, ou tout au moins d'en goûter.

Ceci nous explique pourquoi le ridicule déversé à profusion sur le Spiritisme, ne l'a pas tué. S'il n'a pas succombé, ce n'est pas faute d'avoir été retourné en tous sens, travesti, dénaturé, grotesquement affublé par ses antagonistes ; et pourtant, après dix ans d'une agression acharnée, il est plus fort que jamais ; c'est qu'il est comme la statue dont nous avons parlé tout à l'heure.

En définitive, sur quoi le sarcasme s'est-il particulièrement exercé, à propos du Spiritisme ? Sur ce qui prête réellement le flanc à la critique : les abus, les excentricités, les exhibitions, les exploitations, le charlatanisme sous toutes ses faces, les pratiques absurdes, qui n'en sont que la parodie, dont le Spiritisme sérieux n'a jamais pris la défense, mais qu'il a, au contraire, toujours désavoués. Le ridicule n'a donc frappé, et n'a pu mordre que sur ce qui était ridicule dans la manière dont certaines personnes, peu éclairées, conçoivent le Spiritisme. S'il n'a pas encore tout à fait tué ces abus, il leur a porté un coup mortel, et c'était justice.

Le Spiritisme vrai n'a donc pu que gagner à être débarrassé de la plaie de ses parasites, et ce sont ses ennemis qui s'en sont chargés. Quant à la doctrine proprement dite, il est à remarquer qu'elle est presque toujours restée en dehors du débat ; et pourtant c'est la partie principale, l'âme de la cause. Ses adversaires ont bien compris que le ridicule ne pouvait l'effleurer ; ils ont senti que la fine lame de la raillerie spirituelle glisserait sur cette cuirasse, c'est pourquoi ils l'ont attaquée avec la massue de l'injure grossière, et le coup de poing du rustre, mais avec aussi peu de succès.

Dès le principe, le Spiritisme a paru à certains individus à bout d'expédients, une mine féconde à exploiter par sa nouveauté ; quelques-uns, moins touchés de la pureté de sa morale que des chances qu'ils y entrevoyaient, se sont mis sous l'égide de son nom dans l'espoir de s'en faire un moyen ; ce sont ceux qu'on peut appeler spirites de circonstance.

Que serait-il advenu de cette doctrine, si elle n'avait usé de toute son influence pour déjouer et discréditer les manœuvres de l'exploitation ? On aurait vu les charlatans pulluler de toutes parts, faisant un alliage sacrilège de ce qu'il y a de plus sacré : le respect des morts, avec l'art prétendu des sorciers, devins, tireurs de cartes, diseurs de bonne aventure, suppléant par la fraude aux Esprits, quand ceux-ci ne viennent pas. Bientôt on aurait vu les manifestations portées sur les tréteaux, accolées aux tours d'escamotage ; des cabinets de consultations spirites publiquement affichés, et revendus, comme des bureaux de placement, selon l'importance de la clientèle, comme si la faculté médianimique pouvait se transmettre à l'instar d'un fonds de commerce.

Par son silence, qui eût été une approbation tacite, la doctrine se serait rendue solidaire, nous dirons plus : complice de ces abus. C'est alors que la critique aurait eu beau jeu, parce qu'elle aurait pu à bon droit prendre à partie la doctrine qui, par sa tolérance, aurait assumé la responsabilité du ridicule, et, par suite, de la juste réprobation déversée sur les abus ; peut-être eût-elle été plus d'un siècle avant de se relever de cet échec. Il faudrait ne pas comprendre le caractère du Spiritisme, et encore moins ses véritables intérêts pour croire que de tels auxiliaires puissent être utiles à sa propagation, et soient propres à le faire considérer comme une chose sainte et respectable.

En stigmatisant l'exploitation comme nous l'avons fait, nous avons la certitude d'avoir préservé la doctrine d'un véritable danger, danger plus grand que le mauvais vouloir de ses antagonistes avoués, parce qu'il n'y allait rien moins que de son discrédit ; elle leur eût, par cela même, offert un côté vulnérable, tandis qu'ils se sont arrêtés devant la pureté de ses principes. Nous n'ignorons pas que nous avons suscité contre nous l'animosité des exploiteurs, et que nous nous sommes aliéné leurs partisans ; mais que nous importe ! notre devoir est de prendre en mains la cause de la doctrine et non leurs intérêts ; et ce devoir, nous le remplirons avec persévérance et fermeté jusqu'à la fin.

Ce n'était pas une petite chose que de lutter contre l'envahissement du charlatanisme, dans un siècle comme celui-ci, surtout d'un charlatanisme secondé, souvent suscité par les plus implacables ennemis du Spiritisme ; car, après avoir échoué par les arguments, ils comprenaient bien que ce qui pouvait lui être le plus fatal, c'était le ridicule ; pour cela, le plus sûr moyen était de le faire exploiter par le charlatanisme, afin de le discréditer dans l'opinion.

Tous les spirites sincères ont compris le danger que nous avons signalé, et nous ont secondé dans nos efforts, en réagissant de leur côté contre les tendances qui menaçaient de se développer. Ce ne sont pas quelques faits de manifestations, en les supposant réels, donnés en spectacle, comme appât à la minorité qui font au Spiritisme de véritables prosélytes, parce que, dans de telles conditions, ils autorisent la suspicion. Les incrédules eux-mêmes sont les premiers à dire que si les Esprits se communiquent véritablement, ce ne peut être pour servir de comparses ou de compères à tant la séance ; voilà pourquoi ils en rient ; ils trouvent ridicule qu'à ces scènes on mêle des noms respectables, et ils ont cent fois raison. Pour une personne qui sera amenée au Spiritisme par cette voie, toujours en supposant un fait réel, il y en aura cent qui en seront détournées, sans plus vouloir en entendre parler. L'impression est tout autre dans les milieux où rien d'équivoque ne peut faire suspecter la sincérité, la bonne foi et le désintéressement, où l'honorabilité notoire des personnes commande le respect. Si l'on n'en sort pas convaincu, on n'en emporte pas, du moins, l'idée d'une jonglerie.

Le Spiritisme n'a donc rien à gagner, et ne pourrait que perdre en s'appuyant sur l'exploitation, tandis que ce seraient les exploiteurs qui bénéficieraient de son crédit. Son avenir n'est pas dans la croyance d'un individu à tel ou tel fait de manifestation ; il est tout entier dans l'ascendant qu'il prendra par sa moralité ; c'est par là qu'il a triomphé, et c'est par là qu'il triomphera encore des manœuvres de ses adversaires. Sa force est dans son caractère moral, et c'est ce qu'on ne pourra lui enlever.

Le Spiritisme entre dans une phase solennelle, mais où il aura encore de grandes luttes à soutenir ; il faut donc qu'il soit fort par lui-même, et, pour être fort, il faut qu'il soit respectable. C'est à ses adeptes dévoués de le faire respecter, d'abord en prêchant eux-mêmes de paroles et d'exemple, et ensuite en désavouant, au nom de la doctrine, tout ce qui pourrait nuire à la considération dont il doit être entouré. C'est ainsi qu'il pourra braver les intrigues, la raillerie et le ridicule.

Un cas de folie causée par la peur du diable

Dans une petite ville de l'ancienne Bourgogne, que nous nous abstenons de nommer, mais que nous pourrions faire connaître au besoin, existe un pauvre vieillard que la foi spirite soutient dans sa misère, vivant tant bien que mal du mince produit que lui rapporte le colportage de menus objets dans les localités voisines. C'est un homme bon, compatissant, rendant service chaque fois qu'il en trouve l'occasion, et certainement au-dessus de sa position par l'élévation de ses pensées. Le Spiritisme lui a donné la foi en Dieu et en l'immortalité, le courage et la résignation.

Un jour, dans une de ses tournées, il rencontra une jeune femme veuve, mère de plusieurs petits enfants, qui, après la mort de son mari qu'elle adorait, éperdue de désespoir, et se voyant sans ressources, perdit complètement la raison. Attiré par la sympathie vers cette grande douleur, il chercha à voir cette malheureuse femme afin de juger si son état était sans remède. Le dénuement dans lequel il la trouva redoubla sa compassion ; mais, pauvre lui-même, il ne pouvait lui donner que des consolations.

« Je la vis plusieurs fois, dit-il à un de nos collègues de la Société de Paris qui le connaissait, et était allé le voir ; un jour je lui dis, avec l'accent de la persuasion, que celui qu'elle regrettait n'était pas perdu sans retour ; qu'il était près d'elle, bien qu'elle ne pût le voir, et que je pouvais, si elle le voulait, la faire causer avec lui. A ces mots, sa figure sembla s'épanouir ; un rayon d'espoir brilla dans ses yeux éteints. « - Ne me trompez-vous pas ? dit-elle ; ah ! si cela pouvait être vrai ! »

Étant assez bon médium écrivain, j'obtins, séance tenante, une courte communication de son mari, qui lui causa une douce satisfaction. Je vins la voir souvent, et chaque fois son mari s'entretenait avec elle par mon intermédiaire ; elle l'interrogeait, et il répondait de manière à ne lui laisser aucun doute sur sa présence, car il lui parlait de choses que j'ignorais moi-même ; il l'encourageait, l'exhortait à la résignation et l'assurait qu'ils se retrouveraient un jour.

Peu à peu, sous l'empire de cette douce émotion et de ces pensées consolantes, le calme rentra dans son âme, sa raison revenait à vue d'œil, et, au bout de quelques mois, elle fut complètement guérie et pût se livrer au travail qui devait nourrir elle et ses enfants.

Cette cure fit une grande sensation parmi les paysans du village. Tout allait donc bien ; je remerciai Dieu de m'avoir permis d'arracher cette malheureuse aux suites de son désespoir ; je remerciai aussi les bons Esprits de leur assistance, car tout le monde savait que cette guérison avait été produite par le Spiritisme, et je m'en réjouissais ; mais j'avais soin de leur dire qu'il n'y avait là rien de surnaturel, leur expliquant de mon mieux les principes de la sublime doctrine qui donne tant de consolations et a déjà fait un si grand nombre d'heureux.

Cette guérison inespérée émut vivement le curé de l'endroit ; il visita la veuve qu'il avait complètement abandonnée depuis sa maladie. Il apprit d'elle comment et par qui elle avait été rendue à la santé et à ses enfants ; qu'elle avait maintenant la certitude de n'être pas séparée de son mari ; que la joie qu'elle en ressentait, la confiance que cela lui donnait en la bonté de Dieu, la foi dont elle était animée, avaient été la principale cause de son rétablissement.

Hélas ! tout le bien que j'avais mis tant de persévérance à produire allait être détruit. Le curé fit venir la malheureuse veuve à la cure ; il commença par jeter le doute dans son âme ; puis lui fit croire que j'étais un suppôt de Satan, que je n'opérais qu'en son nom, qu'elle était maintenant en sa puissance ; il fit si bien que la pauvre femme, qui aurait eu besoin des plus grands ménagements, affaiblie par tant d'émotions, retomba dans un état pire que la première fois. Aujourd'hui elle ne voit partout que des diables, des démons et l'enfer ; sa folie est complète, et l'on doit la conduire dans un hospice d'aliénés. »

Qui avait causé la première folie de cette femme ? Le désespoir. Qui lui avait rendu la raison ? Les consolations du Spiritisme. Qui l'a fait retomber dans une folie incurable ? Le fanatisme, la peur du diable et de l'enfer. Ce fait dispense de tout commentaire. Le clergé, comme on le voit, est mal venu de prétendre, comme il l'a fait dans maints écrits et sermons, que le Spiritisme pousse à la folie, quand on peut à bon droit lui renvoyer l'argument. Les statistiques officielles sont là, d'ailleurs, pour prouver que l'exaltation des idées religieuses entre pour une part notable dans les cas de folie. Avant de jeter la pierre à quelqu'un, il serait sage de voir si elle ne peut retomber sur soi.

Quelle impression ce fait doit-il produire sur la population de ce village ? Elle ne sera certainement pas en faveur de la cause que soutient M. le curé, car le résultat matériel est là sous les yeux. S'il pense recruter des partisans à la croyance au diable, il se trompe fort, et il est triste de voir que l'Église fasse de cette croyance une pierre angulaire de la foi. (Voir la Genèse selon le Spiritisme, chapitre XVII, 27.)

Un Esprit qui croit rêver

On a souvent vu des Esprits qui se croient encore vivants, parce que leur corps fluidique leur semble tangible comme leur corps matériel ; en voici un dans une position peu commune : tout en ne se croyant pas mort, il a conscience de son intangibilité ; mais comme de son vivant il était profondément matérialiste, de croyance et de genre de vie, il se figure qu'il rêve, et tout ce qu'on lui a dit n'a pu le tirer de son erreur, tant il est persuadé que tout finit avec le corps. C'était un homme de beaucoup d'esprit, écrivain distingué, que nous désignerons sous le nom de Louis. Il faisait partie de la troupe des notabilités qui partirent au mois de décembre dernier pour le monde des Esprits. Il y a quelques années, il vint chez nous, où il fut le témoin de divers faits de médiumnité ; il y vit notamment un somnambule qui lui donna des preuves évidentes de lucidité, pour des choses qui lui étaient toutes personnelles, mais il n'en fut pas plus convaincu de l'existence d'un principe spirituel.

« Dans une séance du groupe de M. Desliens, le 22 décembre, il vint spontanément se communiquer par l'un des médiums, M. Leymarie, sans que personne songeât à lui. Il était mort depuis une huitaine de jours. Voici ce qu'il fit écrire :

Quel rêve singulier !… Je me sens entraîné par un tourbillon dont je ne comprends pas la direction… Quelques amis que je croyais morts m'ont convié à une promenade, et nous voilà emportés. Où allons-nous ?… Tiens ! étrange plaisanterie ! Dans un groupe spirite !… Ah ! la plaisante farce, de voir ces bonnes gens consciencieusement réunis !… Je connais une de ces figures… Où l'ai-je vue ? Je ne sais… (C'était M. Desliens qui se trouvait à la séance mentionnée plus haut). Peut-être chez ce brave homme d'Allan Kardec, qui voulut une fois me prouver que j'avais une âme, en me faisant palper l'immortalité. Mais vainement on fit appel aux Esprits, aux âmes, tout manqua ; comme dans ces dîners trop cuits, tous les plats servis furent ratés et bien ratés. Je ne soupçonnais pourtant pas la bonne foi du grand-prêtre ; je le crois un honnête homme, mais une fière dupe des Esprits de la soi-disant erraticité.

Je vous ai entendus, messieurs et mesdames, et je vous présente mes respects empressés. Vous écrivez, ce me semble, et vos mains agiles vont, sans doute, transcrire la pensée des invisibles !… spectacle innocent !… rêve insensé que je fais là ! En voilà un qui écrit ce que je me dis à moi-même… Mais vous n'êtes pas amusants du tout, ni mes amis non plus, qui ont des figures compassées comme les vôtres. (Les Esprits de ceux qui étaient morts avant lui, et qu'il croit voir en rêve.)

Eh ! certes ! c'est une manie étrange chez ce vaillant peuple français ! On lui a soustrait tout à la fois l'instruction, la loi, le droit, la liberté de penser et d'écrire, et il se jette, ce brave peuple, dans les rêvasseries et les rêves. Il dort tout éveillé, ce pays des Gaules, et c'est merveille de le voir agir !

Les voilà pourtant à la recherche d'un problème insoluble, condamné par la science, par les penseurs, par les travailleurs !… ils manquent d'instruction… L'ignorance est la loi de Loyola largement appliquée… Ils ont devant eux toutes les libertés ; ils peuvent atteindre tous les abus, les détruire, devenir leur maître enfin, maître viril, économe, sérieux, légal, et, comme des enfants au maillot, il leur faut la religion, un pape, un curé, la première communion, le baptême, la lisière en tout et toujours. Il leur faut des hochets, à ces grands enfants, et les groupes spirites ou spiritualistes leur en donnent.

Ah ! si vraiment il y avait un grain de vérité dans vos élucubrations, mais il y aurait, pour un matérialiste, matière au suicide !… Tenez ! j'ai vécu largement ; j'ai méprisé la chair, je l'ai révoltée ; j'ai ri des devoirs de famille, d'amitié. Passionné, j'ai usé et abusé de toutes les voluptés, et cela avec la conviction que j'obéissais aux attractions de la matière, seule loi vraie sur votre terre, et cela, je le renouvellerai à mon réveil, avec la même furie, la même ardeur, la même adresse. Je prendrai à un ami, à un voisin, sa femme, sa fille ou sa pupille, peu importe, pourvu que, étant plongé dans les délices de la matière, je rende hommage à cette divinité, maîtresse de toutes les actions humaines.

Mais, si je m'étais trompé ?… si j'avais laissé passer la vérité ?… si, vraiment, il y avait d'autres vies antérieures et des existences successives après la mort ?… si l'Esprit était une personnalité vivace, éternelle, progressive, se riant de la mort, se retrempant dans ce que nous appelons l'épreuve ?… alors il y aurait un Dieu de justice et de bonté ?… je serais un misérable… et l'école matérialiste, coupable du crime de lèse-nation, aurait cherché à décapiter la vérité, la raison !… je serais, ou plutôt nous serions de profonds scélérats, des raffinés soi-disant libéraux !… Oh ! alors, si vous étiez dans la vérité, je me brûlerais la cervelle à mon réveil, aussi vrai que je m'appelle…… »

Dans la séance de la Société de Paris, du 8 janvier, le même Esprit vient se manifester de nouveau, non par l'écriture, mais par la parole, en se servant du corps de M. Morin en somnambulisme spontané. Il parla pendant une heure, et ce fut une scène des plus curieuses, car le médium prit sa pose, ses gestes, sa voix, son langage au point que ceux qui l'avaient vu le reconnurent sans peine. La conversation fut recueillie avec soin et fidèlement reproduite, mais son étendue ne nous permet pas de la publier. Ce ne fut d'ailleurs que le développement de sa thèse ; à toutes les objections et à toutes les questions qu'on lui fit, il prétendit tout expliquer par l'état de rêve, et naturellement se perdit dans un dédale de sophismes. Il rappela lui-même les principaux épisodes de la séance à laquelle il avait fait allusion dans sa communication écrite, il dit :

« J'avais bien raison de dire que tout avait manqué. Tenez, en voici la preuve. J'avais posé cette question : Y a-t-il un Dieu ? Eh bien ! tous vos prétendus Esprits ont répondu affirmativement. Vous voyez qu'ils étaient à côté de la vérité, et qu'ils n'en savent pas plus que vous. Une question, cependant, l'embarrassa beaucoup, aussi chercha-t-il constamment des faux-fuyants pour l'éluder ; ce fut celle-ci : « Le corps par lequel vous nous parlez n'est pas le vôtre, car il est maigre, et le vôtre était gras. Où est votre véritable corps ? il n'est pas ici, car vous n'êtes pas chez vous. Quand on rêve on est dans son lit ; allez donc voir dans votre lit si votre corps y est, et dites-nous comment il se fait que vous puissiez être ici sans votre corps ? »

Poussé à bout par ces questions réitérées, auxquelles il ne répondit que par ces mots : « Effets bizarres des rêves, » il finit par dire : « Je vois bien que vous voudriez me réveiller ; laissez-moi. » Depuis lors il croit toujours rêver.

Dans une autre réunion, un Esprit donna sur ce phénomène la communication suivante :

C'est ici une substitution de personne, un déguisement. L'Esprit incarné reçoit la liberté ou tombe dans l'inaction. Je dis l'inaction, c'est-à-dire la contemplation de ce qui se passe. Il est dans la position d'un homme qui prête momentanément son logis, et qui assiste aux différentes scènes qui se jouent à l'aide de son mobilier. S'il aime mieux jouir de sa liberté, il le peut, à moins qu'il n'y ait pour lui utilité à demeurer spectateur.

Il n'est pas rare qu'un Esprit agisse et parle avec le corps d'un autre ; vous devez comprendre la possibilité de ce phénomène, alors que vous savez que l'Esprit peut se retirer avec son périsprit plus ou moins loin de son enveloppe corporelle. Lorsque ce fait arrive sans qu'aucun Esprit en profite pour occuper la place, il y a catalepsie. Lorsqu'un Esprit désire s'y mettre pour agir, et prendre un instant sa part de l'incarnation, il unit son périsprit au corps endormi, l'éveille par ce contact et rend le mouvement à la machine ; mais les mouvements, la voix ne sont plus les mêmes, parce que les fluides périspritaux n'affectent plus le système nerveux de la même manière que le véritable occupant.

Cette occupation ne peut jamais être définitive ; il faudrait, pour cela, la désagrégation absolue du premier périsprit, ce qui entraînerait forcément la mort. Elle ne peut même être de longue durée, par la raison que le nouveau périsprit n'ayant pas été uni à ce corps dès la formation de celui-ci, n'y a pas de racines ; n'étant pas modelé sur ce corps, il n'est pas approprié au jeu des organes ; l'Esprit intrus n'y est pas dans une position normale ; il est gêné dans ses mouvements, c'est pourquoi il quitte ce vêtement d'emprunt dès qu'il n'en a plus besoin.

Quant à la position particulière de l'Esprit en question, il n'est point venu volontairement dans le corps dont il s'est servi pour parler ; il y a été attiré par l'Esprit même de Morin qui a voulu jouir de son embarras ; l'autre, parce qu'il a cédé au secret désir de se poser encore et toujours en sceptique et en railleur, a saisi l'occasion qui lui était offerte. Le rôle quelque peu ridicule qu'il a joué, pour ainsi dire malgré lui, en débitant des sophismes pour expliquer sa position, est une sorte d'humiliation dont il sentira l'amertume à son réveil, et qui lui sera profitable.

Remarque. Le réveil de cet Esprit ne peut manquer de donner lieu à des observations instructives. De son vivant, c'était, comme on l'a vu, un type de matérialisme sensualiste ; jamais il n'eût accepté le Spiritisme. Les hommes de cette catégorie cherchent les consolations de la vie dans les jouissances matérielles ; ils ne sont pas de l'école de Büchner par étude, mais parce que cette doctrine affranchit de la contrainte qu'impose la spiritualité ; elle doit, selon eux, être dans le vrai. Pour eux le Spiritisme n'est pas un bienfait, mais une gêne ; il n'est pas de preuves qui puissent triompher de leur obstination ; ils les repoussent, moins par conviction que par la peur que ce ne soit une vérité.

Un Esprit qui se croit propriétaire

Chez un des membres de la Société de Paris, qui a des réunions spirites, on venait depuis quelque temps sonner à la porte, et, quand on allait ouvrir, on ne trouvait personne. Les coups de sonnettes étaient donnés avec force, et comme par quelqu'un qui veut entrer d'autorité. Toutes les précautions ayant été prises pour s'assurer que le fait n'était dû ni à une cause accidentelle, ni à la malveillance, on en conclut que ce devait être une manifestation. Un jour de séance, le maître du logis pria le visiteur invisible de vouloir bien se faire connaître et dire ce qu'il souhaitait. Voici les deux communications qu'il a données.



I

Paris, 22 décembre 1868

Je vous remercie, monsieur, de votre aimable invitation à prendre la parole, et, puisque vous m'y encouragez, je vaincrai ma timidité pour m'ouvrir franchement à vous sur mon désir.

Il faut vous dire d'abord que je n'ai pas toujours été riche. Je suis né pauvre, et si je suis arrivé, c'est à moi seul que je le dois. Je ne vous dirai pas, comme tant d'autres, que je suis venu à Paris en sabots ; c'est une vieille rengaine qui ne prend plus ; mais j'avais de l'ardeur, et l'esprit du spéculateur par excellence. Etant enfant, si je prêtais trois billes, il fallait que l'emprunteur m'en rendît quatre. Je faisais commerce de tout ce que j'avais, et j'étais heureux de voir peu à peu mon trésor grossir. Il est vrai que des circonstances malheureuses me dépouillèrent plusieurs fois ; j'étais faible ; d'autres plus forts, s'emparaient de mon gain, et tout était à recommencer ; mais j'étais persévérant.

Peu à peu je quittai l'enfance ; mes idées grandirent. Enfant, j'avais exploité mes camarades ; jeune homme, j'exploitai mes camarades d'atelier. Je faisais des courses ; j'étais l'ami de tout le monde, mais je faisais payer mes peines et mon amitié. « Il est bien complaisant, disait-on, mais il ne faut point lui parler de donner. » Hé ! hé ! c'est comme cela qu'on arrive. Allez donc voir ces beaux fils d'aujourd'hui qui dépensent tout ce qu'ils possèdent au jeu et au café ! ils se ruinent et s'endettent, tant en haut qu'en bas de l'échelle. Moi, je laissais les autres courir comme des fous à la culbute. Je marchais lentement et sagement ; aussi j'arrivai au port, et j'acquis une fortune considérable.

J'étais heureux ; j'avais une femme, des enfants ; l'une un peu coquette, les autres un peu dépensiers. Je pensais qu'avec l'âge tout cela disparaîtrait ; mais point. Je les tins cependant longtemps en bride ; mais un jour je tombai malade. On fit venir le médecin qui fit, sans doute, bien du mal à ma bourse ; puis… je perdis connaissance…

Quand je revins à la raison, tout allait sur un joli pied ! Ma femme recevait ; mes fils avaient voitures, chevaux, domestiques, intendant, que sais-je ! toute une armée vorace qui se jeta sur mon pauvre bien, si péniblement acquis, pour le gaspiller.

Cependant, je m'aperçus bientôt que le désordre était organisé ; on ne dépensait que ses revenus, mais on les dépensait largement. On était assez riche : on n'avait plus besoin de capitaliser comme le vieux bonhomme ; il fallait jouir et non thésauriser… Et je restais la bouche béante, ne sachant que dire ; car si j'élevais la voix, je n'étais pas écouté ; on feignait de ne pas me voir. Je suis nul désormais ; les domestiques ne me chassent pas encore, bien que mon costume ne soit pas en harmonie avec le luxe des appartements ; mais on ne fait pas attention à moi. Je m'assieds, je me lève, je heurte les visiteurs, j'arrête les valets ; il semble qu'ils ne sentent rien ; et cependant j'ai de la vigueur, j'espère, et, vous pourrez en témoigner, vous qui m'avez entendu sonner. Je crois que c'est un parti pris ; on veut sans doute me rendre fou pour se débarrasser de moi.

Telle était ma situation lorsque je vins visiter une de mes maisons. Vieille habitude que je conserve encore, bien que ce ne soit plus moi qui sois le maître ; mais j'ai tout vu bâtir ; ce sont mes écus qui ont tout payé, et je les aime, moi, ces maisons dont les revenus enrichissent mes fils ingrats.

J'étais donc en visite ici, lorsque j'appris que des spirites s'y réunissaient. Cela m'intéressa ; je m'enquis du Spiritisme, et j'appris que les spirites prétendaient expliquer toutes choses. Comme ma situation me paraît peu claire, je ne serais pas fâché d'avoir l'avis des Esprits à cet égard. Je ne suis ni un incrédule, ni un curieux ; j'ai envie de voir et de croire, d'être éclairé, et si vous me remettez en position de tout gouverner chez moi, foi de propriétaire, je ne vous augmenterai pas tant que je vivrai.



II

Paris, 29 décembre 1868

Je suis mort, dites-vous ? Mais songez-vous bien à ce que vous me dites ?… Vous prétendez que mes enfants ne me voient ni ne m'entendent ; mais vous me voyez et m'entendez, vous, puisque vous entrez en conversation avec moi ; puisque vous m'ouvrez quand je sonne ; puisque vous m'interrogez et que je réponds ?… Écoutez, je vois ce que c'est : vous êtes moins forts que je n'ai cru, et comme vos Esprits ne peuvent rien dire, vous voulez m'entortiller en me faisant douter de ma raison… Me prenez-vous pour un enfant ? Si j'étais mort, je serais Esprit comme eux et je les verrais ; mais je n'en vois aucun, et vous ne m'avez pas encore mis en rapport avec eux.

Il y a pourtant une chose qui m'intrigue. Dites-moi donc pourquoi vous écrivez tout ce que je dis ? Est-ce que, par hasard, vous voudriez me trahir ? On dit que les spirites sont des fous ; vous pensez peut-être dire à mes enfants que je m'occupe de Spiritisme, et leur donner ainsi le moyen de me faire interdire ?

Mais il écrit, il écrit !… Je n'ai pas plutôt fini de penser que mes idées sont aussitôt couchées sur le papier… Tout cela n'est pas clair !… Ce qu'il y a de sûr, c'est que je vois, que je parle ; je respire, je marche, je monte les escaliers, et, Dieu merci ! je m'aperçois suffisamment que c'est au cinquième que vous demeurez… Ce n'est pas charitable de se faire ainsi un jeu de la peine des gens. Je souffle ; je n'en puis plus, et l'on prétend me faire croire que je n'ai plus de corps ?… Je sens bien mon asthme, peut-être !… Quant à ceux qui m'ont dit ce que c'était que le Spiritisme, eh bien ! mais ce sont des gens comme vous ; des connaissances à moi ; que j'avais perdues de vue, et que j'ai retrouvées depuis ma maladie !

Oh ! mais… c'est singulier !… Oh ! par exemple, je n'y suis plus ; mais plus du tout !… Mais, il me semble… Oh ! ma mémoire qui s'en va… si… non… mais si… Je suis fou, ma parole… J'ai parlé à des gens que je croyais morts et enterrés depuis huit ou dix ans… Parbleu ! j'ai assisté aux convois ; j'ai fait des affaires avec les héritiers !… C'est vraiment étrange !… Et ils parlent ! et ils marchent… et ils causent !… Ils sentent leurs rhumatismes !… Ils parlent de la pluie et du beau temps ;… ils prisent mon tabac et me serrent la main !

Mais alors, moi !… Non, non, ce n'est pas possible ! je ne suis pas mort ! On ne meurt pas comme cela, sans s'en apercevoir… J'ai encore été au cimetière, justement à la fin de ma maladie ;… c'était un parent… mon fils était en deuil… ma femme n'y était pas, mais elle pleurait… Je l'ai accompagné, ce pauvre cher… Mais qui était-ce donc ?… Je ne le sais vraiment… Quel trouble étrange m'agite !… Ce serait moi ?… Mais non ; puisque j'accompagnais le corps, je ne pouvais être dans la bière… Être là, et là-bas !… et pourtant !… comme c'est étrange tout cela !… quel écheveau embrouillé !… Ne me dites rien ; je veux chercher tout seul ; vous me troubleriez… Laissez-moi ; je reviendrai… Il paraît décidément que je suis un revenant !… Oh ! la singulière chose !

Remarque. Cet Esprit est dans la même situation que le précédent en ce sens que l'un et l'autre se croient encore de ce monde ; mais il y a entre eux cette différence que l'un se croit en possession de son corps charnel, tandis que l'autre a conscience de son état spirituel, mais se figure qu'il rêve. Ce dernier est sans contredit plus près de la vérité, et cependant il sera le dernier à revenir de son erreur. L'ex-propriétaire était, il est vrai, très attaché aux biens matériels, mais son avarice et des habitudes d'économie un peu sordide, prouvent qu'il ne menait pas une vie sensuelle. De plus, il n'est pas foncièrement incrédule ; il ne repousse pas la spiritualité. Louis, au contraire, en a peur ; ce qu'il regretterait, ce n'est pas l'abandon de la fortune qu'il gaspillait de son vivant, mais les plaisirs que ce gaspillage lui procurait. Ne pouvant se résoudre à admettre qu'il survit à son corps, il croit rêver ; il se complaît dans cette idée par l'espoir de revenir à la vie mondaine ; il s'y cramponne par tous les sophismes que son imagination peut lui suggérer. Il restera donc en cet état, puisqu'il le veut, jusqu'à ce que l'évidence vienne lui ouvrir les yeux. Lequel souffrira le plus au réveil ? La réponse est facile : l'un ne sera que médiocrement surpris, l'autre sera terrifié.



Vision de Pergolèse

On a souvent raconté, et chacun connaît l'étrange récit de la mort de Mozart, dont le Requiem si célèbre fut le dernier et l'incontestable chef-d'œuvre. Si l'on en croit une tradition napolitaine, très ancienne et très respectable, longtemps avant Mozart, des faits non moins mystérieux et non moins intéressants auraient précédé, sinon amené, la mort prématurée d'un grand maître : Pergolèse.

Cette tradition, je l'ai reçue de la bouche même d'un vieux paysan de la campagne de Naples, ce pays des arts et des souvenirs ; il la tenait de ses aïeux et, dans son culte pour l'illustre maître dont il parlait, il n'avait garde de rien changer à leur récit.

Je l'imiterai et vous rendrai fidèlement ce qu'il m'a raconté.

« Vous connaissez, me dit-il, la petite ville de Casoria, à quelques kilomètres de Naples ; c'est là qu'en 1704 Pergolèse reçut le jour.

Dès l'âge le plus tendre l'artiste de l'avenir se révéla. Lorsque sa mère, comme le font toutes les nôtres, fredonnait auprès de lui les légendes rimées de notre pays, pour endormir il bambino, ou, selon l'expression naïve de nos nourrices napolitaines, afin d'appeler autour du berceau les petits anges du sommeil (angelini del sonno), l'enfant, dit-on, au lieu de fermer les yeux, les tenait grands ouverts, fixes et brillants ; ses petites mains s'agitaient et semblaient applaudir ; aux cris joyeux qui s'échappaient de sa poitrine haletante, on eût dit que cette âme à peine éclose frissonnait déjà aux premiers échos d'un art qui devait un jour la captiver tout entière.

A huit ans, Naples l'admirait comme un prodige, et pendant plus de vingt ans l'Europe entière applaudit à son talent et à ses œuvres. Il fit faire à l'art musical un pas immense ; il jeta pour ainsi dire le germe d'une ère nouvelle qui devait bientôt enfanter les maîtres que l'on nomme Mozart, Méhul, Beethoven, Haydn et les autres ; la gloire, en un mot, couvrait son front de la plus éclatante auréole.

Et cependant, sur ce front, on eût dit qu'un nuage de mélancolie se promenait errant et le faisait pencher vers la terre. De temps en temps, le regard profond de l'artiste s'élevait vers le ciel comme pour y chercher quelque chose, une pensée, une inspiration.

Quand on le questionnait, il répondait qu'une vague aspiration remplissait son âme, qu'au fond de lui-même il entendait comme les échos incertains d'un chant du ciel qui l'entraînait et l'élevait, mais qu'il ne pouvait saisir, et que, semblable à l'oiseau que des ailes trop faibles ne peuvent emporter à son gré dans l'espace, il retombait sur la terre sans avoir pu suivre cette suave inspiration.

Dans ce combat, l'âme peu à peu s'épuisait ; au plus bel âge de la vie, car il n'avait alors que trente-deux ans, Pergolèse semblait avoir été déjà touché du doigt de la mort. Son génie fécond semblait devenu stérile, sa santé dépérissait de jour en jour ; ses amis en cherchaient en vain la cause et lui-même ne pouvait la découvrir.

Ce fut dans cet état étrange et pénible qu'il passa l'hiver de 1735 à 1736.

Vous savez avec quelle piété nous célébrons ici, de nos jours encore, malgré l'affaiblissement de la foi, les touchants anniversaires de la mort du Christ ; la semaine où l'Église les rappelle à ses enfants est bien réellement pour nous une semaine sainte. Aussi, en vous reportant à l'époque de foi où vivait Pergolèse, vous pouvez penser avec quelle ferveur le peuple courait en foule dans les églises pour y méditer les scènes attendrissantes du drame sanglant du Calvaire.

Le vendredi-saint Pergolèse suivit la foule. En approchant du temple, il lui sembla qu'un calme, depuis longtemps inconnu pour lui, se faisait dans son âme, et, lorsqu'il eut franchi le portail, il se sentit comme enveloppé d'un nuage à la fois épais et lumineux. Bientôt il ne vit plus rien ; un silence profond se fit autour de lui ; puis devant ses yeux étonnés, et au milieu du nuage où jusqu'alors il lui avait semblé être emporté, il vit se dessiner les traits purs et divins d'une vierge entièrement vêtue de blanc ; il la vit poser ses doigts éthérés sur les touches d'un orgue, il entendit comme un concert lointain de voix mélodieuses qui insensiblement se rapprochaient de lui. Le chant que ces voix répétaient le remplissait de charme, mais ne lui était pas inconnu ; il lui semblait que ce chant n'était autre que celui dont il n'avait pu si souvent percevoir que les vagues échos ; ces voix, c'étaient bien celles qui, depuis de longs mois, jetaient le trouble en son âme et qui maintenant y apportaient un bonheur sans partage ; oui, ce chant, ces voix, c'étaient bien le rêve qu'il avait poursuivi, la pensée, l'inspiration qu'il avait si longtemps inutilement cherchées.

Mais pendant que son âme, emportée dans l'extase, buvait à longs traits les harmonies simples et célestes de cet angélique concert, sa main, mue comme par une force mystérieuse, s'agitait dans l'espace et paraissait tracer à son insu des notes qui traduisaient les sons que l'oreille entendait.

Peu à peu les voix s'éloignèrent, la vision disparut, le nuage s'évanouit et Pergolèse, ouvrant les yeux, vit, écrit de sa main, sur le marbre du temple, ce chant d'une simplicité sublime qui devait l'immortaliser, le Stabat Mater, que depuis ce jour le monde chrétien tout entier répète et admire.

L'artiste se releva, sortit du temple, calme, heureux, et non plus inquiet et agité. Mais, de ce jour, une nouvelle aspiration s'empara de cette âme d'artiste ; elle avait entendu le chant des anges, le concert des cieux ; les voix humaines et les concerts terrestres ne lui pouvaient plus suffire. Cette soif ardente, élan d'un vaste génie, acheva d'épuiser le souffle de vie qui lui restait, et c'est ainsi qu'à trente-trois ans, dans l'exaltation, dans la fièvre ou plutôt dans l'amour surnaturel de son art, Pergolèse trouva la mort. »

Telle est la narration de mon Napolitain. Ce n'est, je l'ai dit, qu'une tradition ; je n'en défends pas l'authenticité, et l'histoire ne la confirme peut-être pas en tout point, mais elle est trop touchante pour ne se point complaire en son récit.

Ernest Le Nordez.

(Petit Moniteur du 12 décembre 1868.)

Bibliographie


Histoire des Camisards des Cévennes par Eug. Bonnemère[1].

La guerre entreprise sous Louis XIV contre les Camisards, ou Trembleurs des Cévennes, est, sans contredit, un des épisodes les plus tristes et les plus émouvants de l'histoire de France. Elle est moins remarquable, peut-être, au point de vue purement militaire, qui a renouvelé les atrocités trop communes dans les guerres de religion, que par les innombrables faits de somnambulisme spontané, extase, double vue, prévisions et autres phénomènes du même genre qui se sont produits pendant tout le cours de cette malheureuse croisade. Ces faits, que l'on croyait alors surnaturels, entretenaient le courage chez les calvinistes, traqués dans les montagnes, comme des bêtes fauves, en même temps qu'ils les faisaient considérer comme des possédés du diable par les uns, et comme des illuminés par les autres ; ayant été une des causes qui ont provoqué et entretenu la persécution, ils y jouent un rôle principal et non accessoire ; mais comment les historiens pouvaient-ils les apprécier, alors qu'ils manquaient de tous les éléments nécessaires pour s'éclairer sur leur nature et leur réalité ? Ils n'ont pu que les dénaturer et les présenter sous un faux jour.

Les connaissances nouvelles fournies par le magnétisme et le Spiritisme pouvaient seules jeter la lumière sur la question ; or, comme on ne peut parler avec vérité de ce que l'on ne comprend pas, ou de ce que l'on a intérêt à dissimuler, ces connaissances étaient aussi nécessaires pour faire sur ce sujet un travail complet et exempt de préjugés, que l'étaient la géologie et l'astronomie pour commenter la Genèse.

En démontrant la véritable cause de ces phénomènes, en prouvant qu'ils ne sortent pas de l'ordre naturel, ces connaissances leur ont restitué leur véritable caractère. Elles donnent ainsi la clef des phénomènes du même genre qui se sont produits en maintes autres circonstances, et permettent de faire la part du possible et de l'exagération légendaire.

M. Bonnemère, joignant au talent de l'écrivain, et aux connaissances de l'historien, une étude sérieuse et pratique du Spiritisme et du magnétisme, se trouve dans les meilleures conditions pour traiter en connaissance de cause et avec impartialité le sujet qu'il a entrepris. L'idée spirite a plus d'une fois été mise à contribution dans des œuvres de fantaisie, mais c'est la première fois que le Spiritisme figure nominalement et comme élément de contrôle dans une œuvre historique sérieuse ; c'est ainsi que peu à peu il prend son rang dans le monde, et que s'accomplissent les prévisions des Esprits.

L'ouvrage de M. Bonnemère ne paraîtra que du 5 au 10 février, mais quelques épreuves nous ayant été communiquées, nous en extrayons les passages suivants que nous sommes heureux de pouvoir reproduire par anticipation. Nous en supprimons toutefois les notes indicatives des pièces à l'appui. Nous ajouterons qu'il se distingue des ouvrages sur le même sujet par des documents nouveaux qui n'avaient point encore été publiés en France, de sorte qu'on peut le considérer comme le plus complet.

Il se recommande donc par plus d'un titre à l'attention de nos lecteurs, qui pourront en juger par les fragments ci-après :

« Le monde n'a jamais rien vu de semblable à cette guerre des Cévennes. Dieu, les hommes et les démons se mirent de la partie ; les corps et les Esprits entrèrent en lutte, et, bien autrement encore que dans l'Ancien Testament, les prophètes guidaient aux combats les guerriers qui semblaient eux-mêmes ravis au-dessus des conditions ordinaires de la vie.

Les sceptiques et les railleurs trouvent plus facile de nier ; la science déroutée craint de se compromettre, détourne ses regards et refuse de se prononcer. Mais comme il n'est pas de faits historiques qui soient plus incontestables que ceux-là, comme il n'en est pas qui aient été attestés par d'aussi nombreux témoins, la raillerie, les fins de non-recevoir ne peuvent pas être admises plus longtemps. C'est devant le sérieux peuple anglais que les dépositions ont été juridiquement recueillies, avec les formes les plus solennelles, sous la dictée des protestants réfugiés, et elles ont été publiées à Londres, en 1707, alors que le souvenir de toutes ces choses était encore vivant dans toutes les mémoires, et que les démentis eussent pu les écraser sous leur nombre, si elles eussent été fausses.

Nous voulons parler du Théâtre sacré des Cévennes, ou Récit des diverses merveilles nouvellement opérées dans cette partie du Languedoc, auquel nous allons faire de larges emprunts.

Les phénomènes étranges qui s'y trouvent rapportés ne cherchaient, pour se produire, ni l'ombre ni le mystère ; ils se manifestaient devant les intendants, devant les généraux, devant les évêques, comme devant les ignorants et les simples d'esprit. En était témoin qui voulait et eût pu les étudier qui l'eût désiré.

J'ai vu dans ce genre, écrivait Villars à Chamillard, le 25 septembre 1704, des choses que je n'aurais jamais crues, si elles ne s'étaient pas passées sous mes yeux : une ville entière, dont toutes les femmes sans exception paraissaient possédées du diable. Elles tremblaient et prophétisaient publiquement dans les rues. J'en fis arrêter vingt des plus méchantes dont une eut la hardiesse de trembler et prophétiser devant moi. Je la fis pendre pour l'exemple, et renfermer les autres dans les hôpitaux. »

De tels procédés étaient de mise sous Louis xiv, et faire pendre une pauvre femme parce qu'une force inconnue la contraignait à dire devant un maréchal de France des choses qui ne lui agréaient pas, pouvait être alors une façon d'agir qui ne révoltait personne, tant elle était simple et naturelle et dans les habitudes du temps. Aujourd'hui, il faut avoir le courage d'aborder en face la difficulté et de lui chercher des solutions moins brutales et plus probantes.

Nous ne croyons ni au merveilleux, ni aux miracles. Nous allons donc expliquer naturellement, de notre mieux, ce grave problème historique, resté sans solution jusques ici. Nous allons le faire en nous aidant des lumières que le magnétisme et le Spiritisme mettent aujourd'hui à notre disposition, sans prétendre d'ailleurs imposer à personne ces croyances.

Il est regrettable que nous ne puissions consacrer que quelques lignes à ce qui, on le comprend, exigerait un volume de développements. Nous dirons seulement, pour rassurer les esprits timides, que cela ne froisse en rien les idées chrétiennes ; nous n'en voulons pour preuve que ces deux versets de l'Evangile de saint Matthieu :

Lors donc que l'on vous livrera entre les mains des gouverneurs et des rois, ne vous mettez point en peine comment vous leur parlerez, ni de ce que vous leur direz : car ce que vous leur devez dire vous sera donné à l'heure même ;

Car ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'esprit de votre père qui parle en vous. (Matth., ch. x, v. 19, 20).

Nous laissons aux commentateurs le soin de décider quel est, au vrai, cet esprit de notre Père qui, à certains moments, se substitue à nous, parle à notre place et nous inspire. Peut-être pourrait-on dire que toute génération qui disparaît est le père et la mère de celle qui lui succède, et que les meilleurs parmi ceux qui semblent n'être plus, s'élevant rapidement lorsqu'ils sont débarrassés des entraves du corps matériel, viennent emprunter les organes de ceux de leurs fils qu'ils estiment dignes de leur servir d'interprètes, et qui expieront chèrement un jour le mauvais usage qu'ils auront fait des facultés précieuses qui leur sont déléguées.

Le magnétisme réveille, surexcite et développe chez certains somnambules l'instinct que la nature a donné à tous les êtres pour leur guérison, et que notre civilisation incomplète a étouffé en nous pour les remplacer par les fausses lueurs de la science.

Le somnambule naturel met son rêve en action, voilà tout. Il n'emprunte rien aux autres, ne peut rien pour eux.

Le somnambule fluidique, au contraire, celui chez lequel le contact du fluide du magnétiseur provoque cet état bizarre, se sent impérieusement tourmenté du désir de soulager ses frères. Il voit le mal, ou vient lui indiquer le remède.

Le somnambule inspiré, qui peut parfois être en même temps fluidique, est le plus richement doué, et chez lui l'inspiration se maintient dans des sphères élevées lorsqu'elle se manifeste spontanément. Celui-là seul est un révélateur ; c'est en lui seul que le progrès réside, parce que seul il est l'écho, l'instrument docile d'un Esprit autre que le sien, et plus avancé.

Le fluide est un aimant qui attire les morts bien aimés vers ceux qui restent. Il se dégage abondamment des inspirés, et va éveiller l'attention des êtres partis les premiers, et qui leur sont sympathiques. Ceux-ci de leur côté, épurés et éclairés par une vie meilleure, jugent mieux et connaissent mieux ces natures primitives, honnêtes, passives, qui peuvent leur servir d'intermédiaires dans l'ordre de faits qu'ils croient utile de leur révéler.

Au siècle dernier, on les appelait des extatiques. Aujourd'hui ce sont des médiums.

Le Spiritisme est la correspondance des âmes entre elles. Suivant les adeptes de cette croyance, un être invisible se met en communication avec un autre, jouissant d'une organisation particulière qui le rend apte à recevoir les pensées de ceux qui ont vécu, et à les écrire, soit par une impulsion mécanique inconsciente imprimée à la main, soit par transmission directe à l'intelligence des médiums.

Si l'on veut accorder pour un moment quelque créance à ces idées, on comprendra sans peine que les âmes indignées de ces martyrs que le grand roi immolait chaque jour par centaines, soient venues veiller sur les êtres chéris dont elles avaient été violemment séparées, qu'elles les aient soutenus, guidés, consolés au milieu de leurs dures épreuves, inspirés de leur esprit, qu'elles leur aient annoncé par avance, - ce qui eut lieu bien souvent, - les périls qui les menaçaient.

Un petit nombre seulement étaient véritablement inspirés. Le dégagement fluidique qui sortait d'eux, comme de certains êtres supérieurs et privilégiés, agissait sur cette foule profondément troublée qui les entourait, mais sans pouvoir développer chez la plupart d'entre eux autre chose que les phénomènes grossiers et largement faillibles de l'hallucination. Inspirés et hallucinés, tous avaient la prétention de prophétiser, mais ces derniers émettaient une foule d'erreurs au milieu desquelles on ne pouvait plus discerner les vérités que l'Esprit soufflait véritablement aux premiers. Cette masse d'hallucinés réagissait à son tour sur les inspirés, et jetait le trouble au milieu de leurs manifestations…

Il fallait, dit l'abbé Pluquet, pour soutenir la foi des restes dispersés du protestantisme, des secours extraordinaires, des prodiges. Ils éclatèrent de toutes parts parmi les réformés, pendant les quatre premières années qui suivirent la révocation de l'Édit de Nantes. On entendit dans les airs, aux environs des lieux où il y avait eu autrefois des temples, des voix si parfaitement semblables aux chants des psaumes, tels que les protestants les chantent, qu'on ne put les prendre pour autre chose. Cette mélodie était céleste et ces voix angéliques chantaient les psaumes selon la version de Clément Marot et de Théodore de Bèze. Ces voix furent entendues dans le Béarn, dans les Cévennes, à Vassy, etc. Des ministres fugitifs furent escortés par cette divine psalmodie, et même la trompette ne les abandonna qu'après qu'ils eurent franchi les frontières du royaume. Jurieu rassembla avec soin les témoignages de ces merveilles et en conclut que « Dieu s'étant fait des bouches au milieu des airs, c'était un reproche indirect que la Providence faisait aux protestants de France de s'être tus trop facilement. » Il osa prédire qu'en 1689 le calvinisme serait rétabli en France… »

L'Esprit du Seigneur sera avec vous, avait dit Jurieu ; il parlera par la bouche des enfants et des femmes, plutôt que de vous abandonner. »

C'était plus qu'il n'en fallait pour que les protestants persécutés s'attendissent à voir les femmes et les enfants se mettre à prophétiser.

Un homme tenait chez lui, dans une verrerie cachée au sommet de la montagne de Peyrat, en Dauphiné, une véritable école de prophétie. C'était un vieux gentilhomme nommé Du Serre, né dans le village de Dieu-le-Fit. Ici les origines sont un peu obscures. On dit qu'il s'était fait initier à Genève aux pratiques d'un art mystérieux dont un petit nombre de personnages se transmettaient le secret. Rassemblant chez lui quelques jeunes garçons et quelques jeunes filles, dont il avait sans doute observé la nature impressionnable et nerveuse, il les soumettait préalablement à des jeûnes austères ; il agissait puissamment sur leur imagination, étendait vers eux ses mains comme pour leur imposer l'Esprit de Dieu, soufflait sur leurs fronts, et les faisait tomber comme inanimés devant lui, les yeux fermés, endormis, les membres raidis par la catalepsie, insensibles à la douleur, ne voyant, n'entendant plus rien de ce qui se passait autour d'eux, mais paraissant écouter des voix intérieures qui parlaient en eux, et voir des spectacles splendides dont ils racontaient les merveilles. Car, dans cet état bizarre, ils parlaient, ils écrivaient, puis, revenus à leur état ordinaire, ils ne se rappelaient plus rien de ce qu'ils avaient fait, de ce qu'ils avaient dit, de ce qu'ils avaient écrit.

Voilà ce que Brueys raconte de ces « petits prophètes dormants, » comme il les appelle. Nous trouvons là les procédés, bien connus aujourd'hui, du magnétisme, et quiconque le veut, peut, dans bien des circonstances, reproduire les miracles du vieux gentilhomme verrier…

Il y eut, en 1701, une explosion nouvelle de prophètes. Ils pleuvaient du ciel, ils sourçaient de terre, et, des montagnes de la Lozère jusqu'aux rivages de la Méditerranée, on les comptait par milliers. Les catholiques avaient enlevé aux calvinistes leurs enfants : Dieu se servit des enfants pour protester contre cette prodigieuse iniquité. Le gouvernement du grand roi ne connaissait que la violence. On arrêta en masse, au hasard, ces prophètes-enfants ; on fouetta impitoyablement les plus petits, on brûla la plante des pieds aux plus grands. Rien n'y fit, et il y en avait plus de trois cents dans les prisons d'Uzès, lorsque la faculté de Montpellier reçut l'ordre de se transporter dans cette ville pour examiner leur état. Après de mûres réflexions, la docte faculté les déclara « atteints de fanatisme. »

Cette belle solution de la science officielle, qui aujourd'hui encore n'en saurait pas dire beaucoup plus long sur cette question, ne mit pas un terme à ce flot débordant d'inspirations. Bâville publia alors une ordonnance (septembre 1701) pour rendre les parents responsables du fanatisme de leurs enfants.

On mit des soldats à discrétion chez tous ceux qui n'avaient pu détourner leurs enfants de ce dangereux métier, et on les condamna à des peines arbitraires. Aussi tout retentissait des plaintes et des clameurs de ces pères infortunés. La violence fut portée si loin que pour s'en délivrer, il y eut plusieurs personnes qui dénoncèrent elles-mêmes leurs enfants, ou les livrèrent aux intendants et aux magistrats, en leur disant : « Les voilà, nous nous en déchargeons, faites-leur passer vous-mêmes, s'il est possible, l'envie de prophétiser. »

Vains efforts ! On enchaînait, on torturait le corps, mais l'Esprit restait libre, et les prophètes se multipliaient. En novembre, on en enleva plus de deux cents des Cévennes, « que l'on condamna à servir le roi, les uns dans ses armées, les autres sur les galères » (Court de Gébelin). Il y eut des exécutions capitales qui n'épargnèrent pas même les femmes. On pendit à Montpellier une prophétesse du Vivarais, parce qu'il sortait de son nez et de ses yeux du sang, qu'elle appelait des larmes de sang, qu'elle pleurait sur les infortunes de ses coreligionnaires, sur les crimes de Rome, et des papistes…

Une sourde irritation, un flot de colère longtemps contenue grondait depuis longtemps dans toutes les poitrines, au bout de ces vingt années d'intolérables iniquités. La patience des victimes ne lassait pas la fureur des bourreaux. On songea enfin à repousser la force par la force…

C'était sans doute, dit Brueys, un spectacle bien extraordinaire et bien nouveau ; on voyait marcher des gens de guerre pour aller combattre de petites armées de prophètes » (t. I, p. 156).

Spectacle étrange, en effet, car les plus dangereux parmi ces petits prophètes se défendaient à coups de pierres, réfugiés sur des hauteurs inaccessibles. Mais le plus souvent ils n'essayaient même pas de disputer leur vie. Lorsque les troupes s'avançaient pour les attaquer, ils marchaient hardiment contre elles, en poussant de grands cris : « Tartara ! tartara ! Arrière Satan ! » Ils croyaient, disait-on, que ce mot, tartara, devait, comme un exorcisme, mettre leurs ennemis en fuite, qu'eux-mêmes étaient invulnérables, ou qu'ils ressusciteraient au bout de trois jours, s'ils venaient à succomber dans la mêlée. Leurs illusions ne furent pas de longue durée sur ces divers points, et bientôt ils opposèrent aux catholiques des armes plus efficaces.

Dans deux rencontres, sur la montagne de Chailaret, et non loin de Saint-Genieys, on en tua quelques centaines, on en prit un bon nombre et le reste parut se disperser. Bâville jugeait les captifs, en faisait pendre quelques-uns, envoyait le reste aux galères ; et comme rien de tout cela ne paraissait décourager les réformés, on continua à rechercher les assemblées du désert, à égorger sans pitié ceux qui s'y rendaient, sans que ceux-ci songeassent encore à opposer une sérieuse résistance à leurs bourreaux. D'après la déposition d'une prophétesse nommée Isabeau Charras, consignée dans le Théâtre sacré des Cévennes, ces malheureux martyrs volontaires s'y rendaient, avertis d'avance par les révélations des extatiques, du sort qui les attendait ; on y lit :

Le nommé Jean Héraut, de notre voisinage, et quatre ou cinq de ses enfants avec lui, avaient des inspirations. Les deux plus jeunes étaient âgés, l'un de sept ans, l'autre de cinq ans et demi, quand ils reçurent le don ; je les ai vus bien des fois dans leurs extases. Un autre de nos voisins, nommé Marliant, avait aussi deux fils et trois filles dans le même état. L'aînée était mariée. Étant enceinte d'environ huit mois, elle alla dans une assemblée, en compagnie de ses frères et sœurs, et ayant avec elle son petit garçon, âgé de sept ans. Elle y fut massacrée avec son dit enfant, un de ses frères et une de ses sœurs. Celui de ses frères qui ne fut pas tué, fut blessé, mais il en guérit : et la plus jeune des sœurs fut laissée pour morte sous les corps massacrés, sans avoir été blessée. L'autre sœur fut rapportée, encore vivante, chez son père, mais elle mourut de ses blessures quelques jours après. Je n'étais pas dans l'assemblée, mais j'ai vu le spectacle de ces morts et de ces blessés. »

Ce qu'il y a de plus notable, c'est que tous ces martyrs avaient été avertis par l'Esprit de ce qui devait leur arriver. Ils l'avaient dit à leur père en prenant congé de lui et en lui demandant sa bénédiction, le soir même qu'ils sortirent de la maison pour se trouver dans l'assemblée qui devait se faire la nuit suivante. Quand le père vit tous ces lamentables objets, il ne succomba pas à sa douleur, mais, au contraire, il dit avec une pieuse résignation : « Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté, que le nom du Seigneur soit béni ! » C'est du frère du gendre, des deux enfants blessés et de toute la famille que j'ai appris que tout cela avait été prédit. »

Eugène Bonnemère.



Allan Kardec


[1] 1 vol. in-12, 3 fr. 50 ; par la poste, 4 fr. Paris, chez Décembre-Alonnier, lib.



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